Entrevue avec Louise Toupin*

Publié le 21 janvier 2019

Par Camille Robert, doctorante en histoire à l’Université du Québec à Montréal et membre du Centre d’histoire des régulations sociales

Louise Toupin au lancement de Luttes XXX photo: Carol Leigh Scarlot Harlot

Louise Toupin est politologue, enseignante retraitée de l’UQAM et chercheuse indépendante. Elle s’est engagée dans le Front de libération des femmes du Québec (1969-1971) et a cofondé les Éditions du remue-ménage en 1976. Son ouvrage Le salaire au travail ménager : chronique d’une lutte féministe internationale, 1972-1977 (Remue-ménage, 2014) a récemment été traduit en anglais chez UBC Press et Pluto Press. Elle est en outre coauteure de trois anthologies de textes de militantes féministes : Québécoises Deboutte! (1982-1983, avec Véronique O’Leary), La pensée féministe au Québec. Anthologie 1900-1985 (2003, avec Micheline Dumont), et de Luttes XXX (2011, avec Maria Nengeh Mensah et Claire Thiboutot). En octobre dernier, elle a publié Travail invisible. Portraits d’une lutte féministe inachevée (2018), ouvrage qu’elle a codirigé avec Camille Robert.

Louise Toupin et Camille Robert au lancement de l’ouvrage Travail invisible photo: Chloé Charbo

Camille Robert : J’aimerais tout d’abord que vous nous parliez un peu de votre engagement dans le mouvement féministe des années 1970. Comment avez-vous rejoint le Front de libération des femmes, et quel était le contexte politique de l’époque? Quelles actions ont été les plus marquantes pour vous?

Louise Toupin : Tout d’abord, il faut dire que le mouvement portant l’épithète « féministe » n’existait pas en 1969-1970 au Québec. D’ailleurs, personne ne se disait féministe. Il y avait des associations de femmes, mais aucune ne se qualifiait de « féministe » (ni la Fédération des femmes du Québec, ni l’Association féminine d’éducation et d’action sociale, l’Afeas, fondées en 1966). C’était un mot-repoussoir. C’est le FLF, le Front de libération des femmes, qui a le premier je crois inversé le sens de ce mot, et l’a revendiqué haut et fort.

Le FLF est né à la fin de l’automne 1969, à la suite d’une manifestation du Front commun des Québécoises, mouvement spontané de quelque 200 femmes formé en 48 heures pour défier un arrêté municipal interdisant toute manifestation, le règlement 3926. Montréal connaissait alors une agitation sociale sans précédent : des dizaines de grèves, un nombre important de manifestations dont plusieurs sévèrement réprimées, grèves de pompiers, de policiers, de chauffeurs de taxi, lois spéciales de retour au travail, manifestations en faveur de la libération de prisonniers politiques qui tournent à la violence. C’est dans ce climat surchauffé que l’administration municipale montréalaise, prise de panique, édicte un règlement interdisant toute manifestation, toute tenue d’assemblée publique, de défilé ou d’attroupement (sauf le défilé de la Coupe Grey…). Aucun mouvement n’avait osé, dans le climat de terreur qui régnait alors à Montréal, défier l’arrêté municipal. Aucun, sauf… le Front commun des Québécoises qui s’était formé spontanément à cette occasion. Il disait vouloir « exprimer pour une fois le point de vue de la plus grande majorité silencieuse qui puisse exister au monde, celle des femmes », et donc remettre en question leur rôle inexistant dans la vie politique. Les femmes disaient aussi vouloir tester le préjugé voulant que les policiers protègent les femmes. Et le préjugé fut mis en pièces : 165 femmes enchaînées les unes aux autres furent arrêtées sur-le-champ. La manifestation eut un impact retentissant et, la glace étant cassée, permit peu après à d’autres groupes sociaux d’emboîter le pas et de défier ledit règlement. La force de frappe des femmes étant ainsi démontrée, le FLF naissait quelques semaines plus tard, formé d’un certain nombre de ces manifestantes. C’est une des organisatrices du Front commun des Québécoises, Nicole Thérien, une amie d’alors qui était documentaliste à la CSN, qui m’a pressée de me joindre aux rangs. Ce que je fis en janvier 1970.

