Étude de la CDPDJ sur les actes haineux : une dénonciation inquiétante

Publié le 17 octobre 2019

Par Mathieu Marion, professeur au département de philosophie de l’Université du Québec à Montréal et Siegfried L. Mathelet, docteur en philosophie de l’Université du Québec à Montréal et de l’Université catholique de Louvain

La dernière étude de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse (CDPDJ) sur Les actes haineux à caractère xénophobe, notamment islamophobe[1] est vivement remise en cause dans une lettre publiée le 5 octobre dernier sous le titre CDPDJ : une étude « scientifique »?[2]. Plus d’une trentaine de signataires y remettent directement en cause la crédibilité même de l’organisme :

« En publiant une étude aussi biaisée, s’appuyant sur une méthodologie déficiente, un échantillonnage non représentatif et des généralisations abusives, la Commission soulève de sérieux doutes sur son objectivité, son impartialité politique et sa crédibilité en tant qu’instance conseil du gouvernement. »[3]

L’étude de la CDPDJ ferait donc appel à une méthodologie « déficiente », un échantillonnage « non représentatif » et des « généralisations abusives ». Bien que ces critiques puissent être légitimes, elles nous semblent non fondées dans le cas présent et, toujours selon nous, la lettre fait aussi usage de procédés rhétoriques illégitimes, dans le but de ternir la qualité et la probité de l’équipe de recherche de la CDPDJ. Cette rhétorique est d’autant plus pernicieuse qu’elle vise à travers l’étude la réputation de l’organisme veillant au respect de la Charte québécoise des droits et libertés.

Selon ses détracteurs, l’étude se limiterait à « une approche qualitative, qui ne permet d’avancer aucun chiffre en lien avec la xénophobie ou l’islamophobie, ce que le rapport de la Commission ne manque pourtant pas de faire[4] ». D’emblée, l’accusation est trompeuse. Les statistiques déjà existantes sont en effet présentées dès la section 1.2 (les détails sont à l’annexe 2), et démentent au passage l’affirmation selon laquelle « les personnes de confession juive sont les plus ciblées par les crimes haineux sur une base religieuse en 2017 », présentée dans la lettre pour appuyer une critique de son échantillon sur laquelle nous reviendrons. Cette affirmation est vraie pour l’ensemble du Canada mais fausse pour le Québec, où les victimes musulmanes sont deux fois plus nombreuses (voir Tableau 2d). Il faut surtout signaler en réponse au reproche que l’étude rappelle à la page 71 qu’elle est « qualitative », puisqu’elle porte sur les effets des actes haineux sur leurs victimes, et non sur leur nombre ou répartition. Les signataires reprochent donc à l’étude de ne pas faire ce qu’elle n’a en fait jamais eu l’intention de faire.

Ces derniers poursuivent en critiquant la méthode d’échantillonnage par « boule de neige » utilisée pour cette étude de la CDPDJ. Cette méthode consiste à se baser sur un réseau pour établir un échantillon de recherche : on approche des personnes, auxquelles on demande d’identifier d’autres personnes, et ainsi de suite, dans un effet « boule de neige ». Les signataires reprochent à l’étude de se limiter à « l’univers du réseau des personnes rejointes plutôt que de viser le milieu social en général, entraînant l’exclusion systémique des groupes principalement victimes de discrimination et de crimes haineux[5] ».

En laissant entendre que cet usage de l’échantillonnage par « boule de neige » souffre de graves défauts, les signataires omettent de dire que c’est une méthode reconnue et d’usage courant pour atteindre des personnes difficiles à joindre, comme les membres de sectes, les victimes de violence conjugale ou d’intimidation ou encore les réseaux de confiance opérant dans la discrétion comme les trafiquants de drogues ou les victimes de la traite de personnes. Il n’existe pas de registre des victimes d’actes haineux duquel on pourrait tirer un échantillon par une autre méthode, et, comme dans le cas d’agressions sexuelles, la plupart ne sont même pas rapportés à la police, laquelle semble trop souvent mal préparée pour gérer les plaintes. D’où la pertinence de cette méthode.

