Histoire transnationale de l’avortement clandestin: récit d’un militantisme féministe d’hier à aujourd’hui

Publié le 21 mai 2019

Par Marie-Laurence Raby, Université Laval

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Archives du CLALG (Crédit : Marie-Laurence Raby)

«[…] Je ne peux pas aborder le sujet de l’avortement autrement qu’en femme, c’est-à-dire avec toutes les émotions que ça comporte. Je ne suis peut-être là que pour vous empêcher d’oublier l’essentiel… les êtres humains concernés[1]». Ces paroles prononcées par Lise Payette lors d’un Teach-in sur l’avortement à l’Université de Montréal en mars 1969 trouvent un écho particulier chez l’historienne féministe en moi. Je ne peux à mon tour aborder l’histoire de l’avortement autrement que depuis ma posture de femme, et plus encore de féministe. Penser l’histoire de l’avortement est pour moi autant source d’indignation face aux lois injustes que d’enthousiasme devant la mobilisation des femmes pour cette cause, de colère intense et de joie immense. Cette panoplie d’émotions, parfois contradictoires, donne sens à mes recherches. Malgré les 50 ans qui me séparent du moment de ce discours, l’appel de Lise Payette résonne fort en moi, commandant un devoir de mémoire envers ces femmes qui ont vécu la réalité des avortements clandestins. C’est précisément l’objectif que je me suis donné pour rédiger mon mémoire de maitrise : continuer de faire vivre la mémoire de ces femmes en écrivant (au moins en partie) l’histoire des réseaux clandestins d’avortement québécois depuis 1969.

L’histoire que je veux raconter ici concerne plutôt les archives qui permettent d’appréhender la réalité clandestine de l’avortement. Il s’agit en fait du récit de ma rencontre avec un fonds d’archives en particulier : celui du Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit (CLALG). Le CLALG est un organisme populaire montréalais, d’abord affilié au Centre des Femmes, puis agissant de manière indépendante après la fermeture en 1973 de celui-ci. Il est reconnu pour avoir longtemps assuré un service de référence pour avortement. En 1978, les militantes du CLALG appelleront les autres groupes féministes à se rassembler et à unir leurs forces dans la lutte pour l’accès à l’avortement. Celles-ci fonderont alors la Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit (CNALG), en janvier 1978[2].

Bien que ce fonds soit somme toute assez succinct, il s’est révélé d’une richesse incroyable pour mes recherches. J’étais particulièrement nerveuse lors de ma première visite au centre de Bibliothèque et Archives nationales du Québec dans le Vieux-Montréal. Comme je m’intéresse à la clandestinité, ma plus grande crainte était que les archives demeurent muettes sur les activités illégales du Comité. De plus, le contenu de ce fonds d’archives s’annonçait très administratif et je trouvais la perspective d’éplucher des montagnes de procès-verbaux plutôt rébarbative. Je n’ai jamais été aussi heureuse et soulagée d’avoir tort! Les archives du Comité de lutte permettent de brosser un portrait des réseaux clandestins d’avortement au début des années 1970 et du rôle joué par l’organisation féministe dans ceux-ci. Deux aspects des réseaux clandestins découverts lors du dépouillement de ce fonds d’archives m’ont respectivement surprise et émue : la réalité transnationale de l’avortement et le côté profondément humain des archives féministes.

Des réseaux transnationaux d’avortement

Le Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit étant au cœur de l’organisation des réseaux clandestins, ses archives éclairent plusieurs aspects transnationaux des services de référence pour avortement. Les auteures qui se sont intéressées à la dimension transnationale des réseaux clandestins d’avortement ont bien montré comment les archives d’un groupe militant fortement ancré dans une réalité nationale peuvent révéler des dynamiques transnationales. C’est le cas des travaux de Leslie J. Reagan[3] portant notamment sur l’Association to Repeal Abortion Laws (ARAL) et de ceux de Beth Palmer[4] sur la Calgary Birth Control Association (CBCA). Si quelques auteures, Christabelle Sethna en tête, se sont intéressées aux voyages à des fins d’avortement[5], les réseaux d’avortement clandestins traversant la frontière entre le Québec et les États-Unis n’ont pratiquement pas été observés. Le dépouillement des archives du Comité de lutte offre plusieurs perspectives de recherche en ce sens.