Les actions les plus marquantes du FLF? Il y en eût plusieurs, eu égard à la durée d’existence du groupe (1969-1971). Entre autres, des appuis à des ouvrières en grève, une manifestation pour l’avortement le jour de la Fête des mères, ou encore des actes de désobéissance civile (appelés alors « gestes d’éclat »), comme des intrusions spectaculaires au Salon de la femme en 1970 et 1971, l’occupation du banc des jurés en plein procès (dans ce cas avec emprisonnement de sept militantes) et des occupations de tavernes, deux institutions unisexes mâles. Le FLF a aussi assuré un service (illégal) de référence pour les avortements, organisé une grande marche et un colloque sur le sujet et initié l’implantation d’une première garderie contrôlée par des femmes.

Mais par-delà ces gestes, je crois qu’on peut retenir que le FLF a porté de façon radicale la question des femmes sur la place publique et l’a sortie de la sphère privée où elle était soigneusement cantonnée. Il faut dire que nous partions de loin, comme l’exprimait l’une d’entre nous : « juste le fait de dire qu’il y avait une oppression des femmes, le monde riait de toi! ». En effet, à cette époque, les récriminations que pouvaient exprimer les femmes sur leur situation étaient considérées comme des problèmes personnels, relevant du complexe d’infériorité, ou encore du fait d’être soit « mal-baisées », soit lesbiennes, ou frustrées tout simplement… Le FLF pour sa part reliait ces récriminations au système patriarcal, capitaliste, impérialiste et colonial québécois, ce qui le différenciait des associations de femmes existantes. Il définissait d’ailleurs son féminisme comme anti-patriarcal, anti-capitaliste, et anti-colonial.

On peut dire, comme l’exprimait l’une d’entre nous, que le FLF a vraiment « mis le féminisme sur la mappe» québécoise, et a donné à plusieurs femmes la « piqûre » de la libération : les femmes pouvaient lutter de façon autonome pour elles-mêmes (et non pour ou en fonction des autres). Il leur appartenait, et à elles seules, de « décider de leurs conditions d’existence, de leur corps et de leur vie », comme il était écrit dans un de nos manifestes. Le FLF a en réalité légitimé l’action autonome des femmes, hors de la gauche, hors syndicats, hors partis politiques. Il a de ce fait accordé droit de cité aux groupes autonomes de femmes militants qui se formeront par la suite, et posé les pierres d’assise de l’analyse de la « lutte des femmes par les femmes ».

CR : Durant ces années, vous avez pris part aux débats sur le salaire au travail ménager, qui ont eu une importance significative dans les milieux progressistes. Quels étaient les fondements et le potentiel de cette revendication? Pourquoi avez-vous ensuite décidé d’y consacrer vos recherches postdoctorales?

LT : La décennie 1970 a été comme on sait le théâtre de l’irruption de la « question des femmes ». Plus cette question émergeait sur la place publique, plus nous assistions à un immense concert de voix de femmes déclinant chacune un à un les aspects multiples de l’oppression vécue : discriminations salariale, juridique, économique et politique, violence domestique, harcèlement sexuel, viol, maternités non désirées ou, si désirées, enfantements dans la violence obstétricale, machisme ambiant, contrainte à l’hétérosexualité, travail invisible des femmes dans les familles, etc. Des groupes de femmes se mobilisaient ici et là autour de chacun de ces enjeux afin de dénoncer la situation et de la changer.

