Entretien avec Gabriella Kinté de la librairie Racines

Publié le 18 octobre 2018

Par Gaëlle Étémé, doctorante en sociologie à l’Université du Québec à Montréal

Par un après-midi chaud (août…), je me dépêche de rejoindre Gabriella Kinté dans sa librairie pour une entrevue.  Elle m’attend, confortablement assise dans un des sofas échoués sur le flanc droit de sa librairie. C’est une femme au visage grave mais enfantin : il y a comme une innocence qui se refuse à déserter ses yeux. Son corps menu, ramassé sur lui-même est occupé à la distraction d’un appareil cellulaire saisi entre ses mains. Nous nous saluons. Elle m’attendait. Cinq livres sont disposés sur table basse devant elle. C’était prévu…  Je repère ma place : un tabouret placé à mon intention. Je lui ferai face. Un verre d’eau, le robinet au fond de la pièce…je me meus dans cette géographie silencieuse. Le boulevard au dehors est étrangement calme. Il n’y a que nous. Juste, la librairie, nos corps, cette hospitalité et les mots.

 …Mettre en Valeur

Gaëlle Étémé : Merci Gabriella de me recevoir. J’ai choisi de présenter ton travail de façon un peu différente. L’objectif étant de parler de ce que tu fais, des espérances et des rêves qui ont porté ta librairie et éventuellement tes projets futurs. Voilà, j’ai quelques questions. La première, la plus plate…

Gabriella Kinté : Oui (sourire).

GE : Voilà un an maintenant que la librairie existe. Rétrospectivement, quel regard portes-tu sur la manière dont la librairie a été présentée dans les médias ?

GK : Ce que je trouve dommage, ce qui a peu été dit dans les médias, c’est l’aspect « valorisation », ce qu’on veut vraiment faire. Quand on dit mettre de l’avant les histoires, les auteurs.es, les personnes racisées et leur travail, c’est un peu pour les Valoriser, Valoriser leur travail parce que dans la société dans laquelle nous vivons on n’est pas majoritaire, on n’est pas représenté. C’est mettre en lumière ce qui n’est pas mis en lumière ailleurs. Les choses sont dites comme si nous on accusait les autres librairies de ne pas nous représenter alors que ce n’est pas juste ça. Ce que nous on veut faire c’est faire mettre en Valeur, mettre en Lumière parce que c’est pas mis en lumière ailleurs. C’est plus comme le côté positif de la valorisation. C’est souvent présenté comme « ok… », le monde des représentations est souvent représenté comme : « ils ne font pas, donc on accuse, les autres ne le font pas donc on va le faire ». Tandis qu’on peut aussi juste décider de mettre de l’avant ça parce qu’on veut valoriser, parce qu’on trouve que c’est important et tout. C’est plus dans la formulation.

GE : Est-ce que tu as l’impression que cela a suscitée de l’intérêt dans la société québécoise, dans la société montréalaise ?

« J’ai pas de diversité dans ma bibliothèque »

GK : Je pense que oui. D’ailleurs, petite anecdote. J’ai reçu une lettre de quelqu’un qui a lu un article (sur la librairie) et qui, à la suite de quoi, a fait le tour de sa bibliothèque pour se rendre compte que : « Hey ! C’est vrai que j’ai pas diversité dans ma bibliothèque ! » Que ce serait peut-être intéressant de lire des personnes qui viennent d’ailleurs, de lire d’autres types d’histoires.

GE : Ah c’est intéressant la phrase, quand tu dis : « je n’ai pas de diversité dans ma bibliothèque ». C’est beau ça, comme phrase.

GK : Ouais.

GE : Justement, je voudrais savoir en termes de valorisation et le travail des médias : selon toi, comment les médias devraient approcher le travail qui est fait ? Dans les recherches que j’ai faites pour savoir comment tu avais été présentée, j’ai lu un article qui disait « une librairie pour les personnes victimes de racisme ». Je ne sais pas ce que tu penses de ça, quand je l’ai lu, j’ai eu le sentiment qu’on ne parlait pas de la production des intellectuels.lles, des artistes, mais de ceux qui sont souffrants et qui se sentent comme reclus et qui vont avoir leur lieu à eux.

GK (Acquiesce) Exactement. En tout cas, si tu trouves cet article-là tu me le donneras. Mais ce que je trouve dommage c’est que souvent il y a des étiquettes qui nous sont collées, comme par exemple « oh, ça c’est les personnes racisées », « oh, ça c’est les personnes victimes de racisme ». Déjà ça, je ne sais pas de quel média il s’agit mais c’est probablement un média qui a déjà diffusé que le racisme n’existe pas (rires). Mais quand c’est le temps de nous faire passer pour des victimes et non pour se valoriser, là tout à coup on écrit sur des personnes (nous)… Mais c’est pas du tout comme ça qu’on se présente, mais je comprends que des personnes peuvent le comprendre comme ça. Ça montre aussi à quel point on a besoin de dialogues, d’interagir plus. La façon dont c’est traité, c’est comme si c’était un fait divers, un fait inusité tandis que pour moi ça ne l’est pas. La librairie a une plus grande visibilité que plusieurs autres projets de ce genre mais ce n’est pas quelque chose de nouveau de vouloir faire quelque chose nous-mêmes parce qu’on trouve qu’il y a un manque dans le système. Ça existe depuis toujours et c’est souvent les communautés marginalisées qui s’organisent entres elles, ce n’est pas juste des personnes noires, ce n’est pas juste des personnes itinérantes, les pauvres, les mères ; ça peut être toutes sortes de communautés marginalisées qui font par elles-mêmes un travail qui devrait être fait, mais qui n’est pas fait par le système.

GE : C’est intéressant ce que tu dis et je retiens la notion de « fait divers », le fait divers qui arrive. J’ai lu des articles qui faisaient par exemple le lien entre la librairie Racines et le mois de l’histoire des Noirs.es. C’est quoi le lien qu’il y a à faire entre les deux ?

