Imposer les riches

Publié le 1 novembre 2016
Darwin

14 min

Par Darwin, économiste et blogueur[1]

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k10674Alors qu’une grande partie du débat politique actuel tourne autour de la répartition de la richesse, de la justice fiscale et des finances publiques, on ne peut oublier que les débats sur ces thèmes ont une longue histoire. Le livre Taxing the Rich. A History of Fiscal Fairness in the United States and Europe (Imposer les riches. Une histoire de l’équité fiscale aux États-Unis et en Europe) de Kennet Seheve et David Stasavage, revisite les arguments qui ont, par le passé, servi à justifier l’augmentation des impôts des plus riches.

Première partie : Le débat sur la fiscalité

1. Les gouvernements et l’imposition des riches

Les auteurs énoncent dès les premières lignes de ce livre la thèse qu’ils y défendront. On n’impose pas davantage les riches que les pauvres pour combattre les inégalités ou parce qu’un dollar retiré à un riche le pénalise moins qu’un dollar retiré à un pauvre, mais bien pour compenser le fait qu’ils bénéficient d’un meilleur traitement de l’État que les citoyens plus pauvres et, dans une moindre mesure, que les riches contribuent moins aux autres façons de financer l’État, comme aux taxes à la consommation et aux tarifs. Si les arguments de la défense de nos intérêts personnels (il y a plus de pauvres que de riches) et de l’efficacité (taxons où l’argent est) peuvent jouer un certain rôle, la base des arguments les plus porteurs pour taxer davantage les riches demeure l’équité, le fait que l’État doit traiter tous les citoyens également et équitablement.

Ce type d’arguments a surtout porté lors des deux guerres mondiales au cours desquelles les pauvres ont fourni la main-d’œuvre et les effectifs de soldats, alors que les riches ont plutôt profité des dépenses de guerres. C’est à ces époques que les taux marginaux d’imposition ont été les plus élevés (atteignant même 94 pour cent en 1944 et 1945 aux États-Unis et des niveaux très élevés dans tous les pays occidentaux) sans créer d’angoisse fiscale. Mais, ces arguments pèsent moins de nos jours, les guerres étant bien moins létales pour les Occidentaux (mais pas pour les pays attaqués…) et la conscription n’étant plus obligatoire dans bien des pays, dont aux États-Unis.

Pour analyser cette situation, les auteurs ont compilé des données sur les niveaux d’imposition du revenu et des héritages des riches pour 20 pays occidentaux (les pays où des données étaient disponibles) au cours de deux siècles. Ils présentent ensuite les sujets qu’ils approfondiront dans les prochains chapitres.

2. Traiter les citoyens équitablement

Si tous s’entendent sur le fait que les citoyens doivent être traités également et équitablement par les gouvernements, tant en matière de justice, de démocratie et de fiscalité, tous ne partagent pas la même vision de l’égalité. Les auteurs analysent en profondeur diverses positions sur l’égalité et l’équité en matière de fiscalité. Ils abordent notamment les notions suivantes :

  • la capacité de payer;
  • l’égalité de sacrifice (un riche souffre moins de perdre 10 pour cent de ses revenus qu’un pauvre);
  • le mérite des revenus des riches (il est plus équitable de taxer les rentes et les gains en capital que les revenus obtenus du travail qui profite à toute la société);
  • la théorie de la compensation : elle s’applique aussi bien lors de guerres (comme mentionné plus tôt), que pour compenser la taxation indirecte qui touche plus les pauvres et les avantages que l’État octroie aux plus riches (contrats, nominations, lois qui les protègent, police, etc.).

Deuxième partie : Quand les gouvernements ont-ils taxé les riches

3. L’impôt sur le revenu depuis deux siècles

Pour connaître l’impact des notions présentées dans le chapitre précédent (ainsi que des inégalités et de la démocratie) sur le taux maximal d’imposition des riches, les auteurs examinent les données disponibles sur ce sujet au cours des deux derniers siècles. En fait, l’impôt sur le revenu n’avait presque jamais été utilisé avant le XIXe siècle, l’imposition des riches se concrétisant plutôt en taxes sur la propriété. Durant ce siècle, l’utilisation de l’impôt sur le revenu fut rare et seulement observée dans des pays en guerre. Et même au XXe siècle, ce fut lors des guerres, et surtout dans les pays les plus touchés, que les taux marginaux d’imposition des riches furent les plus élevés, les autres facteurs examinés n’ayant eu aucun impact significatif (sauf peut-être un rééquilibrage entre le niveau d’imposition des riches et les taxes régressives qui frappent davantage les plus pauvres, une autre forme de compensation). Les auteurs soulignent aussi que les premiers taux d’imposition élevés pour les riches (lors de la Première Guerre mondiale) ne touchaient en fait qu’un nombre limité de ménages et ne pouvaient pas véritablement contribuer beaucoup au financement de la guerre. Ce constat appuie leur hypothèse qu’il s’agit d’impôts compensatoires. En plus, ils observent que dans les pays qui n’ont pas participé à cette guerre, comme la Suède et les Pays-Bas, le taux d’imposition maximal est demeuré à moins de la moitié de ce taux dans les pays ayant participé à cette guerre. Cette observation va aussi dans le sens de leur hypothèse. Par contre, quand ces taux ont atteint leurs sommets historiques, soit durant et après la Deuxième Guerre mondiale, ils furent plus graduels, étant élevés pas seulement pour les plus riches (voir par exemple les dernières pages de ce document pour les États-Unis). Mais, cela, les auteurs n’en parlent pas…

Notons que les auteurs présentent un grand nombre de données intéressantes dans ce chapitre. Plus de précisions sur les calculs qu’ils font sont accessibles dans une annexe offerte sur Internet.