La principale critique de la méthode d’échantillonnage par « boule de neige » est le risque de surreprésenter le groupe de départ, critique que reprennent les détracteurs de l’étude en affirmant qu’elle souffrirait d’une surreprésentation des musulman.ne.s, et parmi ceux-ci et celles-ci des femmes portant un foulard. Or, le mandat gouvernemental auquel répond l’étude de la CDPDJ mentionnait spécifiquement l’impact des actes islamophobes. Ce mandat est cité dès la première page :

« Cette documentation et analyse visent à mieux comprendre les actes haineux et xénophobes, notamment ceux motivés par des préjugés islamophobes. Les crimes haineux sont particulièrement graves, car ils atteignent l’identité et la dignité des personnes et des collectivités. L’analyse plus fine des actes haineux accroîtra l’efficacité des mesures mises en place pour les contrer. » [6]

On peut ne pas aimer ce mandat gouvernemental, mais on ne peut pas reprocher à la CDPDJ de l’exécuter.

Les signataires poursuivent leur critique en reprochant à l’étude de la CDPDJ la taille de son échantillon. Ils et elles ridiculisent le fait qu’il s’agirait d’une étude d’une ampleur « inédite » sur le sujet. Or, ils et elles ne citent aucune autre étude comparable de plus grande envergure. Pire, la pertinence d’un plus grand échantillonnage n’est pas démontrée et aucune discussion méthodologique de ce qui constitue un point de saturation adéquat n’est mise de l’avant.

Le réquisitoire se poursuit sur le nombre de femmes portant un foulard dans l’échantillon : « parmi les 32 femmes de confession musulmane de l’échantillon, 27 portent le hijab, soit 85% d’entre elles, ce qui excède largement le pourcentage réel de musulmanes québécoises portant le hijab. La Commission se fait ainsi complice d’une représentation stéréotypée des femmes musulmanes [7] ». En affirmant que l’étude reconduit une « représentation stéréotypée des femmes musulmanes », les signataires utilisent un procédé rhétorique de retournement de l’accusation. Or, cette critique, dont la rhétorique précise la véritable cible de la lettre, n’est pas valide. D’un point de vue statistique, si la proportion dans la société de femmes musulmanes portant un foulard est – chiffre fictif – de 1 sur 20, ça ne voudrait pas dire que, toute chose étant égale par ailleurs, 19 victimes d’actes haineux sur 20 ne portaient pas le foulard. Les femmes victimes d’actes haineux le sont précisément parce que leur foulard rend visible leur appartenance religieuse.

Ceci nous ramène au phénomène que la CDPDJ avait pour mandat d’étudier. Avec ce retournement d’accusation, les signataires entravent la reconnaissance pour les femmes musulmanes du statut de victimes d’actes haineux, avec un procédé rhétorique qui a pour effet de « passer sous silence », voire de nier, les effets des actes haineux dont elles furent victimes, et que l’étude visait à mieux comprendre.

Un autre reproche fait à l’étude de la CDPDJ, probablement le plus inacceptable, est celui de s’être fondée sur « la perception subjective des répondants » sans vérifier leur véracité. Supposons un instant que nous fassions une étude qualitative sur les impacts de la violence conjugale et qu’on se fasse répondre : « l’étude se base sur le point de vue de personnes se disant victimes […], autrement dit sur la perception subjective des répondants. La Commission n’ayant pas cherché à vérifier la véracité des témoignages[8] ». Les signataires exigent donc que les chercheur.euse.s mettent en doute la parole des victimes. Or, il y a des contextes où cela est très délicat, et aucune justification réelle de cette exigence n’est mise de l’avant dans le cas présent.

