Hip-hop, vulnérabilités et rapports de pouvoir : en conversation avec Lucas Charlie Rose

Publié le 29 janvier 2019
Plus près du soleil

Crédit photo: My vision, shared.

Par Philippe Néméh-Nombré, doctorant en sociologie (Université de Montréal), membre du comité éditorial d’HistoireEngagée.ca et co-fondateur du projet Échantillons et Lucas Charlie Rose, rappeur, fondateur du labelTrans Trenderz et militant (Black Lives Matter Montréal)

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Quelques jours avant le lancement de l’album de Lucas Charlie Rose Plus près du Soleil, et quelques jours avant la diffusion du documentaire Entends ma voix sur ICI ARTV, revenant sur les différentes positions et perspectives quant au spectacle SLAV et à son retrait de la programmation du Festival de Jazz de Montréal à l’été 2018, j’ai suggéré à Lucas Charlie Rose de discuter, de revenir sur son travail inspirant, nécessaire, et puis de penser à, ou plutôt avec la musique, le hip-hop, les lieux, les expériences noires, les mots et les manières dont ils se rejoignent. Qu’on le fasse ensemble, surtout. Il m’a reçu chez lui, dans son studio.

Lucas Charlie RoseYou scared of dogs?

Philippe Néméh-Nombré – Pas du tout. Et puis il est trop beau.

LCR – Elle va apprendre à te connaitre, elle aura compris que tu l’as vue, elle t’aura montré sa balle cinquante fois, puis elle va arrêter de japper.

PNN – Elle s’appelle Whiskey, c’est ça?

LCR – Oui. Elle va avoir cinq ans dans deux mois, mais elle agit comme un bébé! C’est ma meilleure amie. Bon, alors…

PNN – Oui, alors encore une fois, un immense merci de prendre ce temps. De prendre ce temps aujourd’hui, le temps d’en discuter, mais aussi de faire ce que tu fais. Et de le vivre, de le faire tous les jours : tu produis de la musique, tu fais aussi beaucoup de travail politique. Et puis il y a le geste politique dans ta musique, aussi, ce sont vraiment des choses très liées. Du travail, de l’investissement, de ce que j’en comprends, de ce que j’en sais, qui est d’un côté assez douloureux parce qu’il s’agit de toujours mettre en évidence les problèmes et la manière dont ils s’imbriquent, parce qu’il s’agit de dire ce qui est difficile, de dire ce qui est difficile à dire et à vivre. Mais en même temps, d’un autre côté, c’est aussi plein de possibilités parce qu’il s’agit de fissurer l’ordre « normal » des choses et de créer des futurs. On recrée similairement à travers la musique et à travers le travail politique. Comment, pour toi, ces deux trucs se complètent, interagissent, se recoupent?

LCR – Je trouve ça bizarre, le mot « politique », déjà. Quand je pense « politique », je pense Emmanuel Macron, Donald Trump, Justin Trudeau et tous les mecs qui parlent de ce qu’ils ne vivent pas, de ce qui n’a rien à voir avec eux. Je pense à tous ceux qui parlent à la place de, sans rien n’y connaitre. Moi, je parle de moi. Dans mon travail, je parle de moi. Dans mes démarches « politiques », dans le fond, je parle de mes communautés, de ce qui m’arrive et de ce qui nous arrive. Des problèmes qui entourent et traversent les communautés desquelles je fais partie. Et puis j’essaie d’aider et d’apporter mon soutien aux autres causes. J’ai simplement envie que les gens dans mes communautés mangent bien, c’est vraiment ça, je veux seulement qu’on aille mieux. Le mot « politique » est utilisé pour marquer un choix d’intérêt, est connoté de manière à pouvoir dire « je ne m’y intéresse pas » ou « la politique ce n’est pas un de mes hobbys ». Tandis que pour nous, la question ne se pose pas quand on essaie de survivre pour, simplement, vivre tranquille. C’est tout.

PNN– Plutôt que le mot « politique », plutôt que de parler de « la » politique, alors, est-ce qu’on pourrait parler d’un travail de transformation?

LCR – Oui, du travail de transformation. Et donc c’est ça le travail d’un artiste : de parler de soi-même et – donc – de la condition humaine à travers tes paroles, tes chansons et la manière dont tu te présentes (ce qui constitue un message en soi), auxquels tu peux ajouter des discours et des actions.  Ou des silences tout aussi significatifs. Les musiciens sont sensés le savoir! Quand tu écris une chanson et que tu mets un silence à un moment, ça a un impact énorme. Le silence a énormément de pouvoir et ça veut dire quelque chose. Et pour moi, c’est ça : je ne veux pas rester silencieux. Ce n’est pas le message que je veux transmettre.

