Entretien avec Arnaud Esquerre*

Publié le 10 décembre 2018

Par Martin Robert

Arnaud Esquerre est sociologue, chargé de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à Paris. Nous l’avons rencontré à l’occasion de la parution de son ouvrage Enrichissement. Une critique de la marchandise (Gallimard, 2017), cosigné avec Luc Boltanski.

Martin Robert : Comment décririez-vous le parcours qui vous a conduit vers la sociologie ?

Arnaud Esquerre : En sortant du lycée, j’ai reçu une première formation à l’Institut d’études politiques de Paris, avec une spécialisation en économie et en finances. J’étais donc à Science Po durant les importantes grèves de décembre 1995 en France. À ce moment, la figure de Pierre Bourdieu était extrêmement médiatisée et j’ai eu alors envie de me réorienter pour faire de la sociologie. J’ai donc écrit à Pierre Bourdieu, en lui demandant s’il prenait encore des étudiants, pour faire un diplôme d’études approfondies (DEA). Il m’a répondu par lettre en me disant qu’il ne prenait plus d’étudiants, mais qu’il me recommandait de m’adresser à un proche, Patrick Champagne, spécialiste des médias, étant donné que je me proposais de travailler sur l’affaire de la profanation du cimetière de Carpentras sous l’aspect de sa médiatisation et des controverses qui y étaient liées. Cette affaire concerne un cimetière juif à Carpentras, où en 1990 des sépultures ont été endommagées et un corps exhumé. Ces faits ont entraîné une réaction immédiate du ministre de l’Intérieur accusant, comme responsable de telles actions inspirées par la haine raciste, le Front national (FN). Ce dernier a réagi en dénonçant une manipulation contre lui. L’enquête a duré plusieurs années jusqu’à ce que les juges établissent de manière claire que cette profanation avait été réalisée par un petit groupe d’extrême-droite, confirmant son caractère antisémite. Je me suis donc inscrit en DEA à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) pour entreprendre une étude sociologique de cette affaire. Dans cette école, j’ai suivi des séminaires en sociologie, mais je me suis intéressé aussi à d’autres disciplines, dont la philosophie. J’ai suivi notamment les séminaires des philosophes Vincent Descombes et Jacques Derrida, dont les cours sur la peine de mort m’ont beaucoup marqué. La sociologie demeurait très dominée par Bourdieu, mais il y avait alors un autre pôle, assez fortement constitué à l’EHESS, autour de Luc Boltanski, et à l’École des Mines, autour de Bruno Latour, qui m’a attiré. Malgré la force intellectuelle de Pierre Bourdieu, je ne me sentais pas à l’aise en raison du cadre théorique devenu très figé, à la fois par lui et ses proches. Luc Boltanski, au contraire, donnait le sentiment de quelque chose d’extrêmement innovant et donnait à ses étudiants l’exemple d’une grande liberté conceptuelle. À la fin du DEA, j’ai décidé de m’inscrire en thèse avec lui. Quant à Bruno Latour, il a présidé mon jury de thèse.

Entretien avec Arnaud Esquerre

MR : C’est justement avec Luc Boltanski que vous avez fait paraître l’année dernière l’ouvrage Enrichissement. Une critique de la marchandise. Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce livre ?

AE : Après être entré au CNRS, je prévoyais consacrer une partie de mes travaux à la propriété intellectuelle. À ce moment, je participais à un groupe de recherche avec Luc Boltanski sur la question de la valeur. Luc avait alors un intérêt pour les collections et les collectionneurs, par l’étude desquels il voulait saisir d’une part les transformations du capitalisme dans l’industrie de l’art contemporain et du luxe et, d’autre part, l’accroissement des inégalités. En discutant tous les deux, une problématique plus générale est apparue qui liait nos différentes pistes de recherche et qui comprenait aussi des phénomènes comme l’essor de l’industrie de l’artisanat ou du tourisme. Ce qui nous a intéressés, c’était l’idée de la valeur et celle du prix. Pourquoi le prix d’un même objet peut-il augmenter ou baisser selon la manière dont il est mis en valeur ? Et cette variation est-elle liée au fait qu’aujourd’hui, comme l’a montré entre autres Thomas Piketty, les riches soient de plus en plus riches ? Le concept d’enrichissement est donc venu au cours du travail, parce qu’il permettait de faire le lien entre ces deux phénomènes contemporains : d’une part, le fait que le prix d’un objet puisse augmenter et que cet objet soit donc enrichi par la manière dont on le met en valeur par un récit et, d’autre part, son prix augmentant, qu’il permette aux personnes qui le possèdent de s’enrichir elles-mêmes. D’où cette double facette du terme enrichissement dans la manière dont nous l’entendons.