De surcroit, ce propos contient un sous-entendu rhétorique du type « sifflet à chien », que l’Office de la langue française définit, sous le nom de « dilogie », comme « un procédé rhétorique selon lequel un propos est interprété de manière anodine et sans équivoque par la majorité des individus, mais dont le contenu est structuré afin d’être interprété de manière particulière par une frange ciblée de la population ». Auprès de cette frange, notre propos sera compris comme suit : le fait que des victimes sont des musulmanes portant un foulard jette le soupçon sur leurs déclarations. Ce pourrait être des menteuses. Bref, l’accusation en appelle à mots couverts au stéréotype antimusulman comme caution de son propos.

Derrière une critique d’apparence légitime – la méthode d’échantillonnage peut induire un biais – la lettre utilise donc les procédés rhétoriques du sifflet à chien et du retournement d’accusation. La tournure du propos sous-entend qu’il faut douter de la crédibilité de la CDPDJ et de son étude non seulement parce que cette dernière donne la parole aux femmes portant un foulard, mais parce que ce faisant elle reconduirait des stéréotypes contre ces femmes. Les défenseur.e.s des droits et les minorités religieuses seraient ici à mettre au banc des accusés. Avec un tel procédé, le propos des signataires obtiendra l’approbation d’un public déjà méfiant envers les musulman.e.s ou rébarbatif à la défense des droits des minorités. Toutefois, on n’aura en fait pas démontré grand-chose.

La lettre continue la charge en laissant sous-entendre qu’un complot se cacherait sous l’anonymat des personnes et des groupes répondants. Un groupe controversé comme le Collectif canadien anti-islamophobie d’Adil Charkaoui, que la lettre ne nomme pas explicitement, ferait-il partie du lot ? Dès lors, même s’il s’agit de documenter les actes haineux, la protection de l’anonymat de répondant.e.s qui pourraient en être les victimes potentielles suite au rapport est présentée comme suspecte. Ceci laisse transparaitre un manque d’égards envers la sécurité des répondant.e.s, en plus d’afficher une méconnaissance de l’importance que l’éthique de la recherche accorde à la confidentialité de l’identité des répondant.e.s.

Le complot, donc, serait ourdi par l’équipe de recherche de la CDPDJ qu’on discrédite en vertu de l’engagement d’une ou plusieurs de ses collaboratrices, qu’on s’empresse de nommer dans une note en bas de page. Les détracteurs utilisent ici le sophisme appelé « empoisonner le puit ». Il s’agit de discréditer la personne pour ensuite refuser de l’écouter, tout comme on évite de boire l’eau d’un puit que l’on sait empoisonné.

Ce que trahirait les engagements de l’équipe de recherche de la CDPDJ, c’est en outre « un biais idéologique flagrant en faveur d’une permissivité absolue en matière de signes religieux et de pratiques religieuses[9] ». Pourtant, on ne parle pas des enseignantes visées par la loi sur la laïcité, mais de citoyennes portant un signe religieux dans l’espace public et qui se disent agressées pour cette raison. Le reproche parait donc non fondé, voire idéologique.

À celui-ci vient s’ajouter une citation tronquée sensée prouver un autre biais de l’étude[10]. Les signataires laissent entendre que le fait d’attester la présence de groupes d’extrême droite dans l’environnement médiatique d’aujourd’hui, façonné par l’Internet, cacherait un « biais idéologique » défavorable à la « recherche de valeurs communes en démocratie[11] ». Cependant, l’étude mentionne dans ce passage un phénomène reconnu et bien documenté en lien avec la hausse récente des actes haineux, et ne tente nulle part d’y inclure l’ensemble des intervenant.e.s connu.e.s pour leur appui à la loi sur la laïcité de l’État au nom de « valeurs communes ».

Le jupon dépasse, car la défense de cette loi, qui fait usage de la clause de dérogation pour se soustraire à la protection des droits fondamentaux protégés dans notre charte est bien le souci affiché des signataires de la lettre. Ils et elles l’appuient du sophisme de l’appel à la majorité en déplorant qu’« aucun contrepoids en faveur de la laïcité telle que souhaitée par une majorité des Québécois n’est présenté dans le rapport[12] ». Pourtant, l’étude n’a jamais eu pour objet la laïcité, mais bien les effets des actes haineux sur leurs victimes. Les deux questions sont distinctes et, bien qu’on puisse voir un lien entre l’actualité politique depuis le dépôt du projet de « charte des valeurs québécoises » à l’automne 2013 et la recrudescence desdits actes, demander un tel contrepoids constitue une ingérence absurde.