Puis, au milieu des années 1970, un courant d’idées, qui était aussi un mouvement plurinational, le mouvement Wages for Housework (Salaire au travail ménager) nous arriva avec son message rassembleur : toutes les femmes sont d’abord ménagères! Ce slogan fournissait un fil conducteur qui reliait et pouvait expliquer plusieurs aspects autrement incompréhensibles de la situation discriminatoire vécue par une majorité de femmes tant dans la famille que dans le marché du travail. Le slogan révélait « le plus petit dénominateur commun » des femmes en société capitaliste, même si le travail ménager se déclinait et s’exerçait fort différemment selon les classes sociales et l’appartenance géographique, ethnique ou « raciale » des femmes. Comme l’a dit à ce propos une militante du collectif de Genève du salaire au travail ménager, L’Insoumise : «  On voyait pour la première fois la vie fragmentée des femmes – avec ses compartiments séparés – comme une totalité ». Parler salaire au travail ménager mettait en lumière sa face cachée, le « non-salaire », et nous ouvrait ainsi les yeux sur d’autres activités non-salariées des femmes, lesquelles s’étendaient bien au-delà du strict « ménage » : l’éducation et la socialisation des enfants et des adolescents, les soins et services de tout ordre dispensés à la maisonnée entière et même à la famille élargie, la « charge mentale » de l’organisation familiale, les soins psychologiques, le travail des femmes dans l’agriculture, le travail sexuel, etc. Nous comprenions alors que le travail non-salarié et invisible des femmes était en réalité un travail de reproduction sociale, le ciment des sociétés, permettant à toute personne de fonctionner jour après jour. Qu’il consistait à produire, reproduire, renouveler et restaurer la force de travail des individus. Or ce travail, qui ne faisait l’objet d’aucune reconnaissance monétaire ou sociale, était dans les faits une subvention gratuite au système capitaliste, tout en désavantageant les femmes aux plans économique, juridique, salarial, politique, etc. La revendication d’un salaire au travail ménager contribuait à politiser toute cette question en donnant un fondement aux diverses revendications féministes dans le monde.

C’était là le sens de la revendication du « salaire au travail ménager », ou sa variante plus révélatrice de l’esprit de sa campagne : « un salaire contre le travail ménager ». Il s’agissait de subvertir ce rôle imposé aux femmes, et non de le consolider. La revendication se voulait un révélateur du travail invisible des femmes, un outil de mobilisation et de conscientisation qui libère une stratégie de lutte. Son potentiel était immense dans l’esprit des militantes : celui d’unir les femmes par-delà les multiples divisions qui les séparent, en offrant un terrain unique de recomposition politique entre elles. C’était une force rassembleuse, offrant des possibilités d’alliances au-delà des différences. Ce mouvement mettait en relation diverses composantes de la vie des femmes en en faisant voir les continuités, et en en proposant une compréhension globale. La même perspective offrait des outils pour lier luttes féministes et luttes anticapitalistes, car elle se situait dans un cadre marxien de lutte : les femmes produisent et reproduisent la force de travail.

Ce que je savais de tout cela au milieu de la décennie 1970 était très limité. En 1977, le collectif L’Insoumise de Genève avait traduit et publié des textes du mouvement, jusque-là en italien et en anglais uniquement, dans une anthologie intitulée Le foyer de l’insurrection. Cette traduction aida quelque peu à publiciser au Québec des textes-clés de la perspective du salaire au travail ménager, dans un cercle restreint toutefois car il s’agissait d’une publication militante. Les éditions Remue-ménage en assuraient la distribution au Québec. Au total, la revendication suscita un tel tollé un peu partout au Québec, comme ailleurs, que toute la pensée qui soutenait la revendication fut mise de côté et reléguée aux oubliettes. Craignant que la revendication n’ait pour effet de « clouer les femmes à la maison », le mouvement des femmes opta pour la lutte féministe sur le front du marché du travail et non sur celui de la cuisine. Ce fut pour moi une grande frustration d’avoir ainsi manqué le bateau de cette « Internationale » féministe qui avait une grande portée politique et philosophique. Aucun courant de pensée n’offrait, en ce milieu de décennie 1970, une telle perspective anti-patriarcale et anti-capitaliste, accompagnée d’une stratégie d’action. Il s’agissait en effet d’une pensée marxiste, ou plutôt marxienne, c’est-à-dire revisitée à partir d’un point de vue féministe, celui du travail des femmes, invisible et gratuit.

C’est pourquoi, dès qu’il m’en fut possible, je suis retournée à ce « trésor perdu » des idées féministes : ce fut au moment d’un postdoctorat que j’ai pu me consacrer à retracer le b.a.-ba de l’histoire de ce mouvement, sa pensée et ses mobilisations dans six pays (Italie, Angleterre, États-Unis, Canada anglais, Allemagne et Suisse), histoire qui n’avait jamais encore été reconstituée. Les bourses offertes dans ce cadre m’ont permis d’aller rencontrer sur place les militantes de l’époque et de démarrer la recherche à partir de leurs archives personnelles.