Les archives du Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit montrent bien que le contexte québécois de répression des avortements clandestins a contraint les féministes à chercher de nouveaux collaborateurs au-delà des frontières. En effet, les arrestations au début des années 1970 du Dr. Morgentaler et d’autres médecins montréalais pratiquant des avortements illégalement ont remis en question le cadre strictement montréalais de la référence féministe pour avortement. Les rapports d’activités du service de référence du Comité sont éloquents sur les impacts de cette vague répressive, soit une diminution drastique du nombre de médecins acceptant de pratiquer des avortements dans leur clinique[6] et, conséquemment, une augmentation des coûts des avortements pratiqués à Montréal (jusqu’à 400$, comparativement à un maximum de 110$ aux États-Unis[7]). Ainsi, le développement transnational de ces réseaux clandestins est conditionné par le contexte québécois, particulièrement réfractaire aux avortements sur demande.

Archives CLALG (Crédit : Marie-Laurence Raby)

Les archives du Comité de lutte révèlent également une forme de régulation transnationale des services d’avortement. Il semble s’établir un certain rapport de force entre les féministes et les cliniques d’avortement aux États-Unis[8], conditionné par la nature marchande du lien entre les femmes (à la recherche d’un service) et les médecins (dispensant ce service). Les différentes mentions dans les archives de tarifs particuliers instaurés pour les femmes référées par le CLALG attestent du pouvoir de négociation du Comité avec les cliniques américaines[9]. Celui-ci agit aussi comme agent régulateur en effectuant des visites pour s’assurer de la qualité des services offerts. Il n’hésite pas à référer ailleurs, donc à priver le médecin de plusieurs patientes/clientes, si une clinique ne répond pas à ses exigences minimales[10]. Bref, le fonds Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit permet d’appréhender certains aspects de la réalité transnationale des avortements clandestins sur la côte Nord-Est américaine durant les années 1970, une réalité qui demeure toutefois fortement conditionnée par les contextes québécois et canadien.

L’avortement est un enjeu qui demeure encore aujourd’hui transnational, comme en atteste l’actualité récente. En effet, le conservatisme qui règne présentement chez nos voisins du Sud et le climat répressif qui y est associé ont des répercussions à l’échelle mondiale, notamment par la suspension d’importantes sources de financement provenant des États-Unis à diverses organisations globales en santé[11]. Puisqu’on assiste présentement à une vague de réformes législatives limitant sérieusement le droit à l’avortement dans plusieurs États, il est plus important que jamais de mettre de l’avant les relations historiques entre le Canada et les États-Unis sur cette question, afin de ramener le souvenir des réseaux d’avortements clandestins au premier plan de la mémoire collective.

Rencontre avec des militantes féministes à travers le temps

Les archives du CLALG contiennent bien plus que des procès-verbaux décrivant les aléas de l’organisation : elles permettent de déceler les incertitudes des militantes féministes au détour d’un rapport, d’une note manuscrite ou d’un procès-verbal de réunion, ce qui éclaire le côté très humain de cette organisation militante. Il peut être facile d’oublier que derrière ces réseaux, ces manifestations et ces prises de parole publiques se cachent des femmes, des amies, des travailleuses, des mères, des conjointes, qui œuvrent bénévolement et anonymement, toutes guidées par la conviction profonde que les femmes, qu’elles-mêmes, vivent des injustices systémiques. Les femmes dont j’ai fait la rencontre à travers les archives du Comité sont passionnées et passionnantes, mais aussi inquiètes devant les nombreux défis auxquels elles font face. Plusieurs documents traitent des questionnements du Comité quant à la possibilité de transformer le service de référence en outil de lutte politique et au besoin de nouvelles militantes pour continuer le travail[12]. De plus, devant la force de la répression policière des avortements clandestins à Montréal et la violence de la perquisition du Centre des femmes en 1973, elles se sentent impuissantes et laissées à elles-mêmes : «C’est sans doute à ce moment que les militantes ont vraiment été saisies de l’illégalité et de la clandestinité du service. Perquisitionnées mais isolées. Sur qui pouvaient-elles compter? Comment réagir?[13]» Les archives du CLALG nous font donc entrer dans les coulisses de la lutte pour l’avortement libre et gratuit, levant la voile sur la part d’ombre que comporte l’engagement militant. Les femmes qu’on y découvre sont investies non seulement dans la lutte pour l’avortement, mais également dans la construction d’une pensée féministe cohérente, articulant analyse de classes et de sexe[14].

