Entretien avec Frédéric Chauvaud

Publié le 12 octobre 2017

Par Martin Robert

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CHAUVAUD, Frédéric. Histoire de la haine. Une passion funeste, 1850-1950. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, 336 p.

Frédéric Chauvaud[1] est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Poitiers. Ses travaux portent principalement sur l’exercice de la justice pénale, sur le corps et la violence et sur l’histoire des femmes criminelles. En 2014, il signait Histoire de la haine. Une passion funeste, 1830-1930, livre paru aux Presses Universitaires de Rennes. Parmi ses autres publications figurent en 2014 Au voleur! Images et représentations du vol dans la France contemporaine, qu’il codirigeait avec Arnaud-Dominique Houte, parue aux Publications de la Sorbonne, ainsi que Le corps empoisonné. Pratiques, savoirs et imaginaire de l’Antiquité à nos jours, en codirection avec Lydie Bodiou et Myriam Soria, parue chez Classique Garnier[2].


Martin Robert : Comment expliqueriez-vous votre intérêt d’historien envers les relations entre le crime, l’image et le corps?

Frédéric Chauvaud : Cela vient peut-être de mes travaux initiaux. J’ai été l’un des premiers à entreprendre une thèse d’histoire contemporaine fondée sur une lecture de dossiers judiciaires, plus particulièrement ceux produits par la justice pénale. Il existait déjà d’autres travaux, mais qui s’inscrivaient dans le sillage d’une histoire quantitative, autrement dit, on comptait les délits et les crimes, mais on n’ouvrait pas les dossiers. Quand on les lit, on se rend compte qu’ils peuvent servir de supports et de matériaux à de multiples approches puisqu’il devient possible de proposer une histoire de la criminalité, une histoire de la vie quotidienne, de l’enquête judiciaire, des rôles masculin et féminin, etc. À l’intérieur des dossiers on trouve des descriptions corporelles et des rapports d’autopsie, mais aussi des dessins, des relevés ou des croquis de la scène de crime. Dans les affaires d’incendies ou de vols avec effraction, des plans sont dressés, avec parfois l’échelle et les directions (nord, est…), des bâtiments sont représentés; dans celles de crimes de sang, des victimes sont figurées, les corps crayonnés à la hâte, la photographie s’imposant plus tardivement, à partir des années 1890.

Martin Robert : Comment aborde-t-on les représentations du crime, visuelle ou autre, d’une manière historique?

Frédéric Chauvaud : C’est très difficile. En effet, avec les archives judiciaires, le chercheur est confronté à toute une gamme de représentations : littéraires, scientifiques – médico-légales, chimiques, psychiatriques –, visuelles. Il faut tenir compte aussi de la perception des acteurs qui relèvent des imaginaires sociaux et qui fabriquent le dossier d’instruction. Apparaissent ainsi le point de vue des témoins, celui des suspects, du magistrat instructeur, mais aussi du greffier. De la sorte, il convient sans doute d’adopter la posture de l’ethnologue, qui consiste à s’immerger dans une société. Si l’on veut restituer le point de vue des hommes et des femmes du passé, il faut accepter cette immersion. Il convient de s’imprégner, de rendre présents des personnalités et des groupes, d’essayer de réussir une synthèse entre le sensible et l’intelligible, puis, à partir de cette imprégnation, de construire sa grille de lecture, sa problématique principale, ses problématiques secondaires… Je peux vous donner un exemple concret : celui de la perception des criminels par leurs contemporains. Quand on lit les dossiers, qui peuvent contenir un très grand nombre de pièces, du procès-verbal dressé par un gendarme à la rédaction de l’acte d’accusation, on se rend compte que certaines représentations publiques des criminels n’apparaissent pas sous la plume des magistrats, ni sous la plume des avocats, ni même sous celle des experts. Les auteurs de crime de sang sont classés par les hommes et les femmes du passé en trois catégories, c’est une façon de comprendre le monde social et de s’y mouvoir. La première catégorie est celle du monstre froid. C’est celui qui, sans éprouver d’émotion, peut tuer quelqu’un. Il semble indifférent. Il n’exprime pas de regrets et n’éprouve pas de remords. Le lexique utilisé : « de sang froid », « glacial », « insensible ». La deuxième grande catégorie est celle du monstre chaud. Le lexique vient une nouvelle fois au secours de cette perception : le sang bouillonnait dans ses veines, il était pris de colère, il a vu rouge, il avait le sang chaud. Ces deux catégories permettent d’accéder à l’intelligence des relations humaines et de dresser une carte du monde social dans lequel on vit. Mais il manque une dernière catégorie, celle du monstre énigmatique : celui dont on ne comprend pas la logique ni les motivations. En construisant ainsi les images de la criminalité à travers ces trois catégories, les hommes et les femmes du passé donnent une explication au phénomène de la violence extrême, celle qui saccage les corps. Ces images sont très éloignées de celles produites par la psychiatrie légale, faisant émerger successivement le monomane, le criminel-né et le dégénéré, mais elles sont tout aussi pertinentes. Au bout du compte, toutes relèvent du dévoilement d’une fiction.

Martin Robert : Quelle serait une approche spécifiquement historienne de l’analyse des images dans les sources, qui se distinguerait de celle de l’histoire de l’art, par exemple?