CR : En 2014, vous avez publié à Remue-ménage Le salaire au travail ménager : chronique d’une lutte féministe internationale, 1972-1977 qui présente une synthèse de ces recherches. À l’automne dernier, la traduction en anglais de cet ouvrage est parue chez UBC Press et Pluto Press (Wages for Housework : A History of an International Feminist Movement, 1972-77) . Avez-vous l’impression qu’il y a un regain d’intérêt pour le thème du travail ménager, compris dans son sens large? Comment l’expliquez-vous?

LT : Très certainement. On le remarque au Québec chez de jeunes militantes féministes, beaucoup plus il faut le dire qu’au niveau des instances du féminisme institutionnel. Je prends comme exemple le discours et les mobilisations des Comités unitaires sur le travail étudiant (CUTE) qui luttent actuellement pour la rémunération des stages de formation en milieu de travail. Ces stages touchent en majorité les domaines de travail traditionnellement féminins (santé, éducation, travail social, etc.), qui constituent tous des externalisations du travail invisible et non payé  des femmes à la maison. À lire l’analyse qui soutient leur lutte, on voit que les militant.e.s se sont inspiré.e.s des analyses du mouvement du salaire au travail ménager pour articuler l’argumentaire de leur revendication d’un salaire étudiant. D’autres étudiantes aussi ont trouvé dans la perspective du salaire au travail ménager une inspiration pertinente à leurs recherches ou à leurs mobilisations. D’ailleurs, je crois avoir lu quelque part que vous-même avez été inspirée par ce courant dans le choix de votre thème de mémoire de maîtrise. Et j’ajouterais que votre propre initiative de m’inviter à la coordination d’un ouvrage collectif sur le travail invisible aujourd’hui au Québec se situe dans la lignée de ce regain d’intérêt!

Si l’on regarde en dehors du Québec francophone, on constate que le thème de la reproduction sociale suscite un engouement bien plus considérable aux plans des recherches et des publications. On n’a d’ailleurs qu’à « googler » ce thème pour le constater. Comment expliquer cela? Eh bien, je crois qu’un peu partout, on se rend compte que non seulement le travail invisible traditionnellement exécuté par des femmes dans le vaste domaine de la reproduction sociale ne diminue pas, mais qu’au contraire, on assiste à son extension. Parallèlement à cela, les ressources publiques affectées à la reproduction sociale sont graduellement mises à mal par nos gouvernements néolibéraux et, dans les pays du Sud, par les politiques des institutions économiques internationales en matière d’éducation, de santé et d’agriculture, notamment.

Le corpus théorique du courant du salaire au travail ménager, qui se situe dans un univers marxien de pensée, fournit des outils d’analyse et de mobilisation permettant d’appréhender les nouveaux volets de l’invisibilité du travail reproductif dans leurs relations avec le capital. Cette perspective peut en effet s’appliquer à chaque lutte en matière de reproduction sociale et en fournir une compréhension renouvelée. Elle peut aussi offrir un tremplin pour relancer la question de la reproduction à un autre niveau, en s’associant par exemple à une pensée de l’écologie et à des réflexions sur l’appropriation et le bouleversement des pouvoirs reproductifs de la Terre et de la nature. C’est à mon avis une vision heuristique et mobilisatrice qui nous est proposée par le système de pensée du courant du salaire au travail ménager, et qui peut expliquer qu’on y revienne quelque 40 années après sa formulation initiale.

CR : Bien que vous soyez politologue, vos recherches doctorales et postdoctorales ont été consacrées à l’histoire et aux discours sur l’histoire de mouvements féministes. Plusieurs des ouvrages que vous avez publiés visent également à transmettre l’histoire de militantes, de courants et de collectifs féministes. Quelle est, pour vous, l’importance de cette transmission?

LT : En effet, je crois que le fil rouge qui relie bon nombre de mes publications est celui de la transmission de l’histoire militante féministe. On retrouve cette préoccupation dans trois anthologies, autant celle des Québécoises Deboutte (avec Véronique O’Leary), que La pensée féministe au Québec 1900-1985 (avec Micheline Dumont) et que Luttes XXX (avec M-N Mensah et Claire Thiboutot). C’est aussi la préoccupation du texte Les courants de pensée féministe, écrit en 1997-98, qui a beaucoup circulé sur Internet (notamment sur le site Les classiques des sciences sociales). Et c’était bien sûr l’objectif ultime de Le salaire au travail ménager. Chronique d’une lutte féministe internationale, 1972-1977, une histoire qui n’avait encore jamais été reconstituée avant sa publication en 2014. Et c’était enfin l’objectif de quelques autres textes.