PNN – Je veux te poser une question à laquelle j’aurais, moi, beaucoup de difficulté à répondre puisque j’ai l’impression d’être « né » dans le hip-hop, d’avoir grandi là-dedans… Mais je te demande quand même, surtout pour ce qui est d’en faire : comment y es-tu « arrivé »? Est-ce que c’était lié au besoin de parler? Ou c’était moins conscient, si on veut, au début ?

LCR – C’était vraiment le désir de parler. Les deux albums qui m’ont vraiment donné envie de rapper, je les écoute toujours : Les Histoires extraordinaires d’un jeune de banlieue de Disiz la Peste et Dans ma bulle de Diam’s. Deux albums qui m’ont vraiment marqué. Sur l’album Dans ma bulle de Diam’s, par exemple, il y a une chanson où elle parle de sa tentative de suicide à l’âge de 15 ans. Et à l’époque où j’écoutais ça, j’étais dans cette période-là. Parce que, bon, c’est quand même un des fléaux de la communauté trans : souvent, on ne sait pas qui on est et on a l’impression que ça n’ira jamais mieux, donc on a juste envie d’en finir. Et pour moi, entendre quelqu’un qui rappait comme ça de quelque chose que j’avais vraiment vécu, ça m’a donné envie de parler aussi. J’écrivais des poèmes depuis tout petit, puis j’ai commencé à les mettre en chanson. Mais le rap, c’est vraiment quelque chose qui m’a… le rap transmet mieux la vulnérabilité, je trouve. Quand je veux vraiment que la vulnérabilité soit précise, le rap m’apparait plus personnel. J’aime jouer avec les deux, le chant et le rap, mais le hip-hop et le rap spécifiquement, oui, ça répondait à un manque d’écoute. Depuis l’âge de 5 ans, je disais à ma famille que j’étais un petit garçon, personne ne me comprenait. On ne parlait pas vraiment, en fait, dans ma famille, alors que moi j’en avais besoin. J’ai grandi en me sentant vraiment comme si je n’avais aucun moyen de parler.

Ouais. Et puis l’album de Disiz, ça m’a vraiment donné de l’espoir parce qu’il parle de son ­come-up, il dit des trucs qui encore aujourd’hui me touchent vraiment. Par exemple, il dit, en parlant du fait qu’il est un jeune de banlieue : « Au début j’essayais de camoufler mon accent banlieusard / Mais quand je m’entendais parler, je trouvais ça bizarre / Est-ce que l’Auvergnat a honte de son environnement? / Alors pourquoi devrais-je avoir honte de mon bâtiment? ». Pour moi, ça a vraiment forgé le fait que, même maintenant, jamais je ne vais changer mon langage, ma façon de parler, même si c’est devant quelqu’un comme Robert Lepage ou Betty Bonifassi – elle était assise sur cette même chaise que toi, et jamais je n’ai changé mon langage en face d’elle. Parce que : pourquoi est-ce que je parlerais comme toi si tu ne parles pas comme moi? Accepte-moi comme je suis, et si tu veux travailler avec moi, il faut que tu prennes tout. Je ne vais pas me pointer en cravate et faire comme si, non. Pour moi, le hip-hop c’est ça. C’est un langage qui a été créé par mes ancêtres, c’est un langage qui a été créé par des gens qui avaient besoin de parler. Le hip-hop, pour moi, c’est plus que de la musique : c’est la culture d’Afro-descendants qui vivent aujourd’hui dans un milieu blanc.

PNN – Je voulais justement aller dans cette direction. On parle du rap, on parle du hip-hop. Il y a la musique, il y a la culture. C’est une façon d’exister, même, c’est une façon de bouger, d’habiter son corps, d’habiter l’espace dans lequel on est. J’imagine qu’il y avait cette dimension, aussi, qui t’attirait dans le hip-hop : la manière de se réapproprier son corps? La manière avec laquelle tu te présentes dans un concert, avec laquelle tu marches dans la rue, avec laquelle tu écoutes. C’est très senti, incarné.