MR : Quel serait l’apport théorique de cet ouvrage quant à l’analyse critique de l’économie de marché ?

AE : Nous n’avons pas porté notre attention sur la question du travail, mais plutôt sur la question du commerce. Notre postulat était qu’il n’y a pas de valeur substantielle dans les choses, mais que la valeur est toujours discursive. Elle est toujours soit une critique, soit une justification du prix. Le prix est donc le résultat des circonstances et du cadre dans lequel il est donné. En insistant sur la question du commerce, il s’agissait de montrer qu’un autre type d’économie que l’économie industrielle s’était développé dans les dernières décennies. Contrairement à ce qu’on peut en dire, cette nouvelle économie n’est pas entièrement dématérialisée et elle n’appartient pas non plus complètement au domaine de la finance. L’idée que l’on présente dans ce livre consiste à dire qu’en fait, nous n’avons jamais été environnés d’autant d’objets et donc nous nous sommes demandés comment on peut comprendre la circulation de ces objets. Que peut-on en dire, sous leur aspect économique, du point de vue de la sociologie ? L’enjeu était de proposer aux sociologues de s’intéresser à la question des prix pour ne pas la laisser aux économistes. Pour nous, il s’agit de décrire l’univers social dans lequel, si je puis dire, ces prix sont pris. En retour, comment ces prix participent-ils à la construction de la réalité sociale ? Du point de vue de sa méthode, ce travail est une tentative d’articuler structure et histoire. C’est ce qu’on a appelé le structuralisme pragmatique. C’est-à-dire que, d’un côté, on a travaillé avec un mathématicien pour modéliser les quatre formes de mise en valeur que nous présentons dans le livre et, en même temps, nous avons eu recours au déploiement d’une fresque historique, en faisant le récit de grands changements économiques et sociaux survenus depuis le début du XIXe siècle. En essayant de présenter en même temps ces deux perspectives, les structures formelles et l’histoire, nous nous sommes arrêtés sur un certain nombre de cas, en zone urbaine et en zone rurale, dont nous avons fait une analyse plus approfondie. Par exemple, une section est consacrée à la ville d’Arles, qui était un grand centre industriel et qui, dans les dernières décennies, s’est complètement tournée vers le tourisme, la mise en valeur du passé, la construction de musées et d’une fondation d’art contemporain, les activités culturelles, les festivals…

MR : Cette économie de l’enrichissement devrait-elle selon vous se comprendre comme une phase historique du capitalisme ou comme une dynamique qui lui aurait toujours été inhérente ?

AE : Ce que nous avons appelé l’économie de l’enrichissement s’est développé dès les années 1980. C’est à ce moment qu’elle a commencé à jouer un rôle dans un certain nombre de quartiers, de villes, de régions, voire d’États. Dans certains pays comme la France, les années 1970-1980 ont été marquées par la désindustrialisation et par d’importantes délocalisations de la production industrielle. Il a donc fallu réorienter l’économie. L’une des tendances importantes a consisté à développer un certain type d’activités qui, prises ensemble, constituent l’économie de l’enrichissement. Cette réorientation de l’économie était liée aussi au déplacement du profit. On le voit dans des industries comme celles du luxe ou du tourisme. Des entreprises ont déplacé leurs investissements en les retirant d’activités industrielles moins profitables pour les affecter à des activités de valorisations d’objets déjà là, qui devenaient alors plus profitables. Même si cette économie exploitent des récits du passé s’est particulièrement développée en Europe, on en trouve de nombreux exemples ailleurs : Kyoto, au Japon, ou Luang Prabang, au Laos, sont typiquement des villes qui s’y inscrivent. Par ailleurs, dans ce type d’économie, la question du luxe est centrale. Les objets de luxe sont commercialisés en donnant une certaine image de leur ancrage dans le passé où, par exemple, le fondateur d’une entreprise peut être présenté comme un créateur, voire comme un artiste, même s’il fabriquait des valises. Il y a donc toujours un récit du passé qui est associé à ce processus d’enrichissement des marchandises afin de faire augmenter leur prix au moment d’en faire le commerce. Les produits fabriqués par ces entreprises sont d’ailleurs généralement destinés aux plus riches et favorise donc les écarts de richesse. Dans notre analyse sociologique, nous avons compris les notions de « riche » et de « pauvre » comme un couple d’opposés et non comme des catégories précises qui correspondraient à une part relative (comme on parle du 1 % et des 99 % de la population) en matière de revenus ou de patrimoine.

