« Femmes, genre et régulations sociales » : retour sur la journée d’étude du 20 novembre 2015

Publié le 7 janvier 2016

Par Camille Robert, étudiante à la maîtrise en histoire à l’Université du Québec à Montréal, assistante de recherche au Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS)[1] et collaboratrice pour HistoireEngagee.ca

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Affiche de la journée d'étude.

Affiche de la journée d’étude tenue par le Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS) à l’Université du Québec à Montréal le 20 novembre 2015.

Le 20 novembre 2015, le Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS) tenait une journée d’étude à l’UQAM, qui visait à penser le genre, la situation des femmes et de la famille à travers le cadre analytique des régulations sociales. Il s’agit d’une approche qui « tente de saisir les processus de transformation historique en accordant une place privilégiée à l’étude des cadres normatifs qui structurent la vie sociale, à commencer par l’État, les institutions et le droit »[2]. Le cadre des régulations sociales permet donc d’envisager le conflit social à la fois dans une dynamique d’imposition et de résistance, puis de le considérer comme moteur de changement historique[3].

Cette journée faisait suite à l’événement L’École comme institution des régulations sociales, qui, en mars dernier, avait favorisé les échanges et les réflexions communes sur une thématique reliant les intérêts de recherches des professeur-e-s, des étudiants et des étudiantes du CHRS. Organisée par Anne-Marie Buisson et moi-même, la journée « Femmes, genre et régulations sociales » a permis de rassembler des chercheuses et chercheurs en histoire, en science politique, en criminologie et en études féministes. Reprenant une formule ouverte et expérimentale, plusieurs intervenantes ont pu y exposer des questionnements de recherche et des pistes de réflexion.

La première partie, « Laïcité et éducation », s’est ouverte avec une communication de Christine Chevalier-Caron, candidate au doctorat en histoire, qui portait sur les femmes, l’identité et l’éducation au Maroc sous la domination française, entre 1912 et 1962. Dans le cadre de ses travaux de maîtrise, elle s’est intéressée à l’implication sociale des femmes musulmanes durant cette période, en étroite relation avec l’accès à l’éducation. En s’appuyant sur le Coran, ces dernières ont porté un discours de décolonisation qui reposait sur l’éducation des femmes.

Par la suite, Caroline Jacquet, doctorante en science politique, a présenté une lecture critique de l’utilisation de l’histoire féministe dans les débats entourant la laïcité et le port du voile au Québec. Selon certains intervenants et certaines intervenantes, la libération des femmes — qui n’est d’ailleurs pas complètement réalisée à ce jour — serait le résultat d’une longue émancipation du religieux et d’une sécularisation de l’État. Or, en examinant les discours féministes durant les années 1970 et 1980, Caroline Jacquet en vient à la conclusion que « l’ennemi principal » de ces militantes n’était pas la religion, qui n’était considérée que comme une oppression parmi d’autres, et propose alors une critique anti-colonialiste.

Durant la plénière qui a suivi la première partie de cette journée d’étude, plusieurs interventions ont porté sur la documentation utilisée par les deux étudiantes. Pour Christine Chevalier-Caron, étant donné que les femmes sont généralement absentes de l’histoire du Maroc et de la décolonisation, le recours à une grande variété de sources, dont des textes de loi et des arrêtés, des bulletins et des comptes-rendus d’entrevue, a été nécessaire afin de retracer l’engagement des militantes pour l’accès à l’éducation. Caroline Jacquet, répondant à la question d’une participante, a évoqué la quasi-absence des femmes non-blanches ou non-catholiques dans les publications féministes des années 1970 et 1980 — ce qui permet difficilement de cerner le discours que les militantes avaient alors sur ces catégories de femmes, aujourd’hui ciblées par les débats entourant le port du voile.

La deuxième partie de la journée d’étude, autour du thème « Institutions, familles et régulations », a débuté avec une présentation de Claire Garnier, titulaire d’un doctorat en histoire. Elle a partagé certaines questions de recherche en lien avec sa thèse, qui portait sur les institutions hospitalières de l’époque moderne. En marge de ses travaux, elle s’est intéressée au phénomène des « filles perdues » et des refuges où elles étaient internées, à partir de billets d’enfermement, de règlements d’institutions et de procès-verbaux. Ces femmes déviantes étaient placées en institution, le plus souvent par un proche ou par une figure d’autorité, afin d’éviter qu’elles ne « corrompent » les autres femmes et pour tenter, dans certains cas, de les « récupérer ».

