Entretien avec Louise Bienvenue à l’occasion du lancement du site Mémoires de Boscoville

Publié le 21 décembre 2017

Par Cory Verbauwhede

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Cette entrevue porte sur le projet de recherche dirigé par l’historienne Louise Bienvenue sur l’histoire de Boscoville, un centre de rééducation pour jeunes délinquants. Le nouveau site, Mémoires de Boscoville[1], met en valeur une trentaine de témoignages récoltés dans le cadre d’une enquête orale menée entre 2012 et 2015. Formulés plusieurs années après la fermeture de l’internat, ces récits nous éclairent sur l’expérience de Boscoville et sur les traces mémorielles qu’elle a laissées. En plus de soupeser les effets à long terme des innovations thérapeutiques mises de l’avant au sein du centre de la Rivière des Prairies, l’enquête vise à consigner pour les générations à venir la mémoire d’une institution québécoise unique de la seconde moitié du XXe siècle[2].


Cory Verbauwhede : Parlez-nous du projet derrière le site.

Louise Bienvenue : L’enquête orale qui a donné jour au site Web Mémoires de Boscoville fait partie d’une plus vaste recherche sur cette institution qui a marqué l’histoire de la justice des mineurs au Québec. En lisant les travaux historiques sur les premières institutions sociojudiciaires pour jeunes qu’étaient les écoles de réforme et la Cour des jeunes délinquants, dont plusieurs ont été signés par des membres du CHRS (Véronique Strimelle, Sylvie Ménard, Jean Trépanier, David Niget, Lucie Quevillon, Jean-Marie Fecteau, etc.), j’ai voulu savoir comment les choses avaient évolué dans l’après-guerre. J’avais croisé le nom de Boscoville dans un ouvrage dirigé par Marie-Paule Malouin, L’univers des enfants en difficulté, et ça m’avait beaucoup intriguée. Cette institution avait bousculé de bord en bord les manières de faire. Elle avait misé sur les sciences du psychisme et de la pédagogie pour réinventer la rééducation des adolescents délinquants. Dans les années 1950, mais surtout dans les trois décennies qui ont suivi, Boscoville s’est imposé comme un espace thérapeutique moderne. Ce fut un important chantier d’interprétation du phénomène délinquant en Amérique du Nord. Plusieurs visiteurs et stagiaires de l’étranger y étaient reçus, alors que les nouveaux théoriciens canadiens de la psychoéducation étaient accueillis dans les congrès spécialisés à travers le monde.

Capture d’écran du site Mémoires de Boscoville.

Cory Verbauwhede : Quelle était l’innovation de Boscoville au niveau du traitement de la délinquance juvénile?

Louise Bienvenue : Boscoville est reconnu comme l’un des berceaux de la psychoéducation au Québec. Les fondateurs partaient de la prémisse qui nous semble évidente aujourd’hui, mais qui l’était moins dans les années 1940, selon laquelle les actes antisociaux sont la manifestation d’un problème intérieur. Pour l’équipe pionnière de Boscoville, les facteurs qu’on avait jusqu’alors associés à la délinquance – pauvreté, alcoolisme, tares héréditaires, problèmes neurologiques, culture urbaine, etc. – avaient peut-être une importance, mais ils n’expliquaient pas tout. La gravité du crime lui-même, à la limite, était peu signifiante. À leurs yeux, l’origine d’une « carrière délinquante typique » était un traumatisme interne qui compromettait le développement psychoaffectif d’un individu. C’est à cela qu’on devait prioritairement s’attaquer, en orientant le traitement sur la personnalité du jeune et sur son potentiel à développer. Le rôle de l’éducateur consistait à aider la personne à actualiser « les forces de son Moi », comme on le disait dans le jargon de l’époque.

Adeptes du modèle de l’internat, les pionniers de Boscoville concevaient le centre comme une sorte d’incubateur bien tempéré, adapté aux besoins des jeunes. La vie à l’intérieur était tout entière dédiée à la thérapie. C’était très intensif. On misait sur la dynamique de groupe pour favoriser des transformations conçues comme autant d’étapes vers l’autonomie.

Cory Verbauwhede : Vous vous appuyez beaucoup sur l’histoire orale dans ce projet. Qu’est-ce qu’une telle approche vous a apporté? Y avait-il des écueils?

Louise Bienvenue : Comment ce projet rééducatif novateur fut-il perçu par les principaux intéressés, soit les jeunes pensionnaires de Boscoville et leurs éducateurs? Cette question s’est rapidement imposée. Notre important corpus documentaire assemblé au fil des ans était très riche mais ne donnait qu’indirectement accès à l’expérience qui avait été vécue. C’est en constatant cette lacune que nous avons conçu le projet de rencontrer les anciens. N’a-t-on pas maintes fois souligné combien les sources orales représentent un outil pertinent pour rendre compte de l’expérience de populations fragilisées et sans voix, absentes des documents écrits? L’enquête que nous avons entreprise a rejoint d’anciens éducateurs ainsi que d’anciens résidents de Boscoville – ceux que l’on appelait « citoyens » dans le jargon institutionnel – avec le souci de dresser un portrait global de la relation d’aide. Ainsi, entre 2012 et 2015, principalement, nous avons mené 29 entretiens, soit 13 avec des pionniers et des psychoéducateurs du centre, et 16 avec d’anciens pensionnaires.