LCR – La manière dont je porte mes pantalons. Je ne suis pas capable de porter mes pantalons à mes hanches, il faut toujours que je les sag. Je me souviens, quand j’avais 12-13 ans, mon grand frère qui a 10 ans de plus que moi saggait ses pantalons tout le temps. Et moi j’ai commencé à le faire parce que je voulais être un garçon. Personne ne me voyait en tant que tel, et un jour mon père lui a fait une remarque : « Regarde, elle s’habille comme toi ». Et mon frère avait l’air fier. Ça a vraiment été quelque chose qui m’a… Et puis ça c’est hip-hop, de sagger tes pantalons! Pour moi, ça a vraiment été, et c’est encore une manière de garder mon pouvoir. C’est-à-dire que je vais rencontrer le président du Festival de Jazz, et bien mes pantalons vont être sous mes fesses. Et je ne vais pas les remonter. Tu verrais le comportement qu’ils ont quand ils s’assoient dans une pièce avec moi! Directement ils se disent : « Oh merde, on sait plus quoi faire… » Ils ne s’y attendent pas. Et pour moi, c’est ça : je veux que tu reconnaisses qu’on vit dans ton monde peut-être, mais je ne suis pas comme toi, et je ne veux pas être comme toi. Le hip-hop, c’est la révolution. Partout où il y a des opprimés.es, il y a du hip-hop. Aux États-Unis, je ne sais pas si les gens se rendent compte de cette portée internationale…

PNN – Justement. Cette question des relations et intimités diasporiques noires, et même plus largement des influences et des solidarités transnationales à travers la similarité des conditions et des luttes. Je trouve que le mot « blackness » transporte une bonne partie de ces complexités. C’est un truc que j’ai de la difficulté à traduire, et qui témoigne pour moi, en tout cas jusqu’à date, de la nécessité de l’anglais pour rendre compte, faire référence à ce que le mot circonscrit. Ce mot, et puis l’utilisation que j’en fais, la manière avec laquelle je me l’approprie et le mobilise, ça me semble mettre en évidence la présence et l’influence des communautés noires aux États-Unis et donc de la langue anglaise, dans la façon dont les différentes diasporas noires se comprennent. Dans ce qui est disponible aux Noirs.es pour se comprendre et se construire, pour dire le monde. Tu rappais en anglais. Et puis ton dernier album est en français. Comment ces choix se sont faits? Qu’est-ce qui a motivé le changement de langue?

LCR – Il y a beaucoup de gens qui me l’ont demandé, beaucoup de gens qui me l’ont dit, et même les gens aux États-Unis. À chaque fois que je fais un concert aux États-Unis, on me dit : « On veut plus de français ». Le français, c’est une langue qui, vraiment, m’a fait mal très longtemps parce qu’elle est très genrée. Et puis, avec mon rapport à l’histoire et au présent colonial français et la manière dont l’empire français a réussi à étouffer ces questions de race, le hip-hop américain ça représente un peu une libération. Aux États-Unis, je pense qu’ils ont peut-être moins bien géré parce qu’ils ont eu les yeux plus gros que le ventre alors que la France était vraiment établie. Tu sais, on dit qu’il faut 10 000 heures pour master a skill, la France elle les a eues, tu vois!

PNN – Donc entre deux langues coloniales, puisque c’est un faux choix, tu utilises celle qui est la plus utile pour ce que tu veux dire, finalement. Qui a une histoire un peu moins compliquée avec les mots dans lesquels tu veux ou tu voulais te retrouver.

LCR – Oui, pour moi c’était plus libérateur, l’anglais. Déjà, ce n’est pas juste en anglais, regarde : quand je rappe, je parle black. C’est une autre langue. Ce n’est pas la même langue du tout. Et en français, c’est un peu plus difficile de concilier les différences entre les patois, surtout en tant qu’Antillais qui n’a jamais vraiment vécu aux Antilles… Et plus généralement, la France, c’est spécial. Même quand tu parles de questions queer, surtout que les deux sont reliées : la question queer et la question raciale, c’est relié parce qu’à la base l’histoire du genre et de la performance du genre, ça revient à une histoire raciste. Alors oui, la France – et donc le français – c’est encore très homophobe, très transphobe et pas du tout facile pour les questions raciales. La liberté d’expression et la liberté des mots, finalement, ne s’applique qu’aux discours oppressants.

La musique en générale, aux États-Unis, a énormément contribué à la libération des personnes noires et je pense que c’est aussi une des raisons pour lesquelles on parle plus de race aux États-Unis. Quand tu regardes l’histoire de la musique américaine, ou plus généralement l’entertainment, sans les personnes noires il n’y a rien. En France, ce n’est pas la même chose.