GK : Nous, déjà là, on rit beaucoup de ça parce qu’on n’est pas Noir.es qu’au mois de février. On est Noir.es à l’année longue, puis comme les autres personnes, bah notre histoire, elle est importante, on apprend de ça. Elle est longue, il y a beaucoup de choses à découvrir et tout. Puis nous, encore une autre anecdote : à chaque mois on écrit, pour rire un peu :

GE : Ah !

Je suis le regard de Gabriella Kinté en direction du tableau accroché sur un mur adjacent. Une écriture à la craie répète les mots qu’elle va bientôt prononcer.

GK : « Mois d’août, mois de l’histoire des Noir.es », le mois de septembre ça va être encore le mois de l’histoire des Noir.es. C’est un peu notre façon de rigoler de ça, de dire que notre histoire elle est importante à chaque mois. Le travail qu’on fait ici, ce n’est pas juste important d’en parler au mois de février parce que là aussi il y a un manque auprès des personnes québécoises, de savoir qu’il y a eu de l’esclavage ici, oui il y a du racisme ici. Le racisme anti-noir ce n’est pas juste aux États-Unis, c’est partout dans le monde, ça traverse les frontières. Toutes sortes de concepts comme ça dont il faut qu’on parle. Mais aussi tout simplement dire, parce que j’ai l’impression que certains médias n’ont pas compris que les personnes racisées peuvent écrire sur d’autres choses que le racisme : il y a des nouvelles érotiques ici, il y a des bandes dessinées, il y a toutes sortes de genres. Le racisme c’est pas le sujet de conversation premier de toutes les personnes qui en subissent. On peut parler de toutes sortes de choses, de science… On est des artistes visuels aussi. Il y a souvent, il y a souvent des tableaux. Puis pour nous c’est juste normal de se représenter, ça fait qu’on va peindre des personnes noires, dessiner des personnes noires, mettre des personnes noires, puis on dit pas « oh ok je vais faire une personne noire », on se représente tout simplement.

GE : Avant de revenir sur la question qui me brûle depuis une minute ou deux, j’aimerais juste revenir sur le « on » et le « nous ». Qui est ce « on » et ce « nous » ?

Il n’y a pas de «  LA » communauté noire , c’est LES communautés noires

GK : Quand je dis « on » c’est sûr que j’essaie de parler des personnes qui fréquentent l’endroit, des personnes qui viennent ici. Puis pour en revenir aussi avec comment les médias nous perçoivent souvent, il y en a qui vont poser la question : « est-ce que la communauté noire est derrière vous ? », « est-ce que la communauté noire supporte le projet ? ».  Il y en a d’autres qui sont comme « oh la communauté noire est contente, etc. ». C’est illustré pour moi aussi parce que déjà là il n’y a pas de « LA » communauté noire, c’est LES communautés noires. Toutes les personnes qui viennent ici ne sont pas qu’Haïtiennes. Comme on est à Montréal-Nord, les gens que…non. La communauté noire, ça n’existe pas. Il y a plusieurs communautés noires et toutes les personnes qui fréquentent l’endroit viennent, bien, mais il y a plein Noir-es, plein de personnes blanches qui ne sont pas du tout au courant que ça existe (la librairie). Toutes les semaines je rencontre de nouvelles personnes, j’essaie d’en parler. Il y a plein de personnes qui ne savent pas du tout que ça existe. Il y a probablement des personnes racisées aussi qui ne seraient pas d’accord que ça existe mais seraient plutôt d’accord à ce qu’on travaille fort pour intégrer justement les grandes chaînes et qui ne voudraient pas qu’on se mette comme ça entre nous.

GE : Merci pour la clarification. C’est intéressant de revenir sur ce « on » et ce « nous » parce que justement il y a souvent ce label de « La » communauté. C’est intéressant quand tu as dit « est-ce que la communauté noire justement vous supporte ? ». C’est comme si justement il y avait un vide au niveau de la littérature, de l’écriture. Et je voudrais faire ce lien avec le tout début de la conversation quand tu as dit « il n’y a pas de diversité dans ma bibliothèque » en parlant de l’anecdote que tu as soulignée. Dans le fond, finalement, je me pose la question à savoir : le problème de la valorisation, de la représentation de ton travail et de ce qui peut être fait ailleurs, avec une activité comme la tienne et un militantisme aussi comme le tien, on le voit dans d’autres villes, dans d’autres communautés au pluriel. Est-ce que le problème de la valorisation ne vient pas peut-être d’un stéréotype sur qui parle ? Qui raconte quoi ?

GK : (Acquiesce).

GE : Je ne sais pas, c’est une réflexion que je me fais comme ça sur les représentations qu’on peut se faire de : est-ce que c’est évident pour la communauté, mettons, ou la société dominante de se représenter un enfant racisé noir avec un livre ? Est-ce que c’est une évidence ? Comment est-ce qu’ils dealent avec le fait qu’on puisse avoir une histoire par exemple, du mois des Noir-es, une histoire, des histoires à raconter ? J’ouvre la question comme ça. Évidemment je me positionne en posant la question.