Archives CLALG (Crédit : Marie-Laurence Raby)

Dans un texte réfléchissant aux archives féministes et au rapport social, voire organique, de l’historien.ne avec les archives, Joan W. Scott dit ceci : «The pursuit of knowledge in the archive is a highly individualized task, but it’s not lonely. The researcher surrounds herself with the whispering souls she conjures from the material she reads[15]». Si je ne me suis pas sentie «seule» devant les archives, au sens où Scott l’entend, c’est probablement en grande partie parce que l’engagement féministe des militantes du Comité de lutte faisait écho à mon propre militantisme en tant qu’étudiante et en tant que féministe. Je me suis reconnue dans l’investissement, tant physique qu’intellectuel, de ces femmes pour une cause et j’ai été touchée par leurs doutes et leurs questions restées sans réponse. Combien de fois mon implication dans le mouvement étudiant m’a-t-elle moi-même amenée à me remettre en question? À questionner l’ordre social, les rôles sexués, le patriarcat? Mon parcours et mes convictions font que je ne peux demeurer neutre devant ces archives : je suis profondément investie dans et par l’objet de mes recherches.

Les femmes comme sujet de l’histoire

Je terminerai cette chronique d’archives en revenant sur un enjeu de l’histoire des femmes soulevé par Micheline Dumont : le déplacement de la lunette de l’historienne pour faire des femmes des sujets de l’histoire. Comme le dit bien Dumont :

On peut parler de «sujet» surtout pour expliquer que l’étude est faite du point de vue de la personne qui l’entreprend. […] En histoire des femmes, il ne fallait pas se contenter de prendre les femmes comme objet d’étude. Il fallait faire des femmes le sujet de leur histoire pour sortir des sempiternels lieux communs sur les femmes[16].

Je crois que les archives du Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit permettent d’inscrire les réseaux clandestins féministes d’avortement dans une histoire des femmes qui les traite comme des sujets. Cette documentation témoigne de toute l’agentivité des femmes impliquées dans ces réseaux, puisque les militantes ne se contentent pas de subir les effets de la législation sur l’avortement, elles interviennent de façon active pour façonner des réseaux répondant à leurs besoins, transcendant le cadre national au besoin. Les femmes sujet de l’histoire de ces réseaux sont empowered par ceux-ci, pour reprendre un terme issu des gender studies.

Je souhaite par mon analyse d’historienne féministe et engagée, contribuer à faire revivre la mémoire des militantes qui hantent les archives du Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit. Alors que l’accès à l’avortement est encore difficile dans certaines régions du Canada[17] et que les dernières années ont vu se multiplier l’ouverture des centres anti-choix (leur nombre au Québec aurait presque doublé depuis 2015[18]), ces militantes ont tant à dire sur un passé qui fait encore écho au présent.

Pour en savoir plus

Archives:

Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), Fonds Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit (P642), Procès-verbaux 1974, 1975, 1976, 1977.

Bibliographie:

DAVIS, Kathy, «Feminist Body/Politics as world traveller: translating Our Bodies, Ourselves», The European Journal of Women’s Studies, vol.9, no.3, 2002, pp.223-247.

DESMARAIS, Louise, La bataille de l’avortement, chronique québécoise, Éditions du Remue-Ménage, Montréal, 2016, 548 p.

DUMONT, Micheline, Découvrir la mémoire des femmes, une historienne face à l’histoire des femmes, Éditions du Remue-Ménage, Montréal, 2001, 159 p.

DUMONT, Micheline et Louise TOUPIN, La pensée féministe au Québec, Anthologie (1900-1985), Éditions du Remue-Ménage, Montréal, 2011, 748 p.

GODARD, Béatrice, L’avortement : entre la loi et la médecine, Éditions Liber, Québec, 1992, 155 p.

LAMOUREUX, Diane dir. Avortement: pratiques, enjeux, contrôle social, Éditions du Remue-Ménage, Montréal, 1993, 201 p.

MOLONY, Barbara et Jennifer NELSON, dir., Women’s Activism and «Second Wave» Feminism: Transnational Histories, Bloomsbury, Londre, 2017, 344 p

PALMER, Beth, «Lonely, tragic, but legally necessary pilgrimages: transnational abortion travel in the 1970s», The Canadian Historical Review, vol.92, no.4, 2011, pp. 637-644.

REAGAN, Leslie J., When abortion was a crime: Women, medicine and law in the United States, 1867-1973, University of California Press, Berkeley and Los Angles, 1997, 387 p.

RUAULT, Lucile, «La circulation transnationale du self-help féministe : avec 2 des luttes pour l’avortement libre?», Presses de Science Po, no.70, 2016, pp.37-54.

SCOTT, Joan W. The Fantasy of Feminist History, Duke University Press, Durham, 2011, 187 p.

SETHNA Christabelle et Marion DOULL, «Accidental tourists : Canadian women, abortion tourism, and travel», Women’s Studies, vol.41, no.4, 2012, pp.457-475.