La motivation sous-jacente était donc de transmettre ces éléments d’histoire du féminisme militant. La connaissance de l’histoire du féminisme est tellement importante selon moi, notamment parce qu’elle peut éviter aux jeunes militantes, comme l’écrivait Christine Delphy, de croire qu’avec elles la lutte repart de zéro. C’était le sentiment qui animait toutes les militantes des débuts de la « seconde vague » féministe : avant elles, le déluge!… sentiment qui trahissait comment l’histoire du féminisme s’était mal transmise. Le peu qui avait été écrit était si affreusement négatif (par exemple, l’histoire des « suffragettes ») qu’il leur était fort difficile de s’identifier aux pionnières. Nous avons perdu un temps fou à retrouver trace de la révolte des femmes du passé qui aurait pu nous inspirer dans l’orientation à donner à notre propre révolte. J’ai moi-même été marquée par ce temps perdu au moment de nos balbutiements féministes et j’ai voulu à partir de là transmettre ce que j’ai pu découvrir moi-même au fil des ans dans divers travaux et dans mon enseignement. Il faut dire que le champ d’étude « Histoire des femmes » a depuis ouvert considérablement l’horizon de nos connaissances.

Il demeure cependant que le sous-champ « Histoire du féminisme », lui, demeure toujours sous-étudié et sous-enseigné. En 2003, lorsque Micheline Dumont et moi avons rassemblé et présenté quelque 185 textes de militantes féministes québécoises au XXe siècle, nous avions noté que l’histoire du féminisme constituait une catégorie de recherche introuvable et inclassable dans les formulaires des organismes subventionnaires, ou même les répertoires de chercheuses féministes. Et l’histoire du féminisme, lorsqu’elle était enseignée, l’était dans le cadre de cours en histoire des femmes uniquement. Le domaine était toujours considéré comme un élément marginal de l’histoire sociale. Je ne sais pas si les choses ont vraiment évolué depuis…

CR : Est-il juste d’affirmer que vous avez toujours conservé une certaine posture critique dans vos recherches, en appelant à élargir les cadres d’analyse féministes notamment pour y inclure des femmes marginalisées et des sujets moins consensuels?

LT : Vous avez probablement en tête mes recherches sur le mouvement des travailleuses du sexe, qui m’ont occupée en fait pendant toute la première décennie des années 2000. Au début de ce nouveau millénaire, j’ai été littéralement estomaquée  d’assister, dans le monde du féminisme universitaire et du mouvement des femmes, à une véritable volonté d’exclusion de certaines d’entre elles, et cela de la part d’une catégorie de féministes. Cela posait une question de logique pourtant simple : comment penser le féminisme et le mouvement des femmes si l’on exclut d’emblée une partie de ces dernières, qui plus est sans tenir compte ni de leurs discours, ni de leurs revendications? Ou, pour être plus exacte, en discréditant leurs discours pour mieux faire barrage à leurs revendications.

Je parle ici du traitement réservé au mouvement des travailleuses du sexe par une frange du féminisme, dit abolitionniste, un courant universitaire et militant qui lutte pour l’abolition totale de la prostitution, quelles qu’en soient les conditions d’exercice et quoi qu’en disent les intéressées elles-mêmes. Les revendications de droits pour les travailleuses du sexe sont taxées d’illégitimité, et les revendicatrices, considérées comme manipulables ou malades, incapables de comprendre et de gérer leurs vies. C’est pour offrir un autre son de cloche que Maria Nengeh Mensah, Claire Thiboutot et moi avons publié, chez Remue-Ménage en 2011, Luttes XXX. Il s’agit d’une anthologie historique de quelque 80 textes provenant du mouvement international des travailleuses du sexe, dont bon nombre était traduit en français pour la première fois.