Notre histoire fait partie de l’histoire globale aussi

GK : Nous, le travail qu’on essaie de faire c’est d’abord d’indiquer aux personnes de nos communautés, parce que bon il y a plusieurs personnes qui ont vécu toutes sortes de situations. Par exemple, qui ont été déracinées de leur histoires, par exemple les peuples autochtones. On a une section, quelques livres qui parlent un peu de leur histoire. D’autres personnes qui ont eu la colonisation dans leur pays, tout ça, toutes sortes de choses qui fait qu’ils parlent juste le français présentement, mais n’ont plus leur langue d’origine. Nous, on veut se concentrer sur les personnes racisées. Principalement les personnes noires pour qu’ils reconnectent avec leurs histoires, pour qu’ils apprennent sur eux-mêmes. Mais après, c’est sûr que quand nous on leur enseigne ça, on dit de ne pas oublier que notre histoire fait partie de l’histoire globale aussi. Ce n’est pas quelque chose de séparé. Mais comme on s’adresse à un public qui a vécu tellement de choses, puis tellement d’obstacles à savoir son histoire, on focuse là-dessus, puis on dit « ok ça c’est ton histoire à toi ». Un peu comme si on voulait que les gens se réapproprient leurs histoires avant d’être des ambassadeurs et d’en parler aux autres ; de dire « Hey mon histoire fait partie de toute l’histoire ». Donc le nord du Québec (exemple) on va lui dire que ça c’est l’histoire du nord du Québec, on va lui apprendre. Puis après on devient tous des ambassadeurs pour dire que notre histoire fait partie de l’histoire tout court.

GE : Justement, parlons de littérature. On va entrer dans la sélection de livres que tu as choisis parmi tant d’autres ! Mais avant j’aimerais en savoir un peu plus sur ton parcours. J’ai lu, gratté par ci par là. Je sais que tu as travaillé comme travailleuse sociale. Mais dans le fond, où a commencé ton amour des livres ?

Si on m’avait proposé un livre avec beaucoup de mots, je pense que je me serai senti intimidée

GK : C’est un peu difficile à dire exactement où, ça été une progression, peut-être ai-je raconté une anecdote dans une autre entrevue. Mais c’est à peu près dans la même période. Ça a commencé, un ami m’a prêté un livre de poésie. C’est un livre de poésie négro-américaine. Ça m’a vraiment touché parce que les personnages vivaient une réalité comme la mienne. Déjà c’était court et c’était intéressant pour moi qui n’étais pas habituée. Si on m’avait proposé un livre, un livre avec beaucoup de mots, je pense que je me serais sentie intimée. Je pense que c’est le cas pour beaucoup de personnes parce qu’on pense que, juste des fois, que ça va être difficile avec des mots compliqués, etc. Puis c’est correct aussi, puis je me suis mise à lire le livre, et je l’ai lu en une soirée. Et j’ai fait comme : Ok ! il y a des choses qui peuvent m’intéresser.

GE : C’était quand ça ?

GK : Ça fait quand même plusieurs années, ça fait au moins dix ans. C’est quelque chose qui est venu me chercher et je me suis fait : « ok ! ce livre-là, il me parle ». Parce que la plupart des gens, leur relation avec la littérature, c’cst des livres imposés. Donc à l’école et qui sont aussi de grands classiques entre guillemets, et puis c’est des choses, les grands classiques, qui parlent des hommes blancs… mais là c’est vraiment des personnes noires qui parlaient de racisme, d’amour, des personnes avec des valeurs qui me ressemblaient aussi. Ça fait que c’est vraiment venu me chercher.

GE : Te souviens-tu de ce livre ? C’était quoi ?

GK : Ça s’appelait « Poésie négro-américaine », mais il y a des spécificités au livre. Parce que quand tu tapes « poésie négro-américaine », il y a comme quarante livres.

GE : Oui c’est ça.

GK : Je vais essayer de trouver spécifiquement lequel mais c’est un livre de poésie négro-américaine.

GE : Donc l’étincelle est née comme ça. Puis quand tu compares par rapport à ton parcours scolaire, j’imagine que tu ne t’imaginais pas pouvoir ouvrir une librairie.

GK : Non pas du tout !

 (Rires)

GE : Quel était ton rapport à la littérature plus jeune ?

[ ] quand je parlais tout à l’heure de l’intimidation par rapport aux livres : c’est quelque chose qui me suit jusqu’à maintenant

GK : Euh c’est sûr que, moi je trouve que… quand je parlais tout à l’heure de l’intimidation par rapport aux livres : c’est quelque chose qui me suit jusqu’à maintenant. Même si je suis libraire, j’ose dire que c’est possible de ne pas comprendre certains mots, c’est possible d’être intimidé par certains auteurs-es, par certains trucs. C’est clair. Moi-même, là, même si je suis libraire et qu’on parle de moi partout, j’ai une belle visibilité, mais j’ai de la difficulté avec le français et je suis ouverte : j’aime ça parler de ça aussi parce que ça montre qu’il n’y a personne qui est comme un « grand Manitou », qui sait tout. Parce des fois il y a des gens qui sont gênés. Je leur dis « écoute, bah, même si je suis dans cette position, moi-même j’ai des difficultés ». Si je ne me relis pas quelques fois, des fois, avant d’envoyer mon e-mail, moi-même je fais des fautes d’orthographe et tout ça. Et la lecture ça peut aider à améliorer ces choses-là justement. Ça peut faire qu’on s’améliore dans ses difficultés donc c’est correct de les avoir. Puis je suis quelqu’un aussi qui a de la difficulté par exemple à rester concentrée. Présentement, après des choses que j’ai vécues… là maintenant c’est plus difficile pour moi de rester concentrée dans… donc je serais plus capable de lire un livre toute une soirée. Les livres, je dois y aller un peu, prendre mon temps et tout ça. Je suis pas capable de rester absorbée dans un livre. Puis c’est correct aussi. Des fois les personnes pensent que pour lire un livre il faut être une nerd, il faut pas avoir de problèmes d’attention, mais c’est correct ! Tu peux ! Tu peux lire deux, une page, tu vas faire d’autres trucs. Ou choisir des modèles comme des livres de poésie de une ou deux pages, etc.

