Histoire et mémoire acadiennes au Parc national Kouchibouguac

Publié le 27 juillet 2016
Ronald Rudin

15 min

Par Ronald Rudin, Université Concordia[1]

Version PDF
Maison d'Adolphe et Emma Comeau (dernière maison existante datant de l'époque de l'expropriation).

Maison d’Adolphe et Emma Comeau (dernière maison existante datant de l’époque de l’expropriation).

Le moment décisif de l’histoire acadienne survient au milieu du XVIIIe siècle avec la déportation de la majorité des habitants de langue française de la région maintenant désignée comme le Canada atlantique; une série événements que les Acadiens appellent avec euphémisme « le Grand Dérangement ». La colonie française de l’Acadie a été conquise par les Britanniques en 1710, mais ses habitants ont réussi à vivre assez confortablement sous leur gouverne durant plus de quarante ans, demandant seulement qu’ils puissent demeurer neutres dans les conflits impériaux. Au cours des années 1750, l’accumulation des tensions précédant la guerre de Sept Ans a toutefois rendu la neutralité acadienne inacceptable aux yeux des Britanniques qui amorcent leur expulsion à partir de 1755 afin d’empêcher la formation d’une cinquième colonne dans leurs lignes. Nombre de déportés ont péri en mer, alors que d’autres ont été dispersés à travers le monde atlantique. Certains Acadiens ont cependant réussi à fuir dans les bois pour s’établir sur le territoire actuel du Nouveau-Brunswick où ils représentent aujourd’hui environ un tiers de la population. Grand traumatisme de l’histoire acadienne, cette déportation est décrite par l’historien John Mack Faragher comme « the first episode of state-sponsored ethnic cleansing in North American history[2]. »

À l’instar des Juifs qui ont de la difficulté à discuter de l’Holocauste durant des décennies suivant la Seconde Guerre mondiale, les Acadiens n’ont trouvé les mots pour parler de la Déportation qu’après la publication du poème Évangéline de Henry Wadsworth Longfellow en 1847[3]. Héroïne fictive du récit, Évangéline est devenue le modèle acadien; la femme remplie d’espoir qui a voyagé à travers l’Amérique du Nord pour trouver Gabriel, son amour duquel elle est séparée par l’exil qui leur a été imposé. Stoïque, elle subit son destin jusqu’au jour où, finalement, elle retrouve Gabriel qui meurt dans ses bras. Durant plus d’un siècle, suivant la publication du poème de Longfellow, les Acadiens ont intériorisé les valeurs incarnées par Évangéline, qui n’a jamais montré sa colère envers les responsables de sa souffrance; et Grand-Pré, village néo-écossais duquel elle a été expulsée, est devenu le lieu d’un parc commémoratif – aujourd’hui reconnu par l’UNESCO comme lieu patrimonial mondial –  racontant l’histoire de sa résilience face à la tragédie[4].

La réticence des Acadiens à parler trop fort ou trop ouvertement de l’évènement central de leur histoire est manifeste au moment du bicentenaire du début de la déportation en 1955, alors que les organisateurs des diverses commémorations prennent la précaution de mettre de l’avant « les arguments qui blesseront le moins les Canadiens [de l’]autre langue[5]. » Certains signes présents à l’époque montrent que la volonté des Acadiens à accepter silencieusement leur sort commence toutefois à s’estomper, une transition marquée par la mise en scène du premier Tintamarre – une célébration dans les rues où les participants font le plus de bruit possible. Bien que les tintamarres sont désormais monnaie courante dans les célébrations acadiennes à l’occasion de leur fête nationale, le premier a symbolisé un désir nouveau de se faire entendre. Puis, dans les années 1960, Louis Robichaud devient le premier Acadien élu premier ministre du Nouveau-Brunswick, et certains se mettent à penser que les Acadiens vivent une Révolution tranquille, les menant à se faire plus confiants et à prendre le contrôle de leurs affaires. Plusieurs Acadiens sont cependant frustrés du peu de bénéfices qu’ils retirent des actions de Robichaud, ce qui conduit à la tenue de manifestations publiques, particulièrement à l’Université de Moncton – elle-même le fruit des initiatives de Robichaud –, et à la création du Parti acadien qui propose de diviser le Nouveau-Brunswick afin de créer une province acadienne[6].