4. Imposer les héritages

Comme le dit bien le titre, les auteurs retracent cette fois l’histoire de l’imposition des héritages, une méthode très efficace pour imposer les riches et réduire les inégalités. Les auteurs disent que cela favorise aussi l’égalité des chances, mais, même avec un taux d’imposition élevé, les héritiers bénéficient d’un avantage net sur les plus pauvres, d’autant plus qu’ils reçoivent en général leur héritage à un âge quand même avancé et qu’ils ont pu dès leur plus jeune âge profiter de la richesse de leurs parents.

L’analyse des positions sur l’égalité et l’équité donne à peu près le même résultat que pour l’imposition des riches, si ce n’est sur un point important : on ne peut attribuer aucun mérite aux héritiers dans la richesse accumulée par leurs parents. Quant à l’évolution du taux maximal d’imposition des héritages, elle fut la même que pour l’imposition des revenus des riches : très faible au XIXe siècle, plus élevé lors de la Première Guerre mondiale et encore plus lors de la deuxième. Puis, ces taux ont diminué rapidement, cet impôt étant même aboli dans bien des pays. De façon surprenante, ce fut le Canada qui fut le premier des 20 pays analysés dans ce livre à l’abolir en 1971.

5. La mise en contexte de l’imposition des riches

Ce chapitre porte sur les autres moyens que les gouvernements peuvent utiliser pour taxer les riches, de façon plus spécifique sur les impôts sur le capital et sur les taxes sur les profits excessifs et sur les profits de guerre. Encore là, surtout dans le cas évident des profits excessifs et des profits de guerre, l’aspect compensatoire de ces taxes a primé et ces outils fiscaux ont surtout été utilisés lors de guerres, même avant le XXe siècle. Finalement, les auteurs estiment la distribution de l’ensemble des sources de revenus des gouvernements, y compris les taxes de vente qui touchent plus les pauvres, et constatent encore là que les moments où ces sources furent les plus progressives correspondent aux périodes de guerre (surtout pour les pays belligérants).

Troisième partie : Pourquoi les gouvernements imposent-ils les riches?

6. La conscription de la richesse

Dans ce chapitre, les auteurs approfondissent l’évolution des arguments utilisés pour imposer davantage les riches avant, durant et après la Première Guerre mondiale dans quatre pays (Royaume-Uni, France, Canada et États-Unis). Ils ont entre autres examiné les arguments liés à l’équité utilisés par les parlementaires pour appuyer une hausse de l’imposition des riches ou s’y opposer. Alors que les arguments sur l’égalité de traitement et la capacité de payer dominaient avant la guerre (sans grand succès, ces impôts étant demeurés bas ou inexistants, selon les pays), ce sont ceux sur la compensation qui dominaient durant et après la guerre (avec beaucoup plus de succès). En outre, les arguments sur l’égalité des sacrifices portaient avant la guerre surtout sur le sacrifice venant de la baisse du revenu en raison de la fiscalité et presque tous sur le sacrifice venant de la conscription des classes les plus pauvres durant et après la guerre, sacrifice qui devait être compensé par des impôts plus élevés pour les riches rarement conscrits (ce que bien des promoteurs d’impôts plus progressifs appelaient la « conscription de la richesse »).

7. Le rôle de la guerre technologique

Dans un contexte où les guerres ne reposent plus sur des conscriptions massives, où la décision de s’enrôler est volontaire et où la technologie (comme les attaques à distance et à l’aide de drones) joue un rôle de plus en plus important, les auteurs considèrent que les arguments compensatoires du type « conscription de la richesse » risquent à l’avenir de perdre leur poids pour justifier des hausses du niveau d’imposition des riches. Ils montrent aussi de façon convaincante que c’est une autre technologie, soit le chemin de fer, qui a permis les conscriptions massives (pour le ravitaillement et le transport des troupes). Comme mentionné au début de ce paragraphe, la technologie devrait au contraire rendre les conscriptions massives plus rares à l’avenir.

8. Pourquoi le niveau d’imposition des riches a-t-il diminué?

Dans ce chapitre, les auteurs retracent les facteurs ayant entraîné la hausse de l’imposition des riches, puis sa chute. Les deux grandes poussées ont eu lieu lors des deux guerres mondiales du XXe siècle (on commence à le savoir…). Ces poussées ont aussi été accompagnées par la création de l’État providence. Ce facteur ainsi que l’effet d’inertie (il faut adopter de nouvelles mesures pour faire diminuer l’imposition) expliquent pourquoi les niveaux d’imposition des riches n’ont pas diminué plus rapidement après la fin des guerres. Par contre, avec le temps, comme les arguments compensatoires ont perdu de leur pertinence, les arguments des gens qui s’opposent à ces impôts ont pris plus de place. D’ailleurs, la chute de ces taux (qui sont tout de même demeurés à des niveaux bien plus élevés qu’avant les deux guerres en raison des besoins de financement des programmes sociaux) fut accompagnée par l’arrivée au pouvoir de personnes qui prétendaient que ce niveau d’imposition nuit à l’économie, reprenant une argumentation qui circulait depuis longtemps, mais que la force des arguments compensatoires avait empêché de percer. Il semble que bien des citoyens les ont crus à partir de la fin des années 1970. Les auteurs ajoutent que la mondialisation et la libre circulation des capitaux ont joué un rôle dans la baisse des impôts des sociétés, mais pas dans celle des impôts des particuliers et des héritages.

9. L’avenir de l’imposition des riches

Les auteurs reviennent sur leurs arguments et montrent par des résultats de sondages que la population des États-Unis n’appuie pas de hausse de l’impôt pour les riches. Ils concluent que seules l’utilisation d’arguments portant sur l’équité et les compensations peuvent permettre de hausser le niveau d’imposition des riches. Ils mentionnent :

  • le sauvetage des banques (et des banquiers), quoique ce secteur ne regroupe qu’une minorité des riches, ce qui réduit l’impact de cet argument;
  • le fait que le taux d’imposition effectif des plus riches est plus bas que celui des personnes qui gagnent moins (comme le disait Warrent Buffett il y a déjà six ans en montrant qu’il paie un taux effectif d’imposition plus bas que sa secrétaire);
  • insister sur l’aspect régressif des taxes à la consommation et sur les salaires (RRQ, assurance-emploi, assurance parentale, etc.);
  • s’opposer au traitement préférentiel des gains en capital et des dividendes.

J’ajouterais à cette liste d’autres arguments compensatoires :

  • la multiplication des revenus des riches provenant de rentes;
  • les subventions aux entreprises qui n’en ont pas nécessairement besoin;
  • les paradis fiscaux (créés par l’État);
  • l’inégalité croissante des chances entre les riches et le reste de la population;
  • les déréglementations qui ont favorisé les riches;
  • le traitement préférentiel pour les riches des tribunaux et de la police (dont les riches ont bien plus besoin);
  • l’empreinte environnementale plus élevée chez les riches;
  • et je vous invite à en mentionner d’autres…

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Je ne sais pas… D’une part, la thèse principale des auteurs est intéressante, est bien appuyée par de nombreux faits et suscite la réflexion. De l’autre, le livre est très répétitif (aspect que je n’ai pas pu éviter dans mon billet) et les auteurs m’ont semblé parfois (pas souvent) ignorer les faits qui ne cadrent pas avec leur thèse (par exemple, la structure beaucoup plus graduelle de l’impôt lors de la Deuxième Guerre mondiale que lors de la première, comme je l’ai mentionné plus tôt). J’ai aussi des réserves sur la structure du livre, où, comme dans les études économiques, la conclusion du livre est mentionnée dès le début du premier chapitre et les conclusions de chaque chapitre dès leurs premières lignes. Je préfère lire une conclusion après la présentation des hypothèses et de l’argumentation qu’avant. Déjà que le contenu des chapitres est souvent répétitif, on se lasse de lire et relire les mêmes conclusions. De plus, les notes, souvent substantielles, sont à la fin du livre alors que j’ai une nette préférence pour les notes en bas de page, qui facilitent la lecture.

Cela dit, je ne regrette personnellement pas de l’avoir lu, car il a favorisé ma réflexion sur ce sujet important. Par ailleurs, même si cette thèse est bien appuyée, je trouve que les auteurs la présentent trop comme si elle était la seule qui peut réussir. En effet, on l’a vu souvent, ce n’est pas parce que les humains réagissent d’une façon à un moment de l’histoire que leur comportement sera toujours le même. La hausse des inégalités, par exemple, suscite de plus en plus de mécontentement, avec raison! On le voit aux États-Unis, où la pression augmente pour que les gouvernements retirent des avantages aux plus riches et les imposent davantage, et pour qu’ils haussent le salaire minimum, pression qui a eu du succès dans de nombreux États et villes. Cela, les auteurs n’en disent pas un mot…

Pour en savoir plus

SCHEVE, Kenneth et David STASAVAGE. Taxing the Riche. A History of Fiscal Fairness in the United States and Europe. Princeton, Princeton University Press, 2016, 288 p.


[1] Ce texte a été originellement publié sur le blogue de l’auteur. C’est avec son accord que nous le reproduisons ici dans une version légèrement remaniée.