Histoire, engagement, idéologies

Publié le 24 novembre 2010

Par Julien Massicotte, Université de Moncton

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Introduction

Il y a fort à parier que quiconque ayant fait quelques études en sciences humaines soit tombé un jour ou l’autre sur les réflexions de Max Weber sur la place et le rôle du savant face à son objet d’étude et à ses propres jugements de valeur. L’historien et sociologue allemand, pionnier autant dans l’élaboration d’une théorie sociologique originale de la modernité que dans la réflexion méthodologique, s’est longtemps questionné, comme en témoigne le titre d’un de ses ouvrages (voir les suggestions de lecture à la fin de l’article) sur les liens entre «le savant et le politique». Ce n’est pas parce que Weber s’épanchait sur la question il y a pratiquement un siècle qu’elle a fini pour autant de hanter historiens, sociologues, et praticiens de sciences humaines de tout acabit.

Parler d’«histoire engagée» peut de prime abord détonner tant il est habituel au sein des représentations populaires, du moins suppose-t-on, de considérer comme allant de soi activité scientifique et détachement, objectivité, neutralité, apolitisme, et à la limite, indifférence et élitisme. À quoi pourrait bien s’«engager» l’historien si ce n’est qu’à son étude du passé et des visées compréhensives que le tout implique? Et que penser de l’historien qui privilégie un enjeu, un groupe, une thématique particulière dans son travail? Est-on neutre, est-on complètement dégagé de l’engrenage idéologique lorsque l’on se spécialise dans l’histoire ouvrière, ou encore dans l’histoire militaire, par exemple?

Les dissensions qui existent autour de la question d’engagement en sciences humaines cachent à mon sens anguille sous roche : la question des idéologies et de leur «travail» sur l’ensemble de la société (et ce qui inclut, on l’espère, les historiens…). Comme l’écrivait Fernand Dumont dans L’anthropologie en l’absence de l’homme, les sciences humaines s’érigent à partir de «feintes», de croyances qu’il existe une distance définitive entre la culture scientifique et la culture partagée par le reste de la population, permettant de ce chef une rigueur et une neutralité que la «vérité  » exigerait. Nous allons tenter dans ce court texte d’aborder tour à tour le questionnement de Weber quant à la notion de neutralité et d’engagement, la notion d’idéologie et son impact sur l’activité savante, et finalement sur la pertinence d’une notion telle que celle d «histoire engagée».

La neutralité axiologique

Poser la question de l’engagement en histoire (ou au sein de disciplines connexes…) signifie inévitablement de se pencher sur ce qui à première vue constitue son contraire, soit l’objectivité, la neutralité, la distance supposément nécessaire du scientifique face à son objet. Questionnement épistémologique intemporel : le savant peut-il être politique, ou doit-il plutôt totalement s’isoler des affaires de la cité? Dans le contexte de l’univers académique allemand de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, époque où les praticiens des sciences humaines en général souffraient d’un sévère complexe d’infériorité face à leurs confrères des sciences «naturelles» ou «dures», on tentait, tant bien que mal, d’éclaircir méthodologiquement le positionnement du chercheur face à son objet. Weber considère que la science de son époque, surspécialisée (et n’oublions pas que Weber rédige ce texte en 1918!), se résume de manière suivante. La science, face à un monde où l’intellectualisation — le désenchantement — est de plus en plus présente, procure des connaissances nécessaires à l’organisation et à la prévision des activités humaines, dans ce qu’elles ont de plus techniques. La science procure également des outils pour mieux réfléchir, des méthodes et une discipline intellectuelles. Mais finalement, ce que la science procure de plus essentiel est ce que Weber nomme son «œuvre de clarté».

Plusieurs se sont frottés à la question, mais Max Weber, dans le cadre du développement de sa sociologie historique, comparative et compréhensive, aura marqué le débat par la notion de «neutralité axiologique», ce qui se traduit par une neutralité, dans le cadre du travail scientifique, face aux normes des acteurs dont le chercheur aspire à comprendre la signification des actions. Pour Weber, les questions normatives ne se posent que dans un cadre interprétatif : le savant doit chercher à comprendre les valeurs et les normes en jeu dans tel ou tel phénomène, et non lui-même porter des jugements sur la réalité, du moins dans le cadre du travail scientifique. Il ne doit donc pas prendre position, il ne doit pas, dans le cadre du travail d’enseignement ou du travail scientifique, faire étalage d’opinions ou d’impressions, de jugements ou d’évaluations normatives sur les débats politiques ou sociaux. C’est ce qu’implique la neutralité axiologique selon Weber; une distance concernant les valeurs présentes au sein de la société. On évalue non pas les valeurs elles-mêmes, mais les rapports des valeurs entre elles et avec le reste de la société.