Ensuite, j’ai présenté quelques pistes de réflexion entourant mon sujet de mémoire. En m’intéressant aux discours des féministes québécoises sur le travail ménager durant les années 1970 et 1980, j’ai constaté une influence de ces dernières sur la pratique de l’histoire des femmes et de l’histoire de la famille dès la fin de la décennie 70. En effet, après que le mouvement féministe ait théorisé les activités domestiques comme travail socialement productif, et non comme partie prenante d’une « nature féminine », certaines historiennes ont commencé à s’intéresser à l’apport des ménagères dans certains moments historiques, de l’industrialisation à la Deuxième Guerre mondiale, en passant par la crise des années 1930. Ainsi, l’émergence de la ménagère comme sujet politique dans les discours féministes aurait sans doute contribué à en faire un sujet historique.

La dernière communication, par Janice Harvey, portait sur les rapports de genre et les transformations dans le réseau de charité protestante à Montréal de 1900 à 1935. Au tournant du XXe siècle, le Scientific Charity Movement a mené vers une centralisation de la philanthropie à Montréal, afin de limiter les « abus ». Certaines œuvres gérées par des femmes, davantage tournées vers une approche du care, ont d’ailleurs résisté à ce mouvement de centralisation, notamment pour des questions d’autonomie. Dans le cas de la prise en charge des enfants, un conflit s’est opéré entre cette tendance à la « rationnalisation », défendue par des hommes, et le champ d’action des femmes bourgeoises. Les restrictions à l’aide dites « scientifiques » auraient eu des répercussions négatives sur plusieurs familles dans le besoin, et particulièrement sur les mères nécessiteuses.

Durant la plénière qui a suivi la deuxième partie de la journée d’étude, une participante a soulevé la question de l’accès aux sources ; si l’historienne Denyse Baillargeon était parvenue à retracer l’expérience vécue des ménagères des années 1930 grâce à des entrevues, qu’en était-il des « filles perdues » et les personnes qui ont eu recours aux institutions de charité? Pour Claire Garnier, c’est par le corps et certains aspects matériels qu’on peut tenter de retracer ces femmes : nombre de lits et nombre de femmes, temps passé dans le refuge, profession exercée, moment et motifs de l’enfermement, vêtements, pièces de monnaie, etc. Par les billets d’enfermement, par exemple, on apprend parfois qu’elles ont un père ou un mari qui a demandé leur internement, ou alors un compagnon enfermé quelque part dont elles attendent la sortie. Selon Janice Harvey, les personnes qui demandant de l’aide auprès des institutions laissent généralement peu de traces. Même si on trouve rarement des documents laissés par ces personnes, il est possible de dresser certains profils à partir d’études menées par les institutions, ou à partir d’informations pratiques : à quel moment dans l’année ces familles demandent-elles de l’aide, les âges des personnes, la composition des familles, et quand les parents reprennent-ils leurs enfants après qu’ils aient été placés temporairement.

Au final, l’une des préoccupations centrales soulevée durant cette journée d’étude a été l’accès aux sources pour écrire l’histoire des femmes ; comment faire parler les silences? Si les femmes étaient généralement peu présentes dans plusieurs sphères de la société, une difficulté supplémentaire s’ajoute lorsqu’il s’agit de femmes marginalisées, qu’elles soient racisées, déviantes, défavorisées ou reléguées à la sphère privée. Plusieurs présentatrices ont tenté de relever ce défi en s’appuyant sur des sources légales et institutionnelles, qui, bien qu’elles ne donnent pas la parole aux femmes directement, permettent de mieux les saisir à travers les cadres qui les entourent. Caroline Jacquet et moi nous sommes tournées vers les discours des féministes des années 1970 et 1980, notamment à travers les journaux publiés par des militantes, afin de répondre à des questions historiographiques ou d’actualité. Cette journée d’étude a donc été très enrichissante, tant au niveau des présentations que des échanges animés avec les participants et participantes. Le cadre des régulations sociales, qui agissait comme fil conducteur tout au long des communications, a permis de présenter les femmes comme cibles de cadres normatifs, mais aussi comme actrices de changement.


[1] Je tiens à remercier Cory Verbauwhede, dont les notes m’ont permis de rédiger ce compte-rendu.

[2] Page d’accueil du site du CHRS.

[3] Idem.