La Cour pénale internationale et la justice post conflit en Côte d’Ivoire : Chronique d’une justice hors-sol

Publié le 19 avril 2021

Par Amadou Mfondi, doctorant à l’École d’études de conflits de l’université Saint-Paul, Ottawa

Introduction

Après une longue procédure judiciaire de près de dix ans, la chambre d’appel de la Cour pénale internationale (CPI) a rendu le 31 mars 2021, un arrêt définitif confirmant l’acquittement de l’ex-président ivoirien Laurent Gbagbo et de son bras droit, l’ex-ministre de la Jeunesse, Charles Blé Goudé. Ils étaient tous deux, accusés de quatre chefs de crimes contre l’humanité à savoir : meurtres, viols, actes inhumains et persécutions, supposément commis durant les violences postélectorales de 2010 et 2011 en Côte d’Ivoire. Cet acquittement ramène à son point de départ, le combat des victimes pour la justice après une décennie de guerre civile et de violences politiques qui ont ensanglanté le pays entre 2002 et 2011. L’implication de la CPI dans cette quête de la justice, au lendemain de la crise postélectorale avait suscité beaucoup d’espoirs de la part des survivant.e.s qui commençaient déjà à désespérer  face à l’indifférence et à la passivité des juridictions ivoiriennes. Mais près d’une décennie plus tard, ces espoirs sont en passe d’être déçus[1].

À ce jour, aucune responsabilité pénale individuelle n’a encore été dégagée par la CPI concernant des milliers de morts et de blessés ainsi que plusieurs centaines de cas de viols enregistrés en une décennie de guerre civile en Côte d’ivoire. Dans cette chronique circonstanciée, mon but est de mettre en évidence à partir du procès de Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé, les tares et les avatars de la justice pénale internationale en Côte d’Ivoire : une justice hors-sol, lente, partielle et partiale qui, jusqu’ici, n’a permis d’établir ni la vérité des faits, ni les responsabilités des crimes graves commis pendant la crise. Fondé essentiellement sur mes observations et ma lecture des actions de la CPI en Afrique depuis plusieurs années, ce texte traduit la volonté d’un spectateur engagé[2], de participer utilement au débat sur l’(in)efficacité de cette juridiction dans la répression des crimes de masse dans le monde en général et sur le continent africain en particulier.

Contexte de l’implication de la CPI dans la quête de la justice en Côte d’Ivoire

Les élections présidentielles de 2010 en Côte d’Ivoire furent marquées par des violences entre les partisans du président sortant Laurent Gbagbo et ceux de son principal opposant Alassane Dramane Ouattara, l’actuel président. Les deux camps revendiquaient la victoire des urnes, et la crise s’est très vite transformée en violence organisée. D’un côté, l’armée régulière, chapeautée par plusieurs milices, voulait maintenir Laurent Gbagbo au pouvoir et de l’autre, les ex- Forces Nouvelles, devenues Forces Républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI), rébellion en hibernation à Bouaké dans le Nord du pays depuis les accords de paix de Ouagadougou de 2005, qui, à la faveur de la crise postélectorale de 2010, avaient entrepris une longue marche vers le Sud, avec pour objectif de chasser Laurent Gbagbo et d’installer Alassane Dramane Ouattara au pouvoir[3]. La situation a dégénéré et les civils ont payé un lourd tribut. En cinq mois, au moins 3000 personnes sont tuées et plus de 150 femmes violées. Certaines victimes sont choisies sur la base des critères politiques, ethniques ou religieux[4].

C’est dans ce contexte que la CPI a ouvert le 03 octobre 2011, une enquête préliminaire sur des soupçons de crimes contre l’humanité supposément commis par les belligérants depuis le lendemain des élections. Cependant, comme les violences de 2010 et 2011 n’étaient que l’ultime épisode de la série de violences qui ont émaillé la scène politique ivoirienne depuis le coup d’État manqué du 19 septembre 2002, les organisations de la société civile, les victimes et certains acteurs politiques, demandèrent et obtinrent de la CPI l’élargissement de son enquête aux crimes commis depuis le début de la guerre civile en 2002[5].

Lenteur des procédures, insuffisance des preuves et culture de l’impunité

Après avoir passé respectivement sept et cinq ans de détention à la prison de Scheveningen près de la Haye, Gbagbo et Blé Goudé ont été libérés pour absence de preuves de leur implication dans la commission des crimes contre l’humanité pendant la crise postélectorale de 2010 et 2011 en Côte d’Ivoire. Selon la chambre de première instance de la cour qui, à l’unanimité avait prononcé l’acquittement des prévenus en janvier 2019, avant la confirmation de son arrêt par la chambre d’appel le 31 mars 2021, le procureur n’a pas démontré qu’il existait un « plan commun » de crimes à l’encontre de civils, ni une politique ayant pour but d’attaquer la population civile et destiné à maintenir Laurent Gbagbo au pouvoir[6]. Aussi, d’après les juges, il n’a pas été démontré au cours du procès que les discours prononcés en public par Laurent Gbagbo ou Charles Blé Goudé avaient ordonné ou encouragé la commission des crimes allégués[7].

 De manière absolue, on ne dirait pas avec assurance, que les prévenus n’ont commis directement ou indirectement aucun crime réprimé par le droit international. Seulement, en l’absence des preuves de leur implication dans la chaine de commandement au bout de laquelle les crimes allégués auraient été commis, le tribunal les a acquittés dans le strict respect des règles du droit pénal.  Comme le dit un aphorisme populaire, l’absence de preuves devant la loi, ne signifie guère la preuve de l’absence de responsabilité. D’un point de vue purement moral et politique, tous les acteurs de la crise ivoirienne qui, d’une manière ou d’une autre, ont fait recours à la violence pour se maintenir ou accéder au pouvoir, sont responsables des meurtrissures dont les populations ivoiriennes ont été victimes tout au long de la décennie 2000. L’histoire retiendra la responsabilité de ces acteurs dans la généralisation de la violence qui a brisé le destin de ce pays, autrefois cité comme un modèle de paix et de développement social et économique au cœur d’une Afrique tourmentée. Concernant spécifiquement les violences postélectorales de 2010, les deux camps qui s’affrontaient n’ont jamais fait mystère de leur volonté de conquérir ou de garder le pouvoir au prix du sang des Ivoiriens.

En 2011, Laurent Gbagbo fut extrait manu militari du palais présidentiel, après que son armée eut résisté vainement à la pression militaire des forces de l’ONUCI (Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire), des forces françaises et des forces pro-Ouottara[8]. Dans cette longue confrontation militaire, les forces pro-Gbagbo et pro-Ouattara ont commis des crimes graves documentés dans plusieurs rapports publiés par les organisations des défenses des droits humains et les commissions d’enquêtes de l’ONU[9]. Des charniers contenant plusieurs dizaines de cadavres sont régulièrement découverts dans divers endroits du pays[10]. Certains de ces fosses communes datent des années 2000. Ce qui atteste de l’ampleur et de la cruauté des crimes commis pendant la décennie de crise que la Côte d’Ivoire a traversée entre 2002 et 2011. Dans certains rapports, les responsables ces crimes sont nommément identifiés dans chaque camp[11]. Mais jusqu’aujourd’hui, la CPI n’a émis que trois mandats d’arrêts. Les responsables politiques du Camp Gbagbo sont les seuls visés. Les chefs militaires et de milices, qui sont en faits les principaux exécutants des crimes allégués, aussi bien chez les pro-Gbagbo que chez les pro-Ouattara, restent pour le moment épargnés. Alors que dans d’autres affaires du même type, la CPI a visé les responsables politiques ainsi que les chefs militaires. C’est par exemple le cas de l’ex-président soudanais Omar El Béchir qui est poursuivi avec certains responsables militaires et chefs de milices pour des crimes internationaux commis durant la guerre civile au Darfour.

En Côte d’ivoire, la lenteur des procédures autant que la partialité des poursuites posent des problèmes du côté des victimes qui attendent depuis longtemps l’arrestation, le jugement et la condamnation de leurs bourreaux. Aussi, les personnes accusées et détenues, ont manifesté leur impatience de pouvoir enfin s’expliquer sur les faits qui leurs sont reprochés. L’acquittement de Gbagbo et Blé Goudé après plusieurs années de détention soulève à ce propos, les enjeux liés à la présomption d’innocence. Détenus par la CPI depuis novembre 2011 et mars 2014, respectivement, Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé ont attendu le 28 janvier 2016 pour voir leur procès enfin s’ouvrir devant la cour. Ce retard était dû à l’insuffisance des preuves que l’ex-procureur Louis Moreno-Ocampo avaient produites pour soutenir ses allégations sur l’implication des prévenus dans la perpétration des crimes visés. Avant d’ouvrir le procès, les juges avaient demandé au bureau du procureur de produire des preuves supplémentaires à charge contre les accusés. En effet, La nouvelle procureure Fatou Bensouda a dû retourner sur le terrain à maintes reprises pour étoffer son dossier.

Entre octobre 2011 et août 2015, le bureau du procureur effectua près de 150 missions d’investigations dans plusieurs pays avec pour objectif de rassembler les preuves et d’entrer en contact avec les témoins. Certes le statut de Rome au titre de l’article 61 alinéa 7, prévoit que le juge peut ajourner l’audience de confirmation de charge et demander au procureur d’« apporter des éléments de preuve supplémentaires ou de procéder à de nouvelles enquêtes relativement à une charge particulière ». Mais cette pratique pose un problème de droit que les avocats de la défense n’ont pas manqué de souligner au cours du procès. En effet, ils ont fustigé ce système accusatoire de la CPI qui enferme d’abord les prévenus avant d’aller chercher les charges contre eux. Si l’ex-procureur Louis Moreno-Ocampo avait pris le temps nécessaire pour étoffer ses moyens de charge contre Gbagbo et Blé Goudé avant de les interpeller, ils n’auraient pas passé autant d’années en prison pour finalement être relaxés faute de preuves.

 La rapidité avec laquelle le procureur émit des mandats d’arrêt contre Gbagbo et ses coaccusés après la crise postélectorale avait donné l’impression que d’autres présumés responsables des crimes commis pendant la crise allaient être rapidement interpellés et jugés. D’où l’espoir des défenseurs des droits humains et des victimes de voir la fin d’une décennie d’exactions et d’impunité en Côte d’Ivoire. Un espoir visiblement déçu, eu égard à la vacuité du dossier d’accusation pendant le procès. La complexité de la période post conflit pose un problème majeur au bureau du procureur et complique le travail des enquêteurs sur le terrain.  Le risque de manipulation des preuves et des témoins, le sentiment de peur chez les survivant.e.s, le clivage de la population et sa méfiance vis-à-vis de la justice internationale pourraient expliquer cette difficulté du procureur à constituer un solide dossier contre les accusés.

En dépit de près de six ans d’enquête, de 231 journées d’audience, de 82 témoins entendus et des milliers de documents, de photos, et de vidéos exploités, la responsabilité de Gbagbo et de Blé Goudé n’a pas été clairement établie devant la cour[12]. Jusqu’ici, la CPI n’a encore désigné et condamné aucun responsable des crimes graves commis pendant la guerre civile en Côte d’ivoire. Et pourtant, la réalité des faits est attestée par de très nombreux charniers découverts et des témoignages des survivant.e.s. Aussi, l’identité des auteurs ne font l’ombre d’aucun doute, puisqu’elles sont documentées, y compris par les Nations Unies. La majeure partie des crimes ayant été commis sous l’objectif des caméras. Les actes d’accusation et mandats d’arrêt promis depuis plusieurs années par le procureur de la CPI contre les personnes identifiées comme responsables de crimes contre l’humanité tardent à venir.

 Les chefs de guerre pro-Ouattara qui sont soupçonnés par plusieurs organisations de défense des droits humains, d’avoir commis des crimes réprimés par le droit international humanitaire n’ont pas été inquiétés depuis toutes ces années. De quoi jeter le discrédit sur le travail de la CPI. L’un des massacres les plus retentissants des violences postélectorales de 2010 et 2011 est le massacre de Duékoué, un village de l’ouest de la Côte d’Ivoire où du 29 au 31 mars 2011, plus de 800 civils ont été tués selon le comité international de la croix rouge. La CPI enquête sur le sujet depuis plus de neuf ans mais personne n’a encore été poursuivie. Alors que de nombreux survivants et plusieurs organisations de défense des droits humains pointent du doigt les chefs de guerre pro-Ouattara qui avaient conquis la ville quelques heures avant le massacre.

Même si la CPI lance aujourd’hui des mandats d’arrêt contre des responsables militaires pro-Ouattara, ils ont de bonnes chances de ne jamais se retrouver devant la barre à la Haye. Le président ivoirien Alassane Dramane Ouattara a déclaré en 2016 qu’il n’enverra plus d’Ivoiriens à la CPI, car selon lui le mieux serait de les juger en Afrique[13]. Une telle position ferme désormais la porte à l’espoir des victimes de voir leurs bourreaux traduits devant la CPI. Ainsi, Ouattara offre sa protection aux chefs de guerre et de milice qui ont gagné la bataille d’Abidjan et ainsi, facilité sa prise de pouvoir en 2011. L’implication de ces chefs militaires dans les massacres qui ont ensanglanté le pays durant la décennie 2000, a pourtant été attestée par de nombreux rapports de l’ONU et des organisations des droits humains[14]. Certains exécutants traduits devant la justice ivoirienne ont même cité les noms de certains chefs de guerres pro-Ouattara qu’ils ont présentés comme les principaux commanditaires des massacres. Mais ni la justice ivoirienne, ni la CPI ne les a inquiétés pour le moment. Certains d’entre eux occupent les hautes fonctions dans l’appareil sécuritaire de l’Etat ivoirien.

On peut légitimement penser que c’est pour donner des gages de protection et rassurer ces officiers supérieurs qui assurent la sécurité de son régime, que le président Ouattara a décidé de clore la porte de la justice pénale internationale et de garantir l’impunité aux auteurs des crimes commis pendant la crise. Dans les prochains mois, pour se faire bonne conscience et donner des preuves de son engagement à lutter contre l’impunité en Côte d’Ivoire, le bureau du procureur de la CPI pourrait émettre d’autres mandats d’arrêts contre les acteurs de la crise, y compris ceux du camp du président Ouattara. Mais les chances de voir ces éventuels accusés comparaître devant la cour à la Haye sont extrêmement minces. Le vent a tourné en Côte d’Ivoire et l’heure est désormais à la réconciliation nationale. Mais cette réconciliation sera-t-elle durable sans une justice équitable et réparatrice pour les victimes ?

Tares et avatars d’une justice à deux vitesses

Plus le temps passe, le rêve des survivant.e.s de voir leurs bourreaux rendre compte s’éloigne[15]. La justice ivoirienne a certes organisé des procès, mais globalement, un seul camp était visé. Celui de Laurent Gbagbo qui avait perdu le pouvoir à la suite de sa défaite militaire. Dès 2011, la justice ivoirienne inculpa et emprisonna plusieurs centaines de personnes, des civils et des militaires, tous liés de près ou de loin à l’ancien président. Au cours des différentes procédures judiciaires engagées devant les tribunaux nationaux, de nombreuses entorses aux droits humains et aux droits de la défense, ainsi que la partialité de la justice ont été dénoncées par de nombreuses organisations de défense des droits humains parmi lesquelles : la Ligue Ivoirienne des Droits de l’Homme (LIDHO), le Mouvement Ivoirien des Droits Humains (MIDH) et la Fédération Internationale des droits de l’Homme (FIDH). Même la CPI, n’a pas échappé à la critique.

 L’évidence du deux poids deux mesures dans le traitement judiciaire des violences politiques en Côte d’Ivoire est perceptible autant dans les procédures judiciaires nationales que dans celles de la CPI. Les trois mandats d’arrêt émis par le bureau du procureur de la CPI depuis 2011 n’ont visé que le camp des vaincus. Accréditant ainsi, l’idée de Radhabinod Pa, juge indien du Tribunal militaire international de Tokyo, qui affirma au lendemain des procès des criminels de guerre japonais que « seule la guerre perdue est un crime international ». Dans le dossier ivoirien,Laurent Gbagbo, son épouse Simone et Charles Blé Goudé l’un de ses plus fidèles compagnons, sont jusqu’ici les seuls à avoir fait l’objet de poursuite devant la CPI. Cette justice à double vitesse remet au goût du jour les critiques sur les procès à tête chercheuse de cette juridiction pénale internationale.

La question de la participation des victimes

La signature du statut de Rome instituant la CPI est incontestablement une avancée dans la répression des crimes internationaux et la protection des droits des victimes. Depuis son entrée en vigueur en 2002, l’une des fortunes de la CPI est d’avoir placé les victimes au cœur de l’administration de la justice. Dans les juridictions pénales internationales ad hoc qui ont été créée depuis Nuremberg, les survivant.e.s étaient reléguées au rang de simples témoins, sans avoir le droit de se constituer partie civile. Avec l’entrée en vigueur du statut de Rome, ils sont au cœur de la procédure. Ce qui ouvre la voie aux possibilités de réparation des préjudices subis. Cependant, la complexité des affaires portant sur les crimes de masse complique la mise en œuvre des usages de réparation en la matière.

Les victimes bénéficient d’une représentation permanente à la CPI, avec un bureau au siège de la cour à la Haye, chargé de les représenter et de défendre leur droit tout au long de la procédure pénale. Cependant, au-delà de cette importante évolution normative, la question qui mérite d’être posée est celle de savoir si les victimes des crimes jugés par la CPI sont effectivement impliquées dans l’œuvre de justice que tente d’accomplir la cour en leur nom. Nonobstant la volonté de les impliquer dans la procédure pénale, la CPI, pour des raisons pratiques, ne peut accéder à toutes les demandes adressées par des milliers de personnes qui souhaitent assister ou participer aux débats en tant que partie civile. Les enjeux liés à leur nombre, à leur identification et à leur protection complexifient encore davantage leur implication dans l’organisation des procès. Quand il y a crime de masse, les victimes sont en masse et nourrissent chacune une envie d’être prise en compte en tant que sujet singulier, avec une histoire, un récit, et un rapport au procès, tous aussi singuliers. Ce qui dépasse largement les capacités de tout ordre de juridiction pénale.

Une justice imparfaite, mais nécessaire

La majorité des cas de crimes de masse en Afrique demeurent impunis. Par manque de moyens ou de volonté politique, les tribunaux nationaux ont souvent été incapables d’organiser des procès justes et équitables pour répondre aux besoins de justice post conflit. La CPI avec ses importants moyens techniques, matériels, financiers et humains, apparait dans ce contexte comme la seule juridiction compétente, en mesure d’organiser des procès des présumés responsables de crimes internationaux et de garantir aussi bien les droits des victimes que ceux des accusés. Mais les difficultés ne manquent.

Comme toutes les autres juridictions pénales internationales que le monde a connues depuis le début de la décennie 1990, la CPI organise ses procès très loin de la scène de crime et parfois sous le modèle de l’anonymat des témoins. Ce qui pourrait porter préjudice aux droits des accusés. Car les témoignages sous anonymat manquent de crédibilité et sont susceptibles d’être manipulés. Les procès organisés localement permettent à la communauté d’identifier solennellement les témoins et d’attester de la véracité de leur récit. Ce fut par exemple le cas dans les juridictions Gacaca au Rwanda au lendemain du génocide. Cependant, cette perspective constitue un défi pour la protection des témoins et pose les conditions d’un choix abscons entre le droit de la défense et la sécurité des témoins. C’est aussi pour cette raison que la justice post conflit est complexe dans sa mise en œuvre. Dans ce cas, doit-on prendre le risque de condamner un innocent à partir des faux témoignages, ou de mettre la vie des témoins et des survivant.e.s en dangers pour protéger les droits de la défense? La réponse à cette question relève du choix cornélien.  

L’imbroglio des débats techniques, les procédures complexes et l’éloignement de la CPI contribuent à détacher les victimes des procédures dans les juridictions pénales internationales. À la CPI, de nombreuses victimes sont représentées par des personnes qu’elles ne connaissent pas ou qu’elles n’ont jamais rencontrées. Par conséquent, elles ne se sentent pas concernées et demandent souvent la délocalisation des procès dans leur village. Ces requêtes traduisent la difficulté avec laquelle les communautés locales vivent l’éloignement géographique des procès et de la justice rendue en leur nom.  Un collectif des victimes en République démocratique du Congo (RDC) avait demandé en 2015 la délocalisation du procès de Bosco Ntaganda, un redoutable chef de guerre accusé, entre autres, de meurtres, de viols, d’esclavage sexuel, de persécutions et d’enrôlement d’enfants soldats commis en Ituri à l’est du pays. Cette demande n’avait pas été satisfaite et le procès de Ntaganda a eu lieu à la Haye où il a été condamné le 08 juillet 2019 à 30 ans de prison pour 18 chefs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, commis en Ituri dans l’est de la RDC entre 2002 et 2003. La peine a été confirmée de manière définitive par la chambre d’appel de la CPI le 30 mars 2021.

Souvent le crime est dans le décor, mais à la Haye ce décor est toujours absent. Il ne s’offre ni aux juges, ni aux accusés. Ces derniers sont dépaysés et se réduisent à s’expliquer, sur des qualifications abstraites des crimes allégués, à des milliers de kilomètres de la scène où ils sont supposés avoir eu lieu. Par exemple, l’un des temps forts du procès de Gbagbo a été l’échange entre le procureur et certains officiers supérieurs de l’armée ivoirienne, cités pour témoigner au sujet du bombardement du marché d’Abobo, un quartier populaire d’Abidjan. Ce massacre avait tué et blessé plusieurs dizaines de personnes le 17 mars 2011. Selon le procureur, les obus avaient été tirés à partir d’une position de l’armée régulière. Mais les officiers ont expliqué devant la cour que les accusations du procureur attestent de sa méconnaissance du terrain, car le secteur d’Abobo était, ont-ils affirmé, un fief des milices pro-Ouattara et aucun militaire pro-Gbagbo ne pouvait s’aventurer hors de leur camp retranché. Aussi, ajoutaient-ils, la position géographique des installations militaires pro-Gbagbo à Abobo ne leur permettait pas d’atteindre le marché avec des mortiers de 70 mm qui avaient été utilisés lors de cette attaque.  Ces confusions sur la géographie de la scène du crime et le récit des évènements illustrent la difficulté d’établir la véracité des faits dans un procès qui se tient à mille lieues de là où les crimes allégués auraient été commis.  

Conclusion

En organisant ses procès à des milliers de kilomètre des lieux du crime, la CPI ne permet pas aux populations victimes d’établir et de s’approprier la vérité sur les faits et sur l’identité de leurs bourreaux. Aussi, cet éloignement empêche la justice post conflit de remplir l’une de ses fonctions essentielles qui est le rétablissement de la paix par la reconstruction du lien social dans la collectivité. Le propos de cette chronique était principalement de montrer que l’extranéité et la partialité des procès de la CPI en Côte d’Ivoire sapent la raison d’être de la justice. La difficulté de reconstruire le vivre-ensemble entre les communautés à l’issue des procès « hors-sol » que propose la CPI est évidente. Pour bon nombre d’Ivoiriens, le processus de réconciliation nationale n’aboutira que lorsque Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé rentreront à la maison. Leur acquittement par la CPI pourrait constituer à ce propos une dynamique positive. À condition que les dossiers pendants devant les juridictions nationales contre ces deux acteurs de la scène politique nationale ne soient réactivés. Mais cette perspective est fermement rejetée par de nombreuses associations de victimes qui dénoncent la volonté des politiciens qui, après avoir mis le pays à feu et à sang, cherchent à échapper à la reddition des comptes en voulant sacrifier la justice sous l’autel d’une prétendue réconciliation nationale.


[1] Centre international pour la justice transitionnelle, « Justice pénale, espoirs déçus : traitement judiciaire des violences postélectorales en côte d’ivoire », Rapport, Abidjan, Avril 2016.

[2] Je dois cette expression à Raymond Aron qui publia en 1981 un livre d’entretiens sous le titre « Le spectateur engagé ». Ici, elle renvoie à un sujet-écrivant qui dans l’acte d’écriture s’efforce d’être objectif en même qu’il assume son engagement intellectuel au service d’une cause.

[3] Fofana, Moussa. « Des Forces nouvelles aux Forces républicaines de Côte d’Ivoire. Comment une rébellion devient républicaine », Politique africaine, vol. 122, no. 2, 2011, pp. 161-178.

[4] Human Right watch,« Ils les ont tués comme si de rien n’était : le besoin de justice pour les crimes postélectoraux en Côte d’ivoire », Rapport, Octobre 2011.

[5] Cour pénale internationale, « Situation en Côte d’Ivoire », disponible sur : https://www.icc-cpi.int/cdi?ln=fr 

[6] Communiqué de presse de la CPI, « Affaire Gbagbo et Blé Goudé : La Chambre de première instance I de la CPI dépose l’exposé écrit des motifs de l’acquittement », 16 juillet 2019.

[7] Ibid.

[8] La Croix, « L’ONU et la France ont permis l’arrestation de Laurent Gbagbo », 11 avril 2011, disponible sur : https://www.la-croix.com/Actualite/Monde/L-ONU-et-la-France-ont-permis-l-arrestation-de-Laurent-Gbagbo-_NG_-2011-05-06-586509  

[9] Human Right watch,« Ils les ont tués comme si de rien n’était : le besoin de justice pour les crimes postélectoraux en Côte d’ivoire », Rapport, Octobre 2011.

[10] Rapport Amnesty Internatonal, « Des fosses communes dans les puits », 29 juillet 2013, disponible sur: https://www.amnesty.ch/fr/pays/afrique/cote-d-ivoire/docs/2013/des-fosses-communes-dans-les-puits  

[11] Human Right watch,« Ils les ont tués comme si de rien n’était : le besoin de justice pour les crimes postélectoraux en Côte d’ivoire », Rapport, Octobre 2011.

[12] Cour Pénale Internationale, « Affaire Gbagbo et Blé Goudé : La Chambre de première instance I de la CPI dépose l’exposé écrit des motifs de l’acquittement », 16 juillet 2019, disponible sur le lien : https://www.icc-cpi.int/Pages/item.aspx?name=pr1470&ln=fr

[13] Africa 24, « Côte d’ivoire, Alassane Ouattara « n’enverra plus d’ivoiriens à la CPI » », 2016, disponible sur : https://www.africa24tv.com/fr/cote-divoire-alassane-ouattara-nenverra-plus-divoiriens-la-cpi

[14] Human Right watch,« Ils les ont tués comme si de rien n’était : le besoin de justice pour les crimes postélectoraux en Côte d’ivoire », Rapport, Octobre 2011.

[15] Centre international pour la justice transitionnelle, « Justice pénale, espoirs déçus : traitement judiciaire des violences postélectorales en côte d’ivoire », Rapport, Abidjan, Avril 2016.