Pour moi, il s’agit d’un enjeu universel et d’un enjeu féministe. Une anecdote : l’une des rares critiques négatives à l’endroit de notre anthologie La pensée féministe au Québec est venue de cette frange. Selon elle, nous n’aurions pas dû inclure, parmi les quelques 185 textes choisis, le tout premier texte du tout premier groupe de travailleuses du sexe du Québec, l’Alliance pour la sécurité des prostituées. Ce texte, publié en 1986 dans un bulletin de liaison féministe, lançait un appel au mouvement des femmes à appuyer leurs revendications. Nous n’aurions pas dû, selon cette critique, inclure une demande de solidarité de la part de « prostituées » dans une histoire de la pensée de militantes féministes…

J’ai été membre du conseil d’administration de Stella [une ressource communautaire dirigée par et pour des travailleuses du sexe dispensant services et conseils en matière de santé et de défense de droits] de 2003 à 2007. J’ai écrit une dizaine d’articles ou chapitres de livres critiquant certains cadres d’analyse féministes utilisés pour étudier la « prostitution » et la traite des femmes, qui appelaient au changement de paradigme.

L’un des critères fondamentaux d’inclusion des personnes marginalisées dans nos analyses féministes exige en premier lieu, selon moi, de se placer en « mode écoute ». Écouter d’abord ce que ces personnes ont à dire, se mettre à leur place, tenter de comprendre leur parole et surtout le sens que ces personnes donnent à leur expérience. Essayer d’appréhender pourquoi ces personnes, elles aussi, « ont raison de se révolter ». Donc éviter de se situer en surplomb et du point de vue de la société « idéale » que la chercheuse ou la militante a en tête. Et se rappeler toujours de la mise en garde qu’émettait une féministe française, Monique Crinon, lors d’une journée de formation sur les féminismes : il faut toujours faire attention au système de domination qu’on véhicule lorsqu’on en combat un autre. Ou cette autre répartie que j’aime bien, que Bertholt Brecht fait dire à un personnage de L’Opéra de quat’sous, Jenny, la prostituée :  « Avant de servir la morale, on sert la soupe! ».

CR : Pour terminer, quels sont vos prochains projets?

LT : L’année 2019 sera l’année du 50e anniversaire de la naissance du Front de libération des femmes du Québec, le FLF. Ce sera aussi l’année de la réédition par les éditions Remue-ménage de l’anthologie Québécoises Deboutte! que j’ai coproduite avec ma camarade Véronique O’Leary au début des années 1980 et qui est épuisée. Il s’agit, dans le premier tome, d’une collection de textes du FLF (1969-1971) et du Centre des femmes qui l’a suivi (1972-1975). Dans le second tome, on trouve une autre collection de textes du journal éponyme Québécoises Deboutte!, qui est le premier journal ouvertement féministe, de cette nouvelle mouvance initiée par le FLF, ayant eu une parution relativement continue. Voici comment nous le présentions dans l’introduction de sa collection complète :

Québécoises Deboutte! c’est non seulement l’accession à l’écriture de ce féminisme québécois « organisé » sur la base du groupe autonome de femmes militant, mais c’est aussi la première revue d’analyse théorique de l’exploitation des femmes, avec ses questionnements, ses recherches, ses tâtonnements, ses avenues de réponses et ses visées stratégiques féministes, avec son lot normal d’« erreurs », mais aussi ses acquis importants. D’où provient notre exploitation? Comment s’organiser pour l’abolir? Comment s’y prendre pour répandre le mouvement? Québécoises Deboutte! a lancé, dans la foulée des questionnements explorés par le Front de libération des femmes (FLF), des pistes de réponses à cet égard.

 Il y a donc un intérêt certain à relire ce journal au rétroviseur de l’histoire. À cette réédition s’ajoutera une introduction générale revue et augmentée. L’idée de nos éditrices est d’en faire une sorte de « Best of », donc une édition entièrement nouvelle. 2019 sera donc l’occasion de lire en rétrospective ces documents premiers du féminisme d’ici, et d’apprécier le chemin parcouru depuis. Personnellement, avec cette réédition, je boucle une boucle dans mon propre parcours, puisque le FLF marque mon éveil au féminisme. Et une page se tourne aussi. Peut-être pas la dernière. Je laisse l’horizon ouvert…

* Cet article a précédemment été publié sur le blogue du Centre d’histoire des régularités sociales