Après s’être acharné ainsi à discréditer la CDPDJ à travers son étude, les signataires de la lettre enfoncent le clou en affirmant :

Malheureusement, en publiant cette étude qui ne revêt ni les qualités scientifiques ni la neutralité et la rigueur attendues d’une instance aussi importante, la CDPDJ s’éloigne dangereusement de sa mission et contribue plutôt aux tensions entre Québécoises et Québécois de toutes origines[13].

Pour notre part, il nous semble que c’est plutôt le recours à divers procédés rhétoriques illégitimes – de l’ordre du retournement d’accusation, du passage sous silence, du sifflet à chien, des sophismes de l’empoisonnement du puit et de l’appel à la majorité – qui est dangereux, en tout temps pour tout débat démocratique, mais aussi tout particulièrement ici, lorsqu’il a pour but de miner la crédibilité de la CDPDJ. Lorsqu’on veut détruire la protection des droits et libertés dans notre État de droit, la CDPDJ, qui est justement chargée de veiller à leur protection, devient alors une cible privilégiée. Nous osons espérer que les signataires de cette lettre ne se reconnaitront pas dans un tel agenda.


[1]  Commission des droits de la personne et de droits de la jeunesse du Québec, Les actes haineux à caractère xénophobe, notamment islamophobe : résultats d’une recherche menée à travers le Québec. Étude présentée dans le cadre du Plan d’action gouvernemental 2015-2018 : La radicalisation au Québec : agir, prévenir, détecter et vivre ensemble. Août 2019. Le document est disponible à cette adresse : http://www.cdpdj.qc.ca/Publications/etude_actes_haineux.pdf.

[2] Lettre collective, CDPDJ : une étude « scientifique »?, Journal de Montréal, édition du samedi 5 octobre. La lettre peut être consultée à cette adresse :https://www.journaldemontreal.com/2019/10/05/cdpdj-une-etude-scientifique .

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Ministère de l’immigration, de la diversité et de l’inclusion, La radicalisation au Québec : agir, prévenir, détecter et vivre ensemble – Plan d’action gouvernemental 2015-2018, p. 19.

[7] Lettre collective, CDPDJ : une étude « scientifique »?, op. cit.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Nous reproduisons ici l’intégralité du passage original, à la p. 40 de l’étude, à comparer au segment reproduit dans la lettre :

« Il importe ainsi de prendre acte de l’essor de cet environnement communicationnel et de ses effets probables lorsque les plateformes numériques sont investies par des groupes à l’idéologie raciste. Comme l’a déjà souligné la Commission : « Alors que le développement d’Internet et des médias sociaux offre des outils démocratiques sans précédent qui favorise une participation sociale et politique élargie ainsi que le rapprochement entre les peuples, il entraine des risques de dérives accrus lorsque ces moyens de communication sont détournés de leurs finalités pour en faire le portevoix de discours haineux. À cet égard, divers rapports internationaux ont tour à tour sonné l’alarme à l’effet que cet outil démocratique que constitue Internet était également en phase de devenir le véhicule principal des groupes d’extrême droite à l’idéologie raciste et xénophobe. » Des groupes dits « identitaires », d’ »extrême droite » et populistes participent en effet à la cristallisation de la xénophobie et de l’islamophobie auprès de certaines franges de la population en diffusant une rhétorique qui diabolise les « étrangers » et tous ceux perçus comme tels (donc les minorités racisées plus largement), l’islam et les musulmans sans se baser sur des faits avérés. Ils exagèrent par exemple le nombre d’immigrants ou les dépeignent comme une menace à la culture et aux valeurs du groupe majoritaire, à la sécurité, à la santé publique, etc. »

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] Ibid.