Malgré ces développements, Évangéline demeure le point de référence de l’identité acadienne, ne serait-ce qu’en raison du manque d’alternative viable pour la remplacer. Tout cela change néanmoins avec l’émergence du conflit qui conduit à la création du Parc national Kouchibouguac. Situé sur la côte est du Nouveau-Brunswick, à approximativement 100 kilomètres au nord de Moncton, le parc est créé en 1969 à la suite d’une entente signée entre les gouvernements de Louis Robichaud et de Pierre Elliott Trudeau à Ottawa. Dans le cadre de l’accord entre les autorités gouvernementales, il est convenu que les 1 200 résidents permanents du territoire où le parc doit être créé, Acadiens pour la plupart, doivent être expropriés. Cette conception des parcs nationaux, voulant que les visiteurs ne puissent apprécier la nature dans son état sauvage qu’en l’absence de toute présence humaine, est conforme à la philosophie du temps, au Canada comme dans la majeure partie du monde. Au Québec, on voit cette pratique à l’œuvre lors de la création du Parc national Forillon, dont le propre accord fédéral-provincial a été signé quelques mois après celui de Kouchibouguac. Mais peu importe où cette politique est introduite, elle donne lieu à un étrange spectacle où la main humaine travaille à effacer la présence humaine.

Les responsables gouvernementaux – fédéraux comme provinciaux – sont donc désireux de déplacer les résidents de Kouchibouguac, non seulement afin de faire place au parc et à l’activité économique qu’il doit créer, mais aussi pour améliorer la vie des habitants des sept villages destinés à disparaître. En fait, des fonds sont même alloués pour un programme de réhabilitation destiné à offrir aux résidents les outils leur permettant de subvenir aux besoins de leur famille dans leur nouvelle demeure, sans jamais considérer qu’ils se sont jusque-là bien débrouillés durant des générations. Certes, nombre de ces résidents sont pauvres, mais ils ont néanmoins trouvé les moyens d’avoir des vies épanouissantes, bien que difficiles, considérant les maigres ressources dont ils dépendent.

Manifestation par une famille réclamant symboliquement sa terre. Photo du journal L'Évangéline, collection CEAAC, 17 avril 1980.

Manifestation par une famille réclamant symboliquement sa terre. Photo du journal L’Évangéline, collection CEAAC, 17 avril 1980.

Au début des années 1970, presque tous les habitants ont déjà été expropriés de leurs terres. Bien que cette entreprise laisse d’abord entrevoir peu de signes de protestations, un mécontentement considérable gronde sous la surface, alimenté à la fois par les maigres compensations octroyées pour les propriétés et par la fermeture imminente de la pêche dans les eaux du parc, la plus importante source de revenus des résidents. En réponse au problème des pêcheries, les anciens résidents – démontrant une ingéniosité qui ne leur était pas pressentie – forcent la fermeture du parc à plusieurs occasions. Mais l’évènement en particulier qui transforme l’histoire de Kouchibouguac et lui permet de remettre en question la suprématie d’Évangéline comme pierre angulaire de l’identité acadienne survient en 1976 avec la destruction de la maison de Jackie et Yvonne Vautour, l’une des deux seules familles n’ayant toujours pas quitté leur propriété. La seconde famille vit éloignée dans les bois et n’a pas d’enfant, ce qui conduit les responsables du parc à les ignorer. Quant à la famille Vautour, c’est une tout autre histoire. Jackie s’est fait le champion des intérêts des résidents qui revendiquent une plus grande compensation depuis le début des années 1970. Il est étroitement lié à la fermeture du parc entraîné par le problème des pêcheries, maintenant son opposition alors même que la majorité des anciens résidents est passée à autre chose, ce qui lui vaut d’être arrêté à une occasion.

Au milieu des années 1970, la présence de la famille Vautour sur sa terre est devenue problématique pour les autorités du parc qui craignent que Jackie, Yvonne et leurs enfants y restent pour des générations. Dans ce contexte, le gouvernement du Nouveau-Brunswick, responsable du transfert du territoire à Ottawa, orchestre minutieusement l’expropriation de la famille Vautour, détruisant leur maison à l’aide d’un bulldozer et les relocalisant dans un motel à proximité. Presque immédiatement, les journaux acadiens ont qualifié l’expérience de la famille Vautour et, par extension, de tous les résidents de Kouchibouguac, d’« une deuxième déportation ». En effet, il y a d’étonnants parallèles à établir entre l’Acadie rayée de la carte au XVIIIe siècle, et les sept communautés subissant un sort comparable; sans compter que l’expropriation forcée de cette famille évoque l’image d’Évangéline et de ses voisins massés sur des navires. Avec la différence que Vautour se refuse à jouer le rôle de la victime.