MR : Parmi vos livres récents, on trouve un essai intitulé Théorie des événements extraterrestres (Fayard, 2016). En quoi a consisté votre démarche pour la rédaction de cet ouvrage ?

AE : C’est un livre sur le langage. Il forme un diptyque avec un autre de mes livres qui porte sur l’astrologie. À partir d’une approche structurale du langage développée par le linguiste William Labov, j’ai voulu dégager un certain nombre de règles d’après la manière dont on raconte des expériences vécues, indépendamment des personnes et des contextes. Je cherchais un corpus de témoignages qui me permettrait de mener une telle analyse structurale du langage. Puis, par un concours de circonstances, j’ai eu accès, au Centre national d’études spatiales (CNES) français, à un corpus de plusieurs milliers de récits sur les phénomènes aériens non-identifiés, accumulés depuis les années 1970. En analysant ce corpus, j’ai constaté qu’il y avait dans ces récits une structure récurrente : ils témoignent d’une expérience vécue, mais qui présente un caractère fantastique, c’est-à-dire qu’il reste une part d’indécidable à propos de ce qui a été vécu. Les témoins n’arrivent pas à interpréter de manière définitive ce qu’ils ont vu, ce qui explique d’ailleurs qu’ils s’adressent au Centre d’études spatiales ou aux gendarmes pour résoudre l’énigme à laquelle ils ont été confrontés. Le cœur de ces récits, c’est qu’une chose dans le ciel, que le témoin dit avoir aperçue, disparaît, sans qu’il ait compris ce que c’était. C’est cette soustraction soudaine à la vue qui crée le mystère. Cela dit, un certain nombre de ces cas ont été résolus. Par exemple, dans les années 1990, sur les toits de certaines discothèques étaient placés des rayons laser qui dessinaient des cercles lumineux dans le ciel et qui ont causé un certain nombre de signalements d’objets volants non-identifiés.

MR : Pouvez-vous nous donner un aperçu des orientations les plus récentes de vos recherches??

J’ai conçu mon travail sur les groupes qualifiés de sectes comme la première partie d’une trilogie se proposant de faire une sociologie de l’État, qui en montrerait les transformations. Plutôt que de me centrer sur les fonctions de l’État les plus étudiées et reconnues, comme la défense, la police, la justice, la levée des impôts ou l’éducation, j’ai choisi de partir d’objets mineurs en apparence, mais permettant de poser trois grandes questions : le rapport de l’État au psychisme, au corps humain et à la circulation des formes d’expression. La deuxième de ces questions m’a conduit à l’écriture d’un livre sur le rapport de l’État aux restes humains (Les os, les cendres et l’État, Fayard, 2011). Mon travail actuel, inscrit dans la troisième de ces question, vise à clore cette trilogie en étudiant la manière dont l’État contrôle et limite la circulation des films de cinéma, ayant instauré un système de censure dans les années 1910, puis un système de classification des films en fonction des âges des spectateurs à partir des années 1980-1990. Ces trois questionnements sont traversés par la manière dont l’État peut encadrer, garantir, et restreindre la liberté des sujets.

*Cet article a d’abord été publié sur le Blog du Centre d’histoire des régulations sociales