STETTNER, Shannon, Katrina ACKERMAN, Kristin BURNETT et Travis HAY, dir., Transcending Borders, Abortion in the past and present, Palgrave Macmillan, New-York, 2017, 344 p.

WEISNER-HANKS, Merry E., «Crossing borders in transnational gender history», Journal of Global History, no.6, 2011, pp.357-379.


[1] Lise Payette, «Une femme est propriétaire de son corps (1969)», dans La pensée féministe au Québec, Anthologie (1900-1985), Micheline Dumont et Louise Toupin, Éditions du Remue-Ménage, Montréal, 2011, p.363.

[2] Louise Desmarais, La bataille de l’avortement, chronique québécoise, Éditions du Remue-Ménage, Montréal, 2016, p.156.

[3] Leslie J. Reagan, «Crossing the Border for Abortions: California Activists, Mexican Clinics, and the Creation of a Feminist Health Agency in the 1960s», dans dir. Goergina Feldberg, Molly Ladd-Taylor, Alison Li et Katryn McPherson, Women, Health and Nation: Canada and the United States since 1945, McGill-Queen’s University Press, Montréal & Kingston, 2003, pp.355-378.

[4] Beth Palmer, «Lonely, tragic, but legally necessary pilgrimages: transnational abortion travel in the 1970s», The Canadian Historical Review, vol.92, no.4, 2011, pp. 637-644.

[5] Christabelle Sethna et Marion Doull, «Accidental tourists : Canadian women, abortion tourism, and travel», Women’s Studies, vol.41, no.4, 2012, pp.457-475.

[6] Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), Fonds Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit (P642), contenant 1997-01-05/1, dossier Comité de lutte (CLACLG) Procès-verbaux 1976, Bilan du secteur service, 1976.

[7] BAnQ, CLACLG (p642), 1997-01-05/1, PV, Dossier spécial sur l’avortement et la contraception libre et gratuit, 8 mars 1975.

[8] L’avortement est légalisé aux États-Unis en 1973 avec l’arrêt Roe v. Wade. Les cliniques d’avortement dont il est ici question agissent donc légalement de l’autre côté de la frontière. Si beaucoup de femmes référées par le CLALG sont envoyées vers des centres hospitaliers (notamment le Hill Crest Hospital), les cliniques faisant l’objet de plaintes sont plus souvent des centres locaux de planification des naissances, de moins grande envergure, dont le Vermont Women’s Health Center.

[9] BAnQ, CLACLG (p642), 1997-01-05/1, PV, General meeting re: abortion services coalition, december 18, 1974, Family Service Association, 18 décembre 1974.

[10] BAnQ, CLACLG (p642), 1997-01-05/1, PV, Le Regroupement des services de référence pour avortement. Réunion du 29 septembre 1975, 29 septembre 1975.

[11] The Guardian (17 mai 2019), Trump takes war on abortion worldwide as policy cuts off funds, article de Sarah Boseley, [en ligne], consulté le 18 mai 2019, https://www.theguardian.com/world/2019/may/17/trump-takes-war-on-abortion-worldwide-as-policy-cuts-off-funds?fbclid=IwAR2JjO7C3jnxtYhhU5h_fFdGoYn_vYDr_0qw2G2TKNkOKnKf4duvgyjutdI

[12]BAnQ, CLACLG (p642), 1997-01-05/1, PV, Bilan du secteur service, 1976.

[13]BAnQ, CLACLG (p642), 1997-01-05/1, PV, Dossier spécial sur l’avortement et la contraception libre et gratuit, 8 mars 1975.

[14] BAnQ, CLACLG (p642), 1997-01-05/1, PV, Déroulement et bilan de ce que nous avons appelé l’Action, 1976.

[15] Joan W. Scott, The Fantasy of Feminist History, Duke University Press, Durham, 2011, p.145.

[16] Micheline Dumont, Découvrir la mémoire des femmes, une historienne face à l’histoire des femmes, Éditions du Remue-Ménage, Montréal, 2001, p. 73.

[17] Radio-Canada, (20 février 2019) Médium large, «Pareil, pas pareil…Le droit à l’avortement», Chronique de Frédéric Choinière, [en ligne], consulté le 3 mai 2019, https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/medium-large/segments/chronique/106892/pareil-pas-avortement-acces-disparites-canada-choiniere

[18] La Presse, (3 janvier 2019), Centre antiavortement : «tromperie» et «manipulation», article de Marissa Groguhé, [en ligne], consulté le 3 mai 2019, https://www.lapresse.ca/actualites/sante/201901/03/01-5209807-centres-antiavortement-tromperie-et-manipulation.php