La neutralité axiologique que propose Weber ne se borne toutefois pas qu’à la compréhension détachée des motivations et des intérêts des acteurs; elle possède également une dimension critique (mais non normative). Est-ce que par exemple, les motivations et objectifs des acteurs respectent le principe logique de non-contradiction? La critique pourra servir dès lors aux acteurs à prendre conscience des implications de leurs actions et de leurs objectifs avec plus de clarté. Il s’agit ici, dans le cadre qui nous concerne, d’un type de collaboration, ou d’engagement, qui ne met aucunement en cause la rigueur du savant en question, puisqu’il opère un travail d’éclaircissement critique qui servira à la fois à répondre aux finalités scientifiques (comprendre mieux) et à l’engagement social (aider l’acteur à mieux comprendre). Parce qu’on doit le noter, le travail scientifique n’est pas qu’une activité autonome opérant selon ses propres finalités. La science fait œuvre sociale, nous enseigne Weber. Elle nous donne accès à des connaissances techniques sur la réalité, à une méthode et à une discipline intellectuelle permettant une meilleure assise cognitive sur le monde ambiant, et finalement contribue à clarifier, à ordonner et à saisir le réel. Le travail scientifique peut très certainement viser une certaine autonomie, mais, avec ou contre son gré, il «sert» tout autant la société. Pour Weber, le vieillissement inévitable de l’œuvre scientifique est d’ailleurs caractéristique de cette utilité sociale, puisque le sens de l’œuvre vieillissante tiendra dans le renouvellement des questionnements qu’elle provoque. En cela la science participe au progrès, une notion qui transcende les disciplines scientifiques spécifiques.

Là où la science ne peut aller, écrira Weber, est du côté de la politique. Il faut néanmoins distinguer clairement le politique et le scientifique, selon Weber, le premier est normatif, prend position sur un aspect du réel, alors que le savant est compréhensif, cherchant à comprendre sans nécessairement poser de jugement de valeur. Le prophète est dans la rue, pas dans une salle de classe, souligne-t-il. Cela ne signifie pas pour autant qu’un complet détachement entre science et société est effectif, ou souhaitable en l’occurrence.

La question des idéologies

La question des idéologies est incontournable en sciences humaines. Il est difficile de parler d’engagement, de neutralité ou d’objectivité sans tenir compte de cette donne. Car après tout, l’importance que Weber accorde à la claire distinction entre savant et politique pourrait relever de la présence et de l’impact des idéologies sur les consciences, savantes ou non. On aborde également le thème puisque nous considérons essentiel de l’éclaircir, la notion même d’engagement en histoire pouvant laisser présupposer la présence d’idéologies, et donc de biais, de partisaneries, etc.

Les idéologies ont accompagné de tout temps la réflexion sur le passé et le devenir des sociétés. Or, si l’on s’entend habituellement sur le rôle prédominant et déterminant des idéologies sur les comportements sociaux, la conception que l’on se fait de la notion diffère grandement en sciences humaines. On peut regrouper l’idéologie autour de trois conceptions très larges — trois «idéals types», pour demeurer dans la thématique wébérienne : l’idéologie comme fausse conscience, l’idéologie comme vision du monde, et l’idéologie comme médiation politique. Les trois versions de l’idéologie, notons-le, ne sont pas nécessairement mutuellement exclusives.

Le courant marxiste en général considère l’idéologie de manière négative. On se souvient que Marx, dans L’idéologie allemande notamment, percevait l’idéologie comme une source de fausse conscience, comme une source d’aliénation. L’idéologie joue sur la perception des acteurs et déforme la réalité. On sait l’attention particulière que portait Marx à l’influence de la religion sur la conscience du prolétariat, par exemple, détournant l’intérêt des travailleurs de leur propre condition objective vers des considérations métaphysiques leur permettant de tolérer les misères de la révolution industrielle.

Si on fait le saut dans le XXe siècle, on s’aperçoit rapidement que la notion d’idéologie se transforme. De fausse conscience et de source d’aliénation chez Marx, elle devient chez Karl Mannheim, auteur de l’influent Idéologie et Utopie, vision du monde — Weltanschaaung en allemand — une perception de la réalité qui peut certes être fausse, comme chez Marx, mais pas nécessairement ni exclusivement. Mannheim en appelle à une vision plus large, plus englobante de l’idéologie, sans pour autant récuser l’élément de contrôle social présent en son sein. Les idéologies consistent ici en des manières particulières de concevoir et de percevoir la réalité. Il n’est donc plus question de fausse conscience ici, mais plutôt d’une variété de prismes à partir desquels la réalité est perçue.

