Histoire des Franco-Américains : nouvelle utilité, nouvelle efflorescence?

Publié le 3 août 2017

Par Patrick Lacroix, Ph. D.[1]

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Le 20 mars dernier se réunissait à l’Université du Vermont, grâce aux organisateurs David Massell et Richard Watts, la conférence Franconnexions, dédiée aux liens historiques et actuels entre le Québec et la Nouvelle-Angleterre. L’événement aux airs de colloque scientifique a également attiré des figures politiques et des fonctionnaires prêts à valoriser cette relation transnationale et à discuter d’enjeux contemporains. En trois sessions, les participants ont pu saisir l’ampleur démographique, culturelle et économique d’une relation quelques fois centenaire. Si cet échange s’est voulu une célébration d’un même héritage, d’une expérience commune et d’un destin partagé, il a aussi exposé les défis qui attendent les historiens.nes du fait français aux États-Unis.

La première session a introduit le paradoxe historique de la vie franco-américaine. À partir des années 1820, près d’un million de Canadiens.nes français.es se sont établis.es aux États-Unis, constituant un vaste mouvement migratoire que seuls quelques autres groupes ethnoculturels ont surpassé par leurs nombres. Or, malgré le rôle économique important qu’ils et elles ont joué en Nouvelle-Angleterre, ces Canadiens.nes expatriés.es ont été trop facilement oubliés.es des chercheurs.ses ainsi que de la population de cette région. Très rapidement, comme l’a indiqué Susan Pinette (Université du Maine à Orono), l’image de ces Franco-Américains.es devint celle d’une quiet presence, d’une hidden minority, tel que l’attestent deux études des années 1980[2].

On a raison d’affirmer que les Francos n’ont reçu l’attention qui leur a été due. Dans plusieurs communautés, ils et elles ont divisé leurs votes également entre Républicains et Démocrates, ce qui les a privés d’un poids politique déterminant. La proximité du Québec et la durée du mouvement migratoire transnational, décrites par Leslie Choquette (Assumption College), ont permis de maintenir une existence culturelle distincte sur plusieurs générations. Puis, leur ascension socioéconomique en terre étatsunienne fut graduelle, presque imperceptible. Mark Richard (SUNY–Plattsburgh), qui s’est récemment penché sur les percées du Ku Klux Klan en Nouvelle-Angleterre, s’est empressé d’ajouter que ces Francos furent l’objet d’une marginalisation culturelle imposée de manières différentes par les catholiques irlandais et leurs voisins anglo-saxons et protestants.

Les temps ont bien changé depuis. Plusieurs états de la Nouvelle-Angleterre célèbrent à présent le mois de la francophonie. En mars, outre cette conférence à Burlington, d’importantes réceptions ont eu lieu au New Hampshire et au Rhode Island en présence du gouverneur et du lieutenant-gouverneur respectivement[3]. Récemment, la fête de la Saint-Jean-Baptiste fut célébrée en divers endroits de Lewiston à Hartford, tandis que le Centre Franco-Américain de Manchester, parmi tant d’autres groupes et institutions, organise des événements à saveur culturelle tout au long de l’année. La délégation du Québec et le consulat de France à Boston appuient ces initiatives locales et encouragent l’enseignement du français à travers la région.

Histoire et visées politiques

On pourrait facilement attribuer cette apparente renaissance culturelle à une croissance de la communauté francophone en terre étatsunienne[4], ou encore aux efforts des chercheurs.ses en études franco-américaines. La véritable raison est pourtant ailleurs. Cette redécouverte se produit au moment où on saisit, dans plusieurs capitales d’état, l’importance des liens Québec–Nouvelle-Angleterre. Un siècle plus tard, « la grande saignée », l’expatriation de milliers de familles canadiennes au sud de la frontière, devient la fondation d’un partenariat économique approfondi.

Franconnexions a mis ce fait en évidence lors de la deuxième session, les historiens.nes laissant la place à celles et ceux qui façonnent présentement cette relation internationale. Pour le gouvernement du Vermont, Ted Brady a produit les chiffres : près de 700 000 Québécois.es visitent cet état chaque année et le Québec reçoit près de 90 % de ses exportations canadiennes; des entreprises québécoises telles Louis Garneau et Planchers des Appalaches emploient 2 000 Vermontois. L’énergie y est aussi pour quelque chose. On ne doit se surprendre si la conférence s’est conclue par la signature d’un protocole d’entente entre Burlington et Saint-Jean-sur-Richelieu pour l’achèvement de l’autoroute 35, qui facilitera ces échanges. Mais ce n’est pas seulement le Vermont : l’idée d’un rapprochement avec le Québec préoccupe de plus en plus les autres états de la région[5].