Je pense que c’est possible de faire que la lecture s’adapte à notre profil

Je pense que c’est possible de faire que la lecture s’adapte à notre profil. Je pense que tout le monde peut aimer lire. C’est juste qu’il faut vraiment prendre le temps de voir c’est quoi notre profil de lecteur. Qu’est-ce qu’on aime…  je pense qu’il y a des livres pour tout le monde. C’est juste que quand on est dans le parcours scolaire, il y a pas le temps. Il traite tout le monde pareil et malheureusement ça ne fonctionne pas bien parce que justement on a tous nos difficultés, tous notre individualité. Mais à l’école c’est le même livre pour tout le monde, puis là ça peut être un peu plus compliqué parce que ce n’est pas tout le monde qui va les lire. Souvent tu ne peux nécessairement prendre ton temps pour le lire non plus.

GE : Oui c’est ça, ça revenait à ce que tu disais et tu le dis avec une telle simplicité parce qu’en effet on ne peut pas ; même moi, jamais je ne me serai représentée l’idée que tu puisses me nommer autant de difficulté en me disant « moi, je suis libraire, j’aime visiblement ce que je fais, mais j’ai ça, ça, ça comme enjeu ». Puis je me demande justement : quel a été ton rapport à la langue française ? Parce que tu parlais de difficultés, plus jeune à l’école. Est-ce que c’est des difficultés d’ordre pratique, ou des difficultés plus internes, plus complexes, plus psychologiques ? C’était quoi ton rapport à la langue française ?

Je suis passée à travers le système scolaire québécois et il a une responsabilité envers moi

GK : Bah c’est sûr qu’il y a une partie qui m’appartient, mais il y a une partie aussi qui appartient au système scolaire. Je trouve que le système scolaire, bah il a des failles. Et ça se peut que malheureusement il accompagne moins bien certains élèves qui ont de la difficulté, comme par exemple moi j’ai eu beaucoup de difficultés en français et je trouve que je n’ai pas nécessairement été bien accompagnée. C’est sûr qu’il y a une partie qui m’appartient, mais il y a ça aussi. Je ne peux pas juste dire que « je ne suis pas bonne en français ». Puis déjà là, ce n’est pas une bonne formulation : j’ai de la difficulté en français. Je suis passée à travers le système scolaire québécois et il a une responsabilité envers moi. Donc c’est sûr qu’il faut que je nomme ça. Donc mon rapport à la langue française, c’est surtout ça. C’est que, autant que j’aime la lecture et j’aime écrire, des fois je peux me sentir gênée parce que si je me laisse aller dans la création, donc je me mets à écrire etc., puis après je regarde et je fais comme  « Mon dieu ! J’ai écrit ça plein de fautes comme ça ?! ». Mais c’est correct il faut que je l’accepte. Déjà, j’ai écrit parce qu’il faut voir aussi l’écriture comme une façon de bien faire aussi, d’extérioriser des sentiments qu’on vit, etc., et pas juste pas comme quelque chose d’académique avec des bons mots, les bonnes formulations, pas de fautes, etc.

GE : Justement rentrons dans des considérations plus philosophiques, en même temps je pense qu’on est pas mal là-dedans parce que tu fais une distinction entre les normes d’apprentissage et ce que c’est que vraiment lire ou écrire ou parler. Justement à quoi sert une langue, à quoi sert la langue justement pour toi ? Quand on enlève les contraintes académiques, les contraintes d’apprentissage, finalement qu’est-ce qui reste d’une langue ?

GK : Mais je trouve que la langue ça fait partie de la culture, puis c’est sûr que je parle français, je parle un peu créole. Donc ça fait partie de mon identité aussi, ça fait partie de qui je suis. Donc c’est sûr que pour moi c’est important le français, mais c’est aussi important pour moi le créole, l’anglais et tout ça. Mais pour des raisons différentes. C’est sûr que la langue française j’y suis attaché, je l’aime bien. Mais c’est sûr que je vois que je devrais m’améliorer.

GE : En fait je voulais aller un peu plus loin que les questions de technicalités. Je pense que je vais reformuler ma question différemment en parlant plus de littérature. Pour toi aujourd’hui, si tu devais l’expliquer à une personne qui a vécu ou qui vit des difficultés que tu as connues toi dans le passé ou que tu connais encore aujourd’hui, mais avec lesquelles tu deales mieux : si tu devais lui expliquer c’est quoi la littérature, qu’est-ce que tu lui dirais ?

GK : Moi je passerais plutôt par l’écriture. Et de toute façon, ça va être lu (rires). Je passerais plutôt par là et je dirais que « ta réalité à toi, tes mots à toi sont importants. Qu’ils soient bien écrits ou mal écrits (tout cela ça se corrige, ce n’est pas grave). Il faut toujours prendre le temps de s’exprimer. Il y a pas deux personnes qui vont écrire la phrase de la même façon. Personne ne va s’exprimer de la même façon. Ce que tu vas dire, ce que tu vas écrire, c’est important, faut que ça sorte, fais-le, lance-toi ». Moi c’est ce que je me dirais, que je lui dirais. « Ce que tu as à écrire c’est important, fais juste te lancer, tant pis. »

Il faut que tu prennes une « date » avec le livre

 GE : Se lancer : c’est une question difficile parce que quand on s’en va en librairie puis qu’on essaie de trouver un bon roman, on ne sait jamais à quoi, on ne peut pas juger un roman à sa gueule, à sa face, en disant, « «il va être un bon roman », est-ce que je lis la quatrième de couverture que ça va être un bon roman, est-ce que je lis l’introduction, je ne sais pas. La question se pose un peu de manière parallèle dans le fond comment est-ce qu’on se découvre un style, une forme, un genre de lecteur qu’on est, un genre d’artiste, un genre d’écrivain ?