Les définitions (ici schématisées et simplifiées) de Marx et de Mannheim de l’idéologie se retrouvent aux antipodes, la première mettant l’accent sur les dynamiques de pouvoir, la seconde sur la diversité des déterminismes sociaux aboutissant aux visions du monde les plus variées. Il existe toutefois un entre-deux, une définition de l’idéologie qui intègre à la fois la composante sociale et politique. Le sociologue et historien québécois Fernand Dumont, dans son ouvrage Les idéologies, situe l’idéologie à un entre-deux face aux positions précédentes. Les idéologies constituent des «définitions de la situation en vue de l’action» permettant aux acteurs de situer dans un contexte social plus large leurs pratiques et les intérêts qui les motivent. Pour Dumont, les idéologies sont certes des visions du monde, ayant un potentiel mystificateur comme chez Marx, mais dont la fonction ultime est de servir d’interprétation collective à l’action sociale. La société regorge d’idéologies les plus variées, en compétition les unes avec les autres pour l’influence et le pouvoir.

Les idéologies, selon ces trois définitions, qui souvent se recoupent, sont omniprésentes, leur influence au sein de la société plus large se fait sentir à tous les niveaux et paliers, et aucun groupe social n’y échappe véritablement, ce qui inclut évidemment les intellectuels, et plus spécifiquement dans le cas qui nous intéresse les historiens. L’objectivité pure est un mythe auquel peu de gens croient sérieusement de nos jours, et que le chercheur adhère à certaines idéologies, comme le reste des acteurs au sein de la société par ailleurs, n’invalide aucunement son travail. Peut-on sérieusement rejeter du revers de la main l’œuvre historienne d’un Stanley B. Ryerson parce qu’il était marxiste, l’œuvre d’un Gérard Bouchard parce qu’indépendantiste? La rigueur exige plutôt de bien connaître les déterminismes et les influences sociales qui agissent sur la conscience, un peu comme en appelait Mannheim en définissant les grandes lignes de sa sociologie de la connaissance, que de tenter de neutraliser complètement ces dernières. Bref, savoir que lorsque l’on conduit, il existe un angle mort à notre champ de vision, et en être conscient, plutôt que de faire comme si l’angle mort n’existait tout simplement pas.

Une histoire engagée : possible, souhaitable, nécessaire?

Puisque l’historien est un membre de la société comme tout le monde, il se voit inévitablement marqué, et pour ne pas dire jusqu’à un certain point déterminé, par les structures, les idéologies, les références culturelles et politiques, les conjonctures sociales et économiques, les conditions de classes sociales, les institutions, etc. Le chercheur, en sciences humaines, n’a jamais un regard divin sur son objet, il en fait de près ou de loin partie. Ou pour le dire comme Howard Zinn, « you can’t be neutral on a moving train ». La posture d’objectivité, comme celle de l’engagement, n’a rien d’un impératif méthodologique absolu, mais constitue plutôt un choix.

S’il est évident qu’historiquement les sciences humaines participent à des dynamiques disciplinaires qui les conduisent inévitablement vers l’autonomie de leurs champs comme la professionnalisation de leurs pratiques, elles contribuèrent également à l’évolution sociohistorique de la société moderne (des auteurs aussi différents que Michel Freitag (Le naufrage de l’Université, Québec, Nota Bene, 1995) et que Robert Nisbet (La tradition sociologique, Paris, Puf, 1984), adoptent sur cette question un point de vue similaire). Aboutir à une vérité du social est certainement une finalité, mais opérer un retour de ces vérités vers l’espace public l’est tout autant. Un retour permettant que ces vérités participent à une conscientisation critique des individus, à la formation d’un outillage rendant possible autant l’«autodéfense intellectuelle» que l’autonomie critique, pour mener au final à une vision de la société où les sciences humaines collaboreraient à une existence collective plus juste, plus démocratique, plus égalitaire, plus humaine. On dénote habituellement ce souci chez les auteurs «classiques». Peut-on véritablement dissocier la réflexion théorique de Marx de sa préoccupation pour la misère provoquée par la révolution industrielle, celle de Durkheim de l’individualisme montant et des effets de l’anomie, celle de Nietzsche de son mépris pour la culture bourgeoise? Dans les faits ces disciplines ont toujours su combiner la nécessité d’une quête de la vérité scientifique avec le souci de la pertinence sociale de ce savoir, pour reprendre les termes de Fernand Dumont dans L’anthropologie en l’absence de l’homme. Le projet moderne et son idéal de société ont largement su profiter de la contribution critique des sciences humaines, une contribution qui les a, dans leur forme moderne justement, définis.