Frédéric Chauvaud : L’approche des historiens de l’art en général s’effectue en deux temps. En premier lieu, il s’agit de décrire, le plus objectivement possible, une image. Le parti pris est celui de la plus grande neutralité et le lecteur qui n’aurait pas accès à cette image devrait pouvoir la reconstituer ou la recomposer. Dans un deuxième temps vient l’analyse de l’image elle-même : sa composition, sa production, ses influences… La démarche présente des avantages immédiats, mais elle possède aussi un biais : la description n’est jamais neutre, elle s’efforce d’être la plus honnête possible, mais elle est déjà interprétation, réminiscence d’autres images et de textes divers sur un artiste, son école ou son style. Pour un certain nombre d’historiens, qui n’ont pas forcément explicité leur manière de s’y prendre, il faut partir de l’image elle-même, laisser le regard s’en imprégner, mêler à la fois la description et son analyse. Je crois que quand on est historien, il faut d’abord être pragmatique. Quand on utilise des textes, on considère qu’ils ont des statuts différents – témoignages bruts, travaux au second degré, textes diplomatiques ou politiques… Si on peut croiser les sources et la documentation, tous les textes ne sont pas à placer sur le même plan. Pour les images, c’est un peu la même chose, il faut tenir compte de leur diversité : un dessin esquissé, une planche de bande dessinée, une caricature, une gravure sur bois, une affiche, un tableau…

Pour un historien des sciences humaines, il s’agit aussi de statuer sur le contexte de production, tout en acceptant de faire des pas de côté, en s’interrogeant sur les modalités et les enjeux de la réception. C’est ainsi que dans la presse satirique de la période 1880-1910, le thème de l’autopsie judiciaire s’impose aux dessinateurs et aux lecteurs. Une véritable série se met en place à travers une centaine de vignettes et crée un phénomène de connivence. Non seulement se construit un véritable système normatif, mais aussi un imaginaire spécifique autour du cadavre et de la médecine légale. Le macabre se mêle à la curiosité expertale. Les caricatures assurent d’une certaine manière la promotion d’un rire singulier, inscrit dans son époque, parfois désigné sous le nom de « rire fumiste », qui se situe sur une ligne de crête entre le désespoir et la lucidité distante.

Martin Robert : Que nous apporte l’histoire du corps dans la discipline historienne et comment vos travaux s’inscrivent-ils dans l’histoire du corps?

Frédéric Chauvaud : Quand j’ai occupé mon premier poste de professeur, à l’Université de Poitiers, c’était en 1995, avec deux collègues, de deux autres périodes. Nous avions donné un cours sur l’histoire du corps, avant que les grandes synthèses ne soient disponibles. Les étudiant(e)s, qui venaient de toutes les disciplines, avaient été passionné(e)s par cet enseignement qui a duré une quinzaine d’années et qui s’adressait également à un public non universitaire. Cette approche rendait l’histoire plus sensible et plus proche. Pour certains, c’est donc une manière d’acquérir ou de retrouver le plaisir des cours d’histoire par l’entremise du corps.

Sur le plan de la pédagogie, nul doute que le corporel constitue une entrée efficiente et réflexive. Au niveau des études doctorales, j’ai eu le plaisir de diriger des thèses consacrées au corps mort, au corps malade ou encore au corps fantasmé de la femme des années 1930. D’autres docteur(e)s ont consacré, sous ma direction, une partie entière ou un chapitre substantiel au corps des jeunes filles, au corps des paysans, au corps des dormeurs, aux corps des victimes des accidents de la route. Ces recherches apportent beaucoup, non seulement en gain de connaissances, mais aussi en compréhension des sociétés du passé et du temps présent. Il ne faut pas oublier qu’au XIXsiècle, le nombre de personnes qui avaient pu apercevoir leur silhouette dans une glace était très limité. Quand on pouvait voir son corps, c’était dans une flaque d’eau, chez le barbier, chez le tailleur pour les hommes et les femmes plus fortunés, mais le « miroir intime » qui, chez soi, pouvait renvoyer le reflet de son corps, s’avérait rare. Aussi la question : « Comment peut-on vivre dans un corps que l’on ne voit pas? » s’avère essentielle et rejoint les études sur l’avènement de la personne.

Quant à mes propres travaux, ils ont d’abord porté sur le saccage des corps, autrement dit sur l’appropriation du corps de l’autre, puis sur le corps des noyés. Ces recherches, personnelles ou collectives, ont débouché sur une histoire de l’expertise judiciaire – en plein essor aujourd’hui –, puisque la médecine légale a placé le corps maltraité, violenté, dépecé au centre des préoccupations. Puis, en collaboration, elles se sont poursuivies par l’étude du corps empoisonné et ensuite des figures d’empoisonneuses. Dans le prolongement, il s’agissait aussi de s’interroger sur les émotions – bénéficiant aujourd’hui d’une actualité éditoriale importante – provoquées par le spectacle du corps, soit sur la scène du crime, soit dans l’enceinte des palais de justice, lors des audiences des procès criminels. Dernièrement, des thématiques plus « citoyennes » ont été retenues dans lesquelles l’apport de l’histoire est indispensable et nous avons travaillé à la fois sur les violences sexuelles et sexuées faites aux femmes (Le corps en lambeaux) et sur le féminicide. Plus récemment, mes travaux, dans une perspective interdisciplinaire, ont pris en considération d’autres supports, comme la bande dessinée, pour explorer le corps victimaire ou le corps handicapé. Les recherches sur l’histoire du corps, qui vient d’être inscrite parmi les thématiques prioritaires de l’Université de Poitiers, ont besoin du concours de plusieurs spécialistes, il n’est guère possible de rester cantonné à sa seule discipline.


[1] Une bibliographie des travaux récents de Frédéric Chauvaud est disponible en suivant ce lien.

[2] Cette entrevue a été publiée, à l’origine, sur le blogue du CHRS. C’est avec l’accord des responsables que ce texte est ici reproduit. Vous trouverez d’ailleurs d’autres entrevues et contributions de ce blogue sur l’espace qui leur est réservé sur notre site.