Réfutant au gouvernement le pouvoir de décider où sa famille doit vivre, Vautour a son propre plan, et retourne dans le parc en 1978 pour occuper sa terre. Son retour engendre des litiges prolongés devant les tribunaux – invariablement gagnés par le gouvernement – conduisant à des manifestations, dont certaines tournent à la violence. Mais ni Fredericton ni Ottawa n’est prêt à accepter les conséquences pouvant découler d’une expulsion des Vautours de leur terre, de sorte qu’ils y demeurent jusqu’à ce jour, offrant au passage une alternative à Évangéline, la femme docile et résignée. Inversement, Vautour représente la détermination d’un homme qui refuse de s’avouer vaincu.

Jackie Vautour, à droite, 28 mars 1980. CEAAC, E-8377.

Jackie Vautour, à droite, 28 mars 1980. CEAAC, E-8377.

C’est dans ce contexte que, au cours des quarante dernières années, les artistes acadiens – des cinéastes aux poètes en passant par les dramaturges et les musiciens – ont produit un travail considérable inspiré par la saga Vautour. Pour ne prendre qu’un exemple, en 2007, le documentaire Kouchibouguac : l’histoire de Jackie Vautour et des expropriés, dirigé par Jean Bourbonnais et narré par le chanteur-compositeur Zachary Richard – lui-même actif dans la diffusion de l’histoire de Vautour –, montre Vautour comme un véritable héros acadien, le représentant d’une « génération contestataire ». Ce qui manque toutefois au film de Bourdonnais, dont le titre ne met l’emphase que sur une seule des 260 familles expropriées, c’est l’expérience vécue par les 259 autres familles.

Il y a toutefois un moment dans le film où une différente perspective est perceptible. Vers la fin, Zachary Richard se trouve dans la maison d’Aurèle Arsenault, qui – comme un bon nombre d’anciens résidents – a servi dans les Forces armées canadiennes, ce qui ne l’empêche pas d’être exproprié. Arsenault a de bons mots pour Vautour, le considérant comme le héros qui, seul, s’est levé pour défendre les résidents. Mais sa fille, Dorice Guimond, a un point de vue différent. Déjà mariée au moment de la création du parc, mais résidant toujours avec ses parents, elle est d’avis que son père est « plus [un] héros que Jackie », considérant que dans les années suivant l’expropriation, il a déménagé sa famille pour lui construire une nouvelle vie; le tout sans l’éclat des caméras de la télévision. Quant à Jackie Vautour, qui a reçu une somme considérable du gouvernement du Nouveau-Brunswick en 1987 – 228 000$ en indemnisation –, sans pour autant quitter sa terre comme promis, elle n’éprouve que du mépris à son égard. Bien qu’à ce moment elle s’exprime hors de portée du micro, elle parle suffisamment fort pour qualifier ce paiement d’« un cadeau avec nos taxes. »

Cette référence involontaire à une différente interprétation de l’histoire de Kouchibouguac – et par extension de l’identité acadienne – a été avancée plus directement au cours des dernières années au sein de plusieurs pièces écrites par de jeunes dramaturges acadiens ne faisant pas partie de la génération de Vautour. Dans La persistance du sable de Marcel-Romain Thériault, comme dans Wolfe d’Emma Haché, Jackie Vautour n’est jamais bien loin, mais il n’incarne pas le personnage central. Les auteurs évoquent plutôt l’histoire de Kouchibouguac et du thème central de la dépossession si important pour l’identité acadienne, à travers le regard d’acteurs qui n’ont pas attaqué le système à la manière de Vautour.

Au final, la force de l’histoire de Kouchibouguac est de reléguer la figure d’Évangéline au folklore, à un moment où les modèles structurant l’identité acadienne sont davantage influencés – directement ou indirectement – par la saga de Kouchibouguac, et l’expérience de la famille Vautour en particulier. Par exemple, lorsqu’à la veille du nouveau millénaire le journal L’Acadie nouvelle demande à ses lecteurs d’identifier les Acadiens les plus importants du dernier siècle, Jackie Vautour se classe parmi les dix premières personnalités[7]. Quelques années plus tard, dans le cadre d’une étude plus large de la compréhension qu’ont les Canadiens de leur passé, un groupe d’élèves acadiens du Nouveau-Brunswick en dernière année d’études secondaires est appelé à rédiger un bref essai décrivant l’histoire de leur peuple. Après l’analyse de près d’une centaine de récits, l’historien Marc Robichaud constate qu’ils n’identifient que deux personnalités du XXe siècle, toutes deux en étroite relation avec Kouchibouguac : Louis Robichaud et Jackie Vautour[8].