L’historien d’aujourd’hui peut-il aspirer à plus que devenir un simple gestionnaire de la mémoire ou un fonctionnaire du haut savoir? Le monde de la recherche peut-il aboutir à d’autres possibles que ce que le sociologue Marcel Rioux nommait le «savoir aseptisé»? On pourrait discourir longtemps du «coût épistémique» d’une histoire «engagée», mais voyons l’autre facette de la transaction : le coût social de champs de savoirs désinvestis de leurs missions critiques et sociales originelles. Michel Freitag parlait du «naufrage de l’université» pour qualifier la quantification monétaire (ou plus simplement la néolibéralisation) des hauts savoirs au service des notions de problem solving et de social engineering, alors qu’à ses yeux l’Université possède une vocation critique essentielle qu’elle doit préserver. On est en droit de se poser la question : quelles peuvent être les conséquences (le coût social) de cette marchandisation du savoir? Un tel type de savoir, souvent à l’écart des enjeux sociaux réels, mais répondant bien à la dynamique économico-politique des institutions contemporaines de hauts savoirs, correspond-il toujours à l’idéal des lumières ayant nourri le projet des sciences humaines modernes? Science et Progrès peuvent-ils encore aller de pair? Si oui, l’engagement, celui de l’historien, est encore possible. Weber parlait souvent de vocation pour évoquer le travail scientifique. La vocation ne va pas sans idéal, et sans doute la grande finalité du travail savant est de viser une certaine forme de vérité autour d’un sujet donné. Dans le cadre des sciences humaines, cela peut aussi vouloir dire, comme l’œuvre et la vie d’un intellectuel comme Guy Rocher le démontrent, mieux comprendre la dynamique des changements sociaux, afin de pouvoir y contribuer.

L’un des paradoxes de notre époque est sans doute la très grande accessibilité de l’information et de savoirs en tout genre et à la valeur la plus variable, et la nécessité, non moins présente, d’expliquer et de comprendre le monde. Les sciences humaines ont encore un rôle et un devoir social à jouer, celui, à l’enseigne de ce que promulguait Weber, d’aider la société à mieux se comprendre elle-même. Abdiquer de cette responsabilité, qui n’est pas celle de la science pour la science, aura des coûts sociaux énormes. Certains indices se laissent voir de nos jours, qui soulignent la nécessité d’une plus grande présence de nos disciplines dans l’espace public, un plus grand engagement social, toujours, rappelons-le, avec le but d’apporter des outils de compréhension plutôt que des réponses toutes prêtes. Évidemment, la présence contemporaine de phénomènes tels que le racisme, le sexisme, l’indifférence face aux inégalités sociales et économiques, ou toute autre forme de discrimination est sans doute suffisante pour justifier cet engagement. Mais mentionnons également la vocifération et la popularité grandissante des théories de la conspiration, la confusion médiatique et informatique contemporaine, l’obscurantisme religieux et l’illettrisme scientifique qui touche désormais plusieurs strates de la société (un Canadien sur quatre croit au créationnisme, dont étonnement plusieurs élus politiques), l’utilisation de l’histoire pour justifier la violence et la xénophobie, etc. Une histoire engagée n’est certainement pas la solution pour contrer ces phénomènes, ce n’est sans doute pas son mandat direct. Elle peut peut-être néanmoins contribuer à les démystifier un peu.

L’engagement à nos yeux n’est pas de la partisannerie, ni un manque d’autonomie, mais plutôt une ouverture aux questionnements et aux préoccupations sociales, aux enjeux contemporains, à la participation sociale plus large aux défis collectifs.

Pour en savoir plus

DUMONT, Fernand. L’anthropologie en l’absence de l’homme. Paris, PUF, 1981, 369 p.

FREITAG, Michel. Le naufrage de l’Université. Québec, Nota Bene, 1995, coll. «essai critique», 299 p.

WEBER, Max. Le savant et le politique. Paris, Plon, 1959, 230 p.

WEBER, Max. Essais sur la théorie des sciences. Paris, Plon, 1992, 478 p.