GK : Bah je pense que c’est comme avec plein d’autres choses comme par exemple le dating tu ne sais pas. Il faut que tu prennes une date avec le livre. Tu ne sais pas si ça va bien aller. Peut-être que ça va être l’amour de ta vie, peut-être tu vas être comme « ah non, j’ai perdu une soirée ! » Mais il faut prendre des chances ! Parce que si tu te dis je ne veux plus dater, tu ne vas pas trouver l’amour de ta vie, je ne lis plus, tu ne trouveras pas le livre qui va changer ta vie, hein. Il faut vraiment y aller. Tu vas avec tes champs d’intérêts comme dater, tu vas prendre un gars grand, tu vas aller avec tes champs d’intérêts et les choses que t’aimes. Mais à la fin de la journée, tu prends une chance. Parce que tu peux me dire tout ce que tu aimes et que je te suggère un livre mais ça fonctionne pas, il n’y a pas de connexion, ce n’est pas grave, ça n’a pas fonctionné là. Ce n’est pas aussi facile qu’une checklist. Il faut vraiment prendre le temps d’essayer pour trouver quelque chose.

GE : Admettons que je voulais avoir une date ici à la librairie, présentes moi les partenaires : ta librairie, elle est composée de quoi ?

GK : C’est sûr qu’il y a des livres qu’on commande, il y a des livres que des gens viennent porter directement, « voilà moi j’ai écrit ça » je pourrais les vendre ici, il y a des livres aussi qu’on reçoit en don. Il y a ces trois catégories-là, puis, je pense, une des premières questions que je pose aux personnes c’est vraiment : dans quelle langue tu assimiles mieux l’information ? Des fois c’est plus compliqué.

GE : Donc les gens viennent ici pour lire et tu leur poses cette question-là.

GK : Oui s’ils me demandent de l’aide, je leur demande « est-ce que c’est mieux pour toi le français ou l’anglais ou d’autres langues comme l’espagnol » parce que ça peut poser un frein à l’appréciation si jamais tu dis « bah les deux », mais finalement en anglais c’est plus compliqué pour toi de comprendre. Donc déjà il y a la langue comme facteur pour choisir les livres et après tu peux aller voir dans le style, est-ce que tu préfères un livre comme un essai, des poèmes, etc.

« Chroniques d’une femme en or »

GE : Puis dans les genres, qu’est-ce que tu as comme genre ?

GK :Bah des bandes dessinées. Il y a aussi ça qui est intéressant …tu écris à l’intérieur, tu écris comme ton histoire.

GE : Je peux le voir ?

GK : Oui, oui.

(Nous nous dirigeons vers un stand de livre. Gabriella me présente un livre, « Chronique d’une femme en or ».)

GE : S’appelle ?

GK : Pour le tome, ça s’appelle « Chroniques d’une femme en or ». C’est une femme noire qui l’a fait. C’est super intéressant parce que je trouve que c’est quelque chose qui se lègue bien. Je trouve que c’est quelque chose qui va faire qu’on se pose des questions, moi je ne l’ai pas encore fait, je n’ai pas encore eu le temps mais je compte bien le faire parce que on ne s’attarde pas à certaines choses, en se posant certaines questions, on se dit « ok… c’est vrai ». Comme par exemple (Gabriella pointe une des questions du livre et la page destinée pour écrire sa réponse) : quel type d’enfant étiez-vous ? Là tu te dis c’est difficile, quel type d’enfant.

GE : C’est intéressant…

GK : Là tu réponds aux questions. Ça te permet un peu de faire une introspection sur toi-même et tout. Et après c’est super intéressant. De l’écrire, c’est puissant (elle tourne les pages) … sur ta date de naissance, ton lieu de naissance et tout ça.

GE : C’est comme une espèce de roman autobiographique…

GK : « Y a-t-il un aliment que vous ne supportez pas ? » « Quelle est votre expression préférée ? » « Quel est votre rituel avant d’aller dormir ? » Tu peux mettre des photos et tout ça.

GE : Et donc cette dame-là (l’autrice du livre) est venu déposer ça ?

« RACINES »

GK : Oui. Souvent il y a des livres comme ça, mais plus pour les bébés. Des photos avec des bébés, avec des collages et tout ça. Mais c’est le fun de faire ça pour adulte puis il y a des tranches d’âges, comme là c’est 18-39 ans. (Elle tourne à nouveau une page) « Étiez-vous encouragé-e à persévérer ? » Là, je me dis : « par qui ? » Pas tout le temps, je me pose la question. C’est super intéressant. C’est un beau travail de mémoire et un peu une façon de documenter les choses qu’on fait.

GE : Justement quand tu parles de « mémoire », de « documenter » : « RACINES ».

GK : Oui !

GE : Le nom « RACINES ».

GK : Bah ça vient probablement de l’un des livres que j’ai choisis pour aujourd’hui.

Nous retournons à nos places nous asseoir. Gabriella a préparé une sélection de livres qu’elle aimerait me présenter.

GE : Je m’en doutais ! Je me disais « ça ne se peut pas ! » Quand j’ai vu le nom, quand j’ai vu ça, j’ai revu mon enfance. Moi je n’ai pas lu le livre, j’ai vu la mini-série quand j’étais enfant et je me souviens des scènes. Je ne sais pas si tu avais vu la série toi…

GK : Oui, oui je l’ai vue.

GE : La fameuse scène où Kunta Kinté se fait lyncher et le maitre lui dit « -Tu t’appelles Toby ! », « -Non je m’appelle Kunta Kinté ! ».

En fait ça commence d’abord avec le faux nom de famille que j’ai décidé que j’allais avoir qui était KINTÉ

GK : Ça parle hein !

J’acquiesce car je me rémémore les souvenirs de « RACINES » que nous écoutions à la télé le soir, ma famille et moi au Cameroun. RACINES n’était pas une exception : nous écoutions religieusement les télé novelas et avions pris pour habitude, enfants et vieux, camarades et amis.es de nous raconter (comme si nous y étions !) les scènes marquantes de nos séries préférées. Des dialogues comme celui entre Kunta Kinté et le maitre d’esclaves étaient simplement épiques. De vraies pièces d’anthologie. Comment oublier ? Je reviens à l’entrevue dans cette mémoire qui fait écho à cet autre territoire que j’ai connu.