La résidence Vautour aujourd'hui.

La résidence Vautour aujourd’hui.

Près de cinquante ans plus tard, de profondes déchirures persistent entre les familles expropriées sur la meilleure façon de faire avancer leurs demandes. Certains supportent la famille Vautour qui revendique maintenant le retour des terres aux anciens résidents à travers leur reconnaissance comme Métis, alors que d’autres aspirent à des formes de compensation plus modestes. Quoi qu’il en soit, chaque fois que l’histoire de Kouchibouguac est soulevée par les médias acadiens, la réponse populaire se fait toujours significative, reflétant la place de cet épisode dans l’imaginaire acadien.

Pour en savoir plus

BELLIVEAU, Joel. Le « Moment 68 » et la réinvention de l’Acadie. Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2014, 362 p.

CONRAD, Margaret et al. Canadians and their Pasts, Toronto, Presses de l’Université de Toronto, 2013, 248 p.

FARAGHER, John Mack. A Great and Noble Scheme. New York, W.W. Norton, 2005, 592 p.

LONGFELLOW, Henry Wadsworth. Poems and Other Writings. New York, Library of America, 2000, 825 p.

NOVICK, Peter. The Holocaust in American Life. Boston, Houghton Mifflin, 1999, 373 p.

ROBICHAUD, Marc. « L’histoire de l’Acadie telle que racontée par les jeunes francophones du Nouveau-Brunswick : construction et déconstruction d’un récit historique ». Acadiensis, vol.  45, no 2 (été/automne 2011), p. 33-69.

RUDIN, Ronald. Kouchibouguac: Removal, Resistance and Remembrance at a Canadian National Park. Toronto, Presses de l’Université de Toronto, 2016, 400 p

THÉRIAULT, Joseph Yvon, Évangéline : contes d’Amérique. Montréal, Québec Amérique, 2013, 400 p.

VIAU, Robert. Les visages d’Évangéline : du poème au mythe. Beauport, HNH, 1998, 190 p.


[1] Ce billet est tiré du récent livre de l’auteur publié aux presses de l’Université de Toronto, Kouchibouguac: Removal, Resistance and Remembrance at a Canadian National Park. Pour plus d’informations, veuillez consulter la page web suivante: http://www.utppublishing.com/Kouchibouguac-Removal-Resistance-and-Remembrance-at-a-Canadian-National-Park.html. Une série de vidéos complémentaires au livre dans lesquels d’anciens résidents traitent de leur expropriation peut être consultée à l’adresse suivante : http://leretourdesvoix.ca.

[2] John Mack Faragher, A Great and Noble Scheme, New York, W.W. Norton, 2005, p. 473.

[3] Peter Novick, The Holocaust in American Life, Boston, Houghton Mifflin, 1999, 373 p.; Henry Wadsworth Longfellow, « Evangeline: A Tale of Acadie (1847) », dans Poems and Other Writings, New York, Library of America, 2000, p. 57-115.

[4] Une production littéraire substantielle aborde le sujet des représentations d’Évangéline et de ses impacts sur la société acadienne. Voir, entre autres, Robert Viau, Les visages d’Évangéline: du poème au mythe, Beauport, HNH, 1998, 190 p.; Joseph Yvon Thériault, Évangéline : contes d’Amérique, Montréal, Québec Amérique, 2013, 400 p.

[5] Procès-verbal du Comité exécutif de la Société nationale l’Assomption, 28 octobre 1953, p. 4, Centre d’études acadiennes Anselme-Chiasson, Université de Moncton, Fonds Société nationale de l’Acadie, 41-3-3.

[6] Joel Belliveau, Le « Moment 68 » et la réinvention de l’Acadie, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2014, 362 p.

[7] L’Acadie nouvelle, 31 décembre 1999.

[8] Marc Robichaud, « L’histoire de l’Acadie telle que racontée par les jeunes francophones du Nouveau-Brunswick : construction et déconstruction d’un récit historique », Acadiensis, vol.  45, no 2 (été/automne 2011), p. 33-69. L’étude de Robichaud fait partie du plus large projet Les Canadiens et leurs passés. Voir Margaret Conrad et al., Canadians and their Pasts, Toronto, Presses de l’Université de Toronto, 2013, 248 p.