La pertinence de l’histoire franco-américaine est aussi accentuée par la politique du président Trump. En après-midi, le procureur général T. J. Donovan, l’ancien maire Rutland Chris Louras et le gouverneur Phil Scott ont pris les immigrants.tes canadiens.nes comme exemples des bienfaits d’une politique migratoire ouverte et généreuse. La xénophobie que doit rencontrer aujourd’hui l’étranger.ère musulman.e qui parle l’arabe reflète la réaction étatsunienne produite par l’arrivée massive de catholiques francophones aux dix-neuvième et vingtième siècles. Et pourtant, ces leaders ont affirmé, dans les deux cas les États-Unis se sont vus enrichis. Ici, l’histoire des Franco-Américains.es justifie un projet qui répond au déclin démographique de plusieurs sous-régions et qui se veut un vecteur de croissance économique, comme ce fut le cas à une époque antérieure[6].

La nouvelle utilité des Franco-Américains.es – leur appropriation politique, en fait – manifestée lors de cette conférence soulève d’importantes questions pour les chercheurs.ses qui s’intéressent à l’histoire, à la culture et à la langue de ce groupe. Ce qui semble être une occasion longtemps espérée de ces chercheurs.ses, une meilleure appréciation du rôle qu’ont joué les Francos dans le développement des États-Unis, exige qu’on soit conscient.e de défis historiographiques qui n’ont pas pour autant disparu.

Pour recentrer l’Amérique française

Le plus important problème historiographique ne concerne pas l’état de la recherche. Certes, au cours des vingt dernières années, de grandes figures ont pris leur retraite (Yves Roby, André Sénécal), ont évolué vers d’autres champs d’intérêt (Pierre Anctil), sont devenues moins actives (Claire Quintal), ou nous ont quittés entièrement (Robert G. LeBlanc). Mais, menée par les Yves Frenette, Robert Perreault, Mark Richard ainsi qu’une nouvelle génération d’historiens.nes, la recherche se poursuit. L’immensité des collections portant sur les Franco-Américains.es en Nouvelle-Angleterre nous suggère d’ailleurs que d’importantes trouvailles sont toujours à venir.

Lorsque la professeure Pinette fait référence à un « désert historiographique » et à un « étonnant mutisme » (citant ainsi Bruno Ramirez et François Weil), il faut donc voir que le problème n’est pas une paucité quelconque dans la recherche. C’est que la marginalisation culturelle des Francos s’est vue malheureusement perpétuée par l’insularité des études franco-américaines. Dévoués à une survivance historiographique, les Franco-Américanistes ont bien voulu s’adresser aux Franco-Américains.es et aux Québécois.es, mais beaucoup moins à des pairs qui œuvrent en d’autres champs historiques. Ces chercheurs.ses ont négligé d’affirmer la pertinence de leur sujet aux métarécits étatsuniens. En s’isolant de conversations plus larges, ils ont accentué la supposée marginalité des Canadiens français dans le développement des États-Unis[7].

Des événements tels Franconnexions permettent de conscientiser la population de la Nouvelle-Angleterre quant à leur héritage et d’effectuer des avancées politiques[8]. Autant le Québec que la Nouvelle-Angleterre s’en voient enrichis, de sorte qu’on peut souhaiter d’autres conférences qui promouvront cette ouverture culturelle et économique. En même temps, il y a ici une opportunité et un défi pour les chercheurs.ses en histoire franco-américaine : assurer aux Franco-Américains.es la place qui leur revient justement dans l’histoire des États-Unis et produire ainsi un récit historique plus exact. Les Canadiens.nes français.es qui s’établirent aux au sud de la frontière n’étaient pas invisibles. Ils et elles ont dérangé et transformé de manière définitive les États-Unis. L’écriture de l’histoire ne leur a pas été favorable, mais le fait de leur rôle important demeure et c’est à nous de mieux le communiquer.

L’histoire s’écrit en fonction de préoccupations contemporaines, et très souvent selon la présente conjoncture politique – ce site web est témoin de ce truisme. Au Québec et en Nouvelle-Angleterre, on discute d’échanges transfrontaliers et, en cette ère globalisante, les études transnationales gagnent en popularité. À Burlington et ailleurs, les historiens.nes de la Franco-Américanité peuvent s’en inspirer et tirer avantage de ce qui semble être, pour la Nouvelle-Angleterre surtout, un moment québécois.