GE : Et ça parle ! Évidemment, je me souviens du générique. Quand j’ai vu la librairie « RACINES », je me suis dit « ça se peut pas ! » (que d’être une coïncidence). Ça vient de ce livre-là, de cette série-là. Alors : pourquoi ?

GK : En fait ça commence d’abord avec le faux nom de famille que j’ai décidé que j’allais avoir qui était « Kinté ». Parce qu’en fait ça fait plusieurs années que je milite contre le racisme, contre la brutalité policière, contre toute sorte de choses. Puis j’avais émis publiquement un avis, je ne me souviens plus c’était sur quelle cause et puis j’ai eu beaucoup de répercussions dans ma vie privée. Et c’est là que j’ai dit « Ok, en tant que femme noire au Québec, c’est possible que lorsque tu parles et que tu parles de certaines réalités, que t’aies des répercussions ». Alors j’ai pas envie d’afficher mon vrai nom de famille. Donc je vais prendre un pseudo comme ça.

GE : Quand tu dis des répercussions : c’est que tu as eu des réactions violentes ? …

GK : Oui. Exactement. Des personnes m’ont écrit, beaucoup de personnes m’ont vu.

Son téléphone sonne.  C’est son père qui appelle pour un lift.

GE : Dans le fond tu avais pris position contre des propos racistes…

GK : Oui, je ne me rappelle plus.

GE : Ça avait un lien avec le racisme.

GK : Oui exactement. C’était dans un journal. C’était quelque part de public et puis c’est ça, j’ai eu des répercussions et là j’ai fait comme « non non, j’ai pas envie », mon vrai nom de famille et tout ça. Des fois ça peut avoir des répercussions si tu cherches un boulot, donc j’ai choisi « Kinté ».

GE : Pourquoi « Kinté » ?

GK : C’est parce que, je me rappelle il y a un de mes amis qui m’avait donné ce surnom-là en blague, justement en lien avec la télésérie.

GE : Est-ce que c’était à cause de ton caractère de résistante ?

GK : Exactement ça ! À cause de mon caractère.

GE : Donc elle te faisait rire avec le personnage qui résistait, Kunta Kinté.

GK : Exactement.

GE : Après j’ai choisi Gabriella Kinté comme nom de famille. Puis je trouvais que RACINES c’était intéressant parce que j’avais lu le livre, puis bah j’ai vu la série aussi et tout ça. Je trouvais que c’était intéressant comme nom parce que la racine c’est un peu comme la fondation, c’est ce qu’il y a en dessous, c’est ce qui fait qu’un arbre est plus fort, etc. Je trouvais que se connaître bah c’est la base, c’est comme nos racines pour pouvoir comme prospérer, etc. Donc j’ai choisi RACINES comme le nom, puis RACINES ça rappelle aussi nos histoires et tout ça.

GE : Puis quand tu as lu le livre et la série, c’était avant les évènements tristes, les agressions verbales que tu as eues ou c’était après ?

GK : Non, c’était avant. J’ai lu le livre quand même ça fait très longtemps. Puis je trouvais ça intéressant ce que ça venait chercher chez moi. Parce que je trouve que nous-mêmes, même si on est des personnes noires, on est formaté à penser d’une seule façon. Puis je me rappelle, dès les premières pages, je savais que c’était des personnes noires, etc. Dès les premières pages, il y a quelqu’un qui est en train de prier mais la personne prie Allah, puis j’ai fait « ah c’est vrai ! C’est vrai hein ! Pourquoi dans ma tête les personnes noires étaient presque toutes chrétiennes ? » Et les personnes noires que je vois dans l’autobus, dans l’église, même moi je vais à l’église, je me suis dit « oui c’est vrai, il y a plein de personnes noires musulmanes ». Là je continue à lire : ah c’est vrai ! Parce que… c’est pas vrai, mais il y a beaucoup d’éléments qui sont vrais, quand il y a beaucoup de chose qui arrivent dans le livre et que tu peux rattacher à de vraies choses : « ah c’est vrai ! », il y a ça. Il y a le déracinement aussi comme la scène qui est évoquée, c’est ça hein, tu devrais renoncer à ton nom et maintenant c’est comme ça que tu t’appelles. Et c’est des vraies choses.

GE : Alors passons à la phase : voilà, je viens découvrir RACINES, je viens « dater » RACINES, on va dire ça comme ça. Pour les gens qui ne connaissent pas la série, ni le livre qui est écrit par Alex Haley, comment tu pourrais, résumer vite fait, dans tes mots, à ta façon, c’est quoi le livre « RACINES » ? Il parle de quoi ?

GK : Moi je le résumerais en disant simplement que c’est un peu l’histoire d’un personnage, on part d’un personnage et ça découle un peu comme si c’était son arbre généalogique. Bah là je mélange le livre et la série probablement, mais un personnage qui est né dans un village, etc., puis on voit sa trajectoire, parce qu’il est jeune, il est enlevé et emmené en Amérique. Mais ensuite ce personnage-là il a des enfants, etc. Donc on voit un peu comment c’est que d’être enlevé de sa terre et de subir des violences en Amérique puis un peu cet esprit de résistance-là. Tu vois plusieurs aspects, comme la traversée, les violences, etc. Aussi la résilience et tout. C’est un peu difficile pour moi de résumer parce que j’ai l’impression que je mélange tout, le film et la série.

GE : Mais c’est drôle parce je trouve qu’en fait c’est beau. Quand je venais et que je pensais à l’entrevue, le lien entre la littérature et le cinéma est quand-même très profond. Si jamais tu as une réflexion, une pensée à faire dessus, je l’accueille parce que quand on lit des livres, on se perd dans un récit, on se perd dans une narration, dans des tableaux qui défilent, des fois on a l’impression qu’on fait partie de ces personnages-là. Je ne sais pas. Quels seraient les liens de quelques sortes que tu ferais entre la littérature et le cinéma aujourd’hui ?