PNN– Mais tu as quand même décidé de faire un album en français.

LCR – Oui. Parce que les gens me le demandaient, et en même temps parce que je voulais me le réapproprier. Je pense que le français c’est aussi une langue qui est très belle parce qu’elle est très compliquée, et que tu peux dire plein de choses de manières différentes. C’est une langue très poétique. Et une des choses qui m’a aussi donné l’envie de faire un album en français, c’est que le R&B en France, j’ai vraiment du mal. Je trouve que les paroles, souvent, sont écrites de telle sorte qu’elles cassent la mélodie. Ils n’utilisent pas les bons mots, il y a trop de consonnes, ce n’est pas fluide. En anglais, c’est très facile d’être fluide, c’est très facile d’avoir un flow, mais en français c’est difficile. Alors je voulais apprendre à avoir un flow en anglais, maintenant c’est très facile pour moi, et donc ça m’a aidé à le traduire en français. Prendre ce que j’ai appris en anglais et l’appliquer à mon français. Je trouve que j’ai réussi – mais c’est mon avis! Je trouve que j’ai réussi à avoir un album fluide.

PNN – On parle des États-Unis et on parle de la France. Mais ici, à Montréal et au Québec, où et comment tu te situes dans le paysage artistique et plus spécifiquement hip-hop? Je parlais, dans un texte paru à l’automne dernier, de la réception racialisée du hip-hop au Québec, de la distance entre l’accueil qui sera réservé à tel ou tel artiste en fonction de variables esthétiques-politiques, de l’évacuation de ce qui est noir dans le hip-hop lorsqu’on en discute en bien… enfin.

LCR – Plus généralement, en fait, je pense qu’une personne noire qui est articulée – qui ne se bat pas dans un aéroport, tout simplement! – est une menace. C’est pour ça que des gens comme Booba et Kaaris vont faire de l’argent, parce que c’est ce que les blancs veulent. Une personne noire qui montre que le système ne pourra pas la changer, qu’elle ne pourra pas être achetée, c’est une réelle menace. Alors…

PNN – Mais, disons, pour continuer sur cette question de la réception peut-être plus généralement, et pour nous ancrer ici, à Montréal. Le hip-hop, la musique noire, les performances noires, l’art noir assez largement. Penses-tu que des événements comme ceux de l’été dernier, par exemple, autour des pièces SLAV et Kanata, ont une résonnance particulière au Québec?

LCR – Je pense, par exemple, qu’en France ça aurait été beaucoup plus difficile de faire les démarches que nous avons faites. Au Québec et au Canada, on est plus proche de la culture américaine. On fait comme si les frontières étaient réelles, mais on est très près des États-Unis, dans les faits. Et donc, ici, le fait que les gens soient prêts à en parler, même si ça fait mal quand il faut arracher le pansement, quoi qu’on en dise la conversation se fait. Je pense que c’est bien mieux que ça fasse de la douleur, que ça claque, parce que si on n’en parle pas ça ne s’améliorera pas.

PNN– À la fin de l’été 2018, d’ailleurs, beaucoup de personnes ont déploré le fait qu’il n’y aurait pas eu de dialogue. Mais on en a tellement parlé. On en a tellement parlé…

LCR – Mais ce n’était pas un dialogue que ces personnes voulaient. Parce qu’elles ne nous écoutaient pas. Le jour suivant la manifestation, j’ai fait énormément d’entrevues, énormément de presse, et je ne suis apparu nulle part sinon pour une phrase. Alors que je leur parlais longuement, à ces journalistes qui étaient surpris de mon sourire, de mon calme : je ne leur donnais pas ce qu’ils voulaient.

En 2017, à peu près un an avant SLAV, nous [Black Lives Matter] avons coupé la minute de silence durant Fierté Montréal. Les gens ne comprenaient pas du tout : « Pourquoi vous coupez la minute de silence? » Parce que vous ne fermez jamais votre gueule! Quand est-ce qu’on peut le faire, sinon? La seule minute de l’année où vous vous taisez! C’est ça. Ils n’arrêtent jamais de parler, alors non il n’y a pas de dialogue, si tu fais un long monologue… Betty Bonifassi est venue chez moi, comme je t’ai dit, pour le tournage du documentaire [Entends ma voix], elle était assise juste là. Elle a fait un monologue de quinze minutes, quand elle est arrivée, je ne pouvais pas en placer une. Elle ne m’écoutait pas. Et je lui ai dit (je ne sais pas si ça sera coupé au montage) : « Tu ne m’écoutes pas, depuis tout à l’heure j’essaie de t’expliquer que ce n’était pas une attaque personnelle. Je ne voulais pas détruire ta carrière en tant qu’artiste, et de toute façon elle n’est pas détruite, il faut pas… ».