Or, tant qu’on enseignera l’histoire en fonction des frontières politiques actuelles et des identités normatives, il faudra rejoindre d’autres chercheurs.ses en situant les Franco-Américains.es dans un contexte national conventionnel – en les rattachant à l’American national narrative et aux grands thèmes de l’histoire de l’immigration, du catholicisme et du travail aux États-Unis, par exemple. Ultimement, on élargira les horizons du récit national étatsunien et de ses champs connexes jusqu’à inclure et recentrer les francophones. Peut-être pourra-t-on, par le fait même, contester les forces homogénéisantes de la Great Republic, ainsi que la marginalisation d’autres groupes ethnoculturels.

« Diversity makes us stronger », a déclaré le gouverneur Scott en fin de conférence. La déclaration est apte autant pour l’écriture de l’histoire que pour la gouvernance.

Pour en savoir plus

BOUVIER, Léon F. « The French Canadians of New England ». Dans ROLLINS, Joan, dir. Hidden Minorities : The Persistence of Ethnicity in American Life. Lanham, University Press of America, 1981, p. 75-100.

HENDRICKSON, Dyke. Quiet Presence. Dramatic, First-Person Accounts. The True Stories of Franco-Americans in New England. Portland, Guy Gannett, 1980, 266 p.

LACROIX, Patrick. « A Church of Two Steeples: Catholicism, Labor, and Ethnicity in Industrial New England, 1869-90 ». The Catholic Historical Review, vol. 102, no 4 (automne 2016), p. 746-770.

LACROIX, Patrick. « Americanization by Catholic Means: French Canadian Nationalism and Transnationalism, 1889-1901 ». Journal of the Gilded Age and Progressive Era, vol. 16, no 3 (juillet 2017), p. 284-301.


[1] L’auteur a récemment soutenu sa thèse de doctorat à la University of New Hampshire. Il a rédigé deux études concernant les Franco-Américains : « A Church of Two Steeples : Catholicism, Labor, and Ethnicity in Industrial New England, 1869-90 », publiée dans la Catholic Historical Review, et « Americanization by Catholic Means : French Canadian Nationalism and Transnationalism, 1889-1901 », publiée dans le Journal of the Gilded Age and Progressive Era. Il s’intéresse à présent aux interprétations historiques du débat sur l’administration des biens ecclésiastiques dans le Maine au début du vingtième siècle.

[2] Dyke Hendrickson, Quiet Presence. Dramatic, First-Person Accounts. The True Stories of Franco-Americans in New England, Portland, Guy Gannett, 1980, 266 p.; Léon F. Bouvier, « The French Canadians of New England », dans Joan Rollins, dir., Hidden Minorities : The Persistence of Ethnicity in American Life, Lanham, University Press of America, 1981, p. 75-100.

[3] Un événement semblable dans le Maine fut annulé en raison de conditions météo.

[4] Cependant, comme l’ont indiqué les professeures Mary Rice-DeFosse (Bates College) et Carole Salmon (Université du Massachusetts à Lowell), certaines organisations d’origine franco-américaine se sont récemment vues revigorées par l’implantation de familles francophones venues d’Afrique occidentale et centrale.

[5] Le gouverneur du New Hampshire, Chris Sununu, était d’ailleurs de passage à Montréal à ces mêmes fins ce 20 mars.

[6] S’il y avait consensus à ce sujet à Burlington, ce parallèle ne fait pourtant pas l’unanimité en Nouvelle-Angleterre. Le gouverneur Paul LePage du Maine, le premier Franco-Américain à occuper cette fonction, se démarque par son opposition à l’admission de réfugiés syriens et par son scepticisme concernant l’immigration en général.

[7] L’auteur rejoint ici Bruno Ramirez, qui, dans deux articles parus dans le Journal of American Ethnic History (en 2001 et en 2015), souligne le peu d’attention que l’immigration canadienne et la formation de « colonies » francophones en sol étatsunien ont reçu malgré les avancées en études franco-américaines. Il faut, Ramirez argue, revoir le schéma conceptuel dans lequel les historiens.nes ont placé ces Canadiens.nes expatriés.es et leurs descendants.es.

[8] Bien sûr, l’histoire des Franco-Américains.es s’étend au-delà de la Nouvelle-Angleterre. Dans les deux dernières décennies, les historiens Jean Lamarre, Jay Gitlin et Guillaume Teasdale ont produit d’importantes études sur les Canadiens.nes établis.es dans le Midwest et mieux défini le caractère multiculturel de l’expansion européenne à travers le continent. Leur travail offre d’importantes pistes pour les chercheurs.ses qui souhaitent amplifier l’importance historique des Francos de la Nouvelle-Angleterre.