GK : Mais je trouve que le cinéma peut amener beaucoup de personnes à la littérature, la littérature peut amener beaucoup de personnes au cinéma. Les deux ont leurs points forts et leurs points faibles. C’est sûr que si tu vois le film, dans ta tête tu t’imagines déjà, tu sais déjà à quoi pour toi Kunta devrait ressembler. Mais c’est bon parfois aussi d’aller chercher des personnes qui ont vu le film et qui l’ont aimé, mais après c’est facile de leur dire « hein, il y a le livre ».

« Policing Black Lives »

GE : Cool. Alors je te laisse choisir les prochains livres que tu aimerais me présenter.

GK : Il y a Policing Black Lives. C’est un livre, c’est en anglais. J’attends la traduction, ça va sortir au mois d’octobre. Je trouve ça intéressant parce que justement c’est un livre qui parle des violences de l’État sur les personnes noires au Canada. Donc c’est super intéressant pour ça, parce que c’est comme un peu une bible. Parce qu’elle a fait un travail extraordinaire de recherche pour ce livre. Et puis je trouve aussi intéressante la conclusion c’est « Imagining Black Futures ». C’est important aussi, quand on parle de choses comme ça, difficiles, qu’il y ait une conclusion ou une boucle qui tende vers le futur, qui imagine des changements, etc. Policing Black Lives, je trouve que c’est un livre important.

GE : Deux questions sur ce livre. Donc il est écrit par Robyn Maynard. La première chose c’est quand on parle de Policing Black Lives, je pense qu’on a surtout des images américaines, états-uniennes. Mais jamais on aurait pensé que des réalités comme celles-là puissent exister au Canada ou au Québec. Qu’est-ce que tu aurais à dire là-dessus ?

GK : C’est pour ça que j’ai hâte que le livre soit traduit en français, parce que le milieu anglophone l’a reçu. Mais là en français, peut-être que le titre va en choquer plus d’un parce que ça va s’appeler « Noirs sous surveillance ». Et puis, déjà, c’est quelque chose qui se passe sur le territoire, Canada, québécois, peut-être qu’il y a des gens qui vont se dire « oh wow, ça se passe ici ? » Et oui ça se passe ici. Je pense aussi que ce qui nous manque c’est beaucoup des chiffres. Comme là, prochainement, il y a une consultation publique sur le racisme systémique. Peut-être que là ça va ouvrir un peu plus les yeux, dépendamment de comment ça va être fait, sur la situation. Mais c’est un peu difficile, les gens je pense qu’ils vont avec comment ils sentent, leurs feelings, mais les chiffres parlent beaucoup. Au Québec sans nécessairement qu’il y ait de statistiques sur le racisme, etc., si tu t’appelles Amadou, c’est plus difficile pour toi de trouver un job que si tu t’appelles Maxime. Puis ça, il y a les chiffres qui le prouvent. Il y a plusieurs petits chiffres qui prouvent comme ça qu’au Canada, bah ce n’est pas facile. Puis dernièrement, dans les 5 derniers jours, il y a un homme noir qui a été tué par la police. Il avait des problèmes de santé mentale c’est sûr. Ça arrive ici aussi.

GE : Ça me rappelle justement une déclaration que tu as faites dans un média très très connu. Je ne citerai pas nécessairement mais tu disais voilà « moi je n’ai plus, je ne regarde plus la télé québécoise ». Le journaliste te posait justement la question à savoir pourquoi. Et toi tu disais dans le fond que les représentations que toi tu voyais, par exemple que tu as testé Unité 9 et les personnes noires ne sont que des personnes qui sont incarcérées. Et je ne sais pas, je n’ai pas vu mais il y a eu une mini discussion qui a été ouverte sur le dernier film de Denys Arcand ?

GK : Oui, oui.

GE : Moi je ne l’ai pas vu mais apparemment la question a été posée : comment ça se fait que les personnes noires ne sont qu’en prison. Et il a répondu quelque chose du genre « c’est la réalité » ou quelque chose comme ça. Qu’est-ce que tu aurais à dire là-dessus ? Comment tu répondrais à ça ?

GK : Mais déjà, je suggèrerais à Denys Arcand quelque chose comme Policing Black Lives parce qu’aussi, ce qui arrive au Québec c’est que, il n’y a pas un portrait d’ensemble. Les gens prennent des éléments qui les favorise, comme là, on veut mettre un groupe criminalisé « ok, on va mettre les gangs de rues ! » Les gangs de rues, ça ressemble à quoi ? Au Québec, bah, c’est des personnes noires. Allez, on prend deux, trois personnes noires, on les fait jouer des gangs de rue. Mais lorsqu’on ne connaît pas son histoire, ni comment ça fonctionne au Québec, on peut s’attarder à ça. Puis pas avoir l’image d’ensemble, pas voir le mal que ça peut créer à des gens qui sont déjà peu représentés, de voir que les personnes qui sont dans un film qu’on regarde,sont juste des personnes qui renvoient des choses négatives comme des personnes qui font des crimes, etc. Donc je pense qu’ils font beaucoup de mal. Pour eux c’est inoffensif mais ça a de réelles répercussions. Puis il leur manque la vue d’ensemble, puis quand tu regardes les chiffres au Québec, les gangs de rue ne font même pas 5% des crimes au Québec, puis je dis 5%, je grossis hein, c’est même pas 2-3% des crimes au Québec. Puis lorsqu’on connaît l’histoire du crime organisé au Québec on sait que déjà les gangs de rue c’est vraiment au bas de l’échelle, c’est les sous-traitants des sous-traitants. C’est pas eux qui…

GE : … Font le plus de dégâts.

GK : Non. C’est eux qui vont faire le job que personne… en fait c’est tout le temps comme ça. Les personnes racisées, excuse-moi là, mais c’est eux qui font les jobs que personne ne veut faire et c’est comme ça dans le crime organisé aussi. C’est comme ça. Puis c’est pas eux qui font le plus d’argent, le plus de choses méchantes, etc. Puis leur nombre est vraiment très bas comparé aux autres organisations de gangs de rue. C’est vraiment minime le nombre de personnes qu’ils sont et ils sont sur-surveillés. Ça aussi il faut le dire parce que des fois on pense que, ok il y a beaucoup de Noir-es en prison, ça veut dire que les Noir-es, c’est des criminel-les. Mais des fois il faut regarder comment le système est fait et qu’est-ce qui fait qu’il y a plus de certaines personnes, plus de personnes autochtones en prison, plus de personnes noires en prison. C’est justement qu’il y a un préjugé défavorable à leur égard, donc si tu es tout le temps en train de les surveiller, c’est sûr tu vas en pogner plus qui font de mauvaises choses.

GE : C’est intéressant ce que tu viens de faire là, ça nous ramène un peu au lien entre la littérature et le cinéma, comment en fait ces deux médiums-là racontent des histoires et le spectre du cinéma aujourd’hui comme il raconte des histoires à l’échelle mondiale, à l’échelle nationale. Parce que ce cinéma-là écrit aussi une histoire, une histoire collective, une histoire nationale et ça reste dans des représentations sociales et c’est extrêmement difficile j’imagine, après, d’essayer de défaire, de déconstruire ça. Est-ce que tu as participé à l’écriture de ce bouquin ?

GK : Non, j’ai juste, je suis comme dans les remerciements mais je n’ai pas participé.

GE : Puis quel a été le rôle…

GK : Oh non, c’est juste que les personnes qui ont milité contre le racisme à Montréal, il y a en a beaucoup qui se connaissent et j’ai milité dans le groupe avec Robyn. Puis quand elle a dit un truc du genre « j’ai travaillé avec des femmes noires cool », je ne me rappelle plus c’est comment, « Gabriella », etc. elle a nommé d’autre militantes avec qui elle a pu travailler à Montréal mais j’ai pas participé à…

GE : D’accord, excellent. Est-ce qu’on sait c’est pour quand la sortie ?

GK : Au mois d’octobre.

GE : Ah, donc c’est tout prochainement ! À suivre et à attendre. Alors le prochain (livre) ?

GK : Alors c’est « Habiter le monde » de Felwin Sarr. Je l’ai acheté au salon du livre de l’année dernière – ou cette année ? En tout cas il était l’invité d’honneur. Puis je trouvais tellement intéressant lorsqu’il s’exprimait et tout ça puis j’ai été me procurer donc ce livre. Je trouve que ce livre est super intéressant, comme là il y a une citation : « Habiter le monde c’est se concevoir dans un espace plus large que son groupe ethnique, que sa nation… », etc. Donc je trouve super intéressant les questions qu’il se pose puis pour moi c’est un livre court que beaucoup de personnes devraient lire parce que ça parle de l’humanité puis du vivre-ensemble. Voilà, moi je l’aime beaucoup Felwin Sarr, c’est un écrivain que j’ai découvert il n’y a pas si longtemps de ça.

GE : Écrivain, économiste d’ailleurs. Puis je crois que si ma mémoire est bonne il est sur la commission européenne pour la restitution, justement, des œuvres d’art africaines dans leurs pays. Donc un travail absolument phénoménal. Donc je suis agréablement surprise, Habiter le monde, je ne l’ai pas lu. Ça fait partie de ma checklist. Danny Laferrière !

GK : Oui ! J’aime beaucoup Danny Laferrière parce que son style d’écriture me plait beaucoup. Je trouve que c’est super intéressant comment il découpe ce qu’il écrit. Je trouve aussi que pour quelqu’un comme moi qui n’a jamais été en Haïti, comme il écrit ce est-ce qu’il est, on voit que ses valeurs haïtiennes transparaissent à travers son écriture. Donc je n’avais pas le choix de mettre dans mon top 5 un livre de Danny Laferrière.

GE : Donc L’énigme du retour.

GK : Puis le dernier livre, c’est L’Histoire d’Haïti racontée aux enfants.

GE : Excellent.

GK : Ce livre-là, même si c’est un livre d’enfants, je pense que c’est un livre que j’aurais aimé recevoir lorsque j’étais plus jeune. Il y a des chansons, c’est en français et en créole, donc déjà là, c’est super intéressant pour moi justement de voir la traduction et tout. Donc pour moi, c’est sûr que je le mets dans ma liste. Puis je trouve aussi que les adultes peuvent lire des livres pour enfants.

GE : Bah oui ! Personnellement, je confesse !

GK : Puis j’adore ça, c’est beaucoup plus simple, c’est résumé, c’est plus magique voilà.

GE : Donc ce livre a été écrit par Mimi Barthélémy, ah!, Mémoire d’encrier aussi (l’éditeur). Excellent ! À mettre aussi dans ma checklist. Là, je voudrais terminer avec les œuvres. Les œuvres que tu as ici. C’est plus qu’une librairie, c’est un espace collectif. Qu’est-ce qu’on fait d’autre ici ?

GK : Il y a des ateliers, des discussions, des rencontres, des fêtes, c’est vraiment ouvert. Il y a rien, pour l’instant, qui est fixé et qui va être là comme pour une longue période. Là, il y a une activité qui vient de se terminer récemment qui s’appelait Thimamis et ses amis. C’est une femme noire extraordinaire qui a décidé qu’à tous les jeudis elle allait faire des activités pour les enfants. Donc les enfants venaient apprendre l’histoire d’Haïti, le créole, etc. Donc c’était à tous les jeudis pendant 4-5-6 semaines. Donc ça vient de se terminer. Souvent il y a des activités comme ça qui viennent, des activités bénévoles.

GE : Oh c’est excellent ! Je pense qu’on va arrêter l’entrevue là. Je te remercie beaucoup pour ta générosité, pour le temps.