Récolter a posteriori – et sur une base volontaire – des témoignages d’anciens délinquants institutionnalisés soulève à coup sûr des questions de méthode. Il y a danger d’user naïvement de telles archives parlées, constituées pour la circonstance. Il faut prendre l’entretien pour ce qu’il est : un rapport biographique à soi. En effet, ce n’est pas tant sur le plan factuel que les récits furent les plus utiles. Car on doit composer avec les vacillements de la mémoire et les facteurs psychologiques liés au fait de raconter son histoire. Bien qu’imparfaite, cette mémoire du passé est intéressante en soi : avec « ses lumières et ses ombres »… Pourquoi se rappelle-t-on de telle chose et oublie-t-on telle autre chose?

Le matériel récolté, on s’en doute, comporte des biais, malgré nos efforts pour favoriser sa diversification. Ainsi, une forte proportion de nos répondants a conservé un souvenir assez positif de leur passage par Boscoville, ce qui n’exclut pas que certains aient eu des démêlés ultérieurs avec la justice et que quatre d’entre eux aient fait des séjours en maisons de rééducation ou de détention par la suite. La recherche comporte donc son angle mort qui est en partie atténué par le fait qu’en entrevue, l’expérience de camarades ayant fui le centre ou ayant par la suite « mal tourné » fut à l’occasion évoquée. Au total, si nous ne pouvons affirmer que les témoignages récoltés sont représentatifs en tous points de l’expérience des anciens, ils s’avèrent néanmoins hautement significatifs et permettent de raconter une histoire de Boscoville que l’on peut croiser avec ce que révèlent les sources écrites.

Capture d’écran du site Mémoires de Boscoville.

Cory Verbauwhede : Au sujet de ces entrevues orales, parlez-nous de vos techniques concrètes de présentation et de diffusion de la recherche.

Louise Bienvenue : Dès le départ, j’ai voulu que la trentaine d’entretiens réalisés soient le plus souvent possible filmés. Pour nous, ces témoignages n’étaient pas qu’une source d’information; ils devenaient en eux-mêmes des archives, permettant de consigner à long terme la mémoire de Boscoville. Le témoignage filmé ajoute beaucoup à ces récits qui abordent des sujets délicats, des souvenirs douloureux. La vidéo donne accès à toute une information « métanarrative » : le langage du corps, l’expression du visage… Le versant sensible du récit est ainsi plus manifeste. J’ai eu la chance d’être appuyée dans cette démarche par Stéphanie Lanthier, qui a réalisé des films pour l’ONF et qui a une formation d’historienne. Avec notre riche matériel, nous avons pu produire des capsules documentaires accessibles sur Youtube et concevoir le site Web Mémoires de Boscoville. Nous rejoignons ainsi un plus vaste public que ce que permettent nos publications savantes. Dans la conception du site Web, j’aimerais souligner l’impressionnant travail de Camille Robert, la conceptrice principale, et de Chérine Pascaud, qui a œuvré au repérage de témoignages. Kim Petit, la coordonnatrice du CHRS, nous a aussi donné un indispensable coup de main!

Cory Verbauwhede : Boscoville existe encore aujourd’hui. Est-ce que l’organisme actuel ressemble à celui que vous décrivez?

Louise Bienvenue : Depuis 1997, Boscoville n’est plus un Centre jeunesse. Il a fermé ses portes dans la controverse, entre autres pour des raisons budgétaires (c’était l’époque de la quête du « déficit zéro »). D’autres facteurs ont joué également, plus strictement liés aux enjeux thérapeutiques. La mission de Boscoville se poursuit sous une autre forme, aujourd’hui. L’organisme offre, entre autres, de la formation continue à des intervenants qui travaillent auprès de clientèles de jeunes en difficultés, dont des mineurs hébergés en milieu autochtone. Les membres de l’équipe actuelle sont bien ancrés dans le présent, mais plusieurs demeurent attachés à l’esprit de Boscoville, aux valeurs fondatrices de l’institution.


[1] Pour aller plus loin : Mémoire de Boscoville, en particulier l’onglet : « pour en savoir plus ». Boscoville a aussi son propre site Web.

[2] Cette entrevue a été publiée, à l’origine, sur le blogue du CHRS. C’est avec l’accord des responsables que ce texte est ici reproduit. Vous trouverez d’ailleurs d’autres entrevues et contributions de ce blogue sur l’espace qui leur est réservé sur notre site.