En parlant de dialogue, d’ailleurs, quand le Festival de Jazz a voulu rencontré les gens qui avaient manifesté contre SLAV, ils ont spécifié qu’ils ne voulaient pas me voir. C’est toujours moi. Les autres militants ont été solidaires, bien sûr, mais je pense que ces gens-là ont peur de l’impossibilité de contrôler. Je n’ai rien à perdre avec eux, de toute façon personne n’engage des personnes trans de couleur, et ça leur fait peur, ça les rend instables.

PNN – En même temps, on peut très bien avoir l’impression que tu as, de plus en plus, une bonne visibilité. Est-ce que, dans un sens, ça ne correspond pas à accepter une certaine inclusion? À entrer dans l’ambivalence de l’inclusion? Comment négocies-tu ces questions?

LCR – Si je me fais payer! Non mais… Je vais accepter, mais je vais venir comme je suis. C’est-à-dire que si tu m’engages, tu me prends moi. Si tu m’engages, c’est que tu me traites comme un professionnel, je ne suis pas là pour être ton ami, je n’en ai rien à foutre de ce que tu penses de moi, je suis ici pour faire mon travail. Je suis une personne trans, de couleur, j’ai l’air jeune, j’ai des tattoos partout, je vais arriver avec mes pantalons sous les fesses, mais tu me respectes et on a la même valeur. Je crois qu’en soit c’est une menace, parce qu’on n’est pas sensé avoir la même valeur.

PNN – Une question que je me pose souvent, parce que ça va m’arriver d’être approché pour parler de ci ou de ça, de me faire proposer tel ou tel truc, et j’ai toujours un peu de difficulté à gérer le privilège du métissage, et/ou celui d’avoir la peau claire. Penses-tu que ça a une incidence sur la volonté des gens de te booker? Je te le demande, parce que je me le demande.

LCR – À chaque fois que je me fait booké, que je suis la seule personne trans noire sur un panel par exemple, je sais pourquoi c’est moi qui y suis. Regarde ma couleur de peau… pourquoi je suis là, plutôt que d’autres? Mais après, ton but c’est de ramener d’autres personnes. Si tu regardes les gens dans mon label, c’est à 90% des personnes noires qui ont la peau plus foncée que moi. Pour moi, c’est important. C’est ça : tu vas m’engager pour faire un show, et tu vas voir que je vais me ramener avec mes potes, tu vois, et il y aura d’autres personnes sur scène avec moi. J’essaie toujours de ramener du monde. Et pour moi, c’est ça. Sauf qu’il y a la couleur de peau, et ensuite la manière dont tu te comportes. Quand j’arrive, je suis hood. Et ça, ça rapproche de la blackness et de ce qui y est associé. Les gens n’assumeront pas toujours que je suis Noir au départ, mais il y a toujours quelque chose qui fait peur. Et donc je pense que c’est important de parler de ces dynamiques, mais c’est aussi important de prendre l’espace que les gens t’offrent. Mais prends-le, ne l’accepte pas. Ne dis pas « merci ». Maintenant, c’est mon attitude. Mes ancêtres ont travaillé pour ce que tu as, alors je récupère! On a 400 ans de retard, économiquement : je ne dis pas « merci ». Donc c’est important de prendre cet espace sans dire « merci », et de s’assurer de ne pas le faire seul. Parce que quand tu es seul, c’est là qu’ils te prennent.

PNN – La visibilité. Mais la visibilité, en même temps, qu’est-ce qu’on en fait? Est-ce qu’elle ne laisse pas, plutôt, les structures intactes?

LCR – C’est plus que de la visibilité qu’il faut. C’est du bruit. C’est pour ça que le hip-hop ça dérange. Il y a des personnes trans dans la politique, par exemple, mais la « politique », c’est des structures établies par les blancs. Des personnes trans dans le hip-hop, c’est de l’indépendance à 100%.

Montréal, le 9 janvier 2019