La femme la plus dangereuse du monde a vécu au Canada

Publié le 1 octobre 2020

Affiche et présentation : David Lester
Traduction :
Florence Prévost-Grégoire

Par une chaude journée de printemps à Christie Pitts, à Toronto, sous un ciel couvert, des familles se détendent sur des couvertures en mangeant des sandwiches. Un camion est stationné devant un rassemblement de près de 1000 personnes. Une grande bannière, « MAY DAY 1939 » flotte dans le vent alors que l’anarchiste Emma Goldman, que le directeur du FBI J. Edgard Hoover a déjà qualifié de « femme la plus dangereuse de l’Amérique », s’adresse à la foule :

Oui, nos maîtres nous accorderont des droits démocratiques lorsque viendra le temps des élections. Ils savent que tant que nous utilisons nos ‘puissants’ bouts de papier, rien ne menace leurs privilèges. Mais lorsque nous utilisons l’action directe, votre force collective, et que nous partons en grève pour obtenir de meilleurs salaires, nos patrons nous disent que nous dépassons nos ‘droits démocratiques’. Notre force réside dans le champ de l’économie, dans les usines, dans les ateliers, dans les mines, et non dans le lobby au parlement ou sur le parvis de l’hôtel de ville. 

Emma Goldman est née en 1869 dans une famille juive à Kaunas, en Lituanie. Fuyant les pogroms en Europe, elle immigre aux États-Unis en 1885 et s’engage dans le mouvement anarchiste. Déportée en 1919 à cause de son implication dans les mouvements anti-guerre, en exil en Europe pendant plusieurs années, Goldman s’installe finalement au Canada en 1939. Elle n’en était pas à sa première visite au pays : elle avait déjà vécu au Canada deux fois et avait fait le tour du pays à plusieurs reprises. Elle use alors de ses compétences oratoires extraordinaires pour développer un mouvement anarchiste actif. Ses conférences sur divers sujets ont inspiré des foules de passionné.e.s au Canada.

Durant la dernière année de sa vie, elle lutte avec la mélancolie de ne pas voir son ‘bel idéal’ se réaliser. Malgré qu’elle trouve Toronto mortellement ennuyante, elle persiste. Goldman encourage des anarchistes locaux à s’organiser et elle fonde avec eux le Libertarian Group . L’organisation planifie des manifestations anti-fascistes, supporte les réfugiés de la guerre civile espagnole et tient des groupes de discussion hebdomadaires.

Quand le Canada s’engage dans la Seconde Guerre mondiale, cinq membres du Libertarian Group  sont arrêtés et accusés de violer la loi sur les mesures de guerre (pour possession de documentation anti-guerre). Goldman, qui a alors 69 ans, prend en charge les collectes de fonds et organise la défense des accusés. Pour Goldman, il s’agissait là d’une question de liberté d’expression et de liberté civile qui affectait tous les Canadiens.

Les accusés sont déclarés innocents, mais deux d’entre eux, dont l’italien Arthur Bortolotti, doivent être déportés. En retournant en Italie, Bortolotti risquait cependant une mort certaine sous le régime fasciste de Benito Mussolini. Goldman décide donc de solliciter l’aide d’activistes partout à travers la planète. À Winnipeg, elle tient des réunions publiques organisées par Arbeiter Ring et les Industrial Workers of the World. Elle rencontre aussi le leader du Co-operative Commonwealth Federation, J.S. Woodsworth, qui lui promet d’informer le gouvernement fédéral de la situation. La GRC garde un œil sur tous les mouvements de Goldman : « RCMP AGENT 302 : Le cercle des ouvriers compte un certain nombre de Juifs aisés, qui ont fourni les fonds permettant à EMMA GOLDMAN de se rendre à Winnipeg. » On ordonne tout de même à Bortolotti de quitter le pays, mais la campagne acharnée d’Emma conduit finalement le premier ministre Mackenzie-King à arrêter l’ordre.

À l’hiver 1940, Goldman est victime d’un ACV qui paralyse le côté droit de son corps et la laisse incapable de parler. Elle meurt dans son appartement sur Vaughn Road à Toronto le 14 mai 1940. Un service funéraire est organisé au Labour Lyceum sur l’avenue Spadina, avec une foule si grande qu’elle débordait dans la rue.

La longue histoire de la protestation sociale au Canada est souvent laissée de côté dans l’histoire officielle. Emma Goldman s’inscrit dans cette tradition radicale. J’ai lu son autobiographie quand j’étais adolescent et j’ai ensuite joint le journal anti-autoritaire de Vancouver, Open Road (1957-1990), qui était le nom original du journal de Goldman, Mother Earth. J’ai créé une affiche sur Goldman pour Open Road qui a été distribuée partout sur la planète. 40 ans plus tard, j’ai créé cette seconde affiche. Tel est le pouvoir de l’histoire, se souvenir et comprendre. Les actions courageuses d’Emma Goldman continueront de nous mettre au défi et d’inspirer nos propres combats pour la justice sociale au Canada et autour du monde.

Biographie

David Lester est le guitariste du duo métal underground Mecca Normal. Son affiche de la figure anti-guerre Malachi Ritscher a été incluse dans l’édition 2014 de la Biennale de Whitney. Il est l’auteur et l’illustrateur de The Gruesom Acts of Capitalism et du roman graphique The Listener. Il travaille présentement à une biographie graphique sur Emma Goldman.

Pour en savoir plus

Griffin, Frederick, « Emma Goldman, Toronto’s anarchist guest », Toronto Star Weekly, December 31, 1926.

Marshall, Peter, Demanding the Impossible: A History of Anarchism, London : HarperCollins, 1992.

Moritz, Theresa et Albert Moritz, The World’s Most Dangerous Woman: A New Biography of Emma Goldman, Vancouver, BC : Subway Books, 2001.

Note: Certains détails de ce texte proviennent du fond Emma Goldman de Bibliothèques et Archives Canada, à Ottawa.

Texte sur l’image

« Oui, nos maîtres nous accorderont des droits démocratiques lorsque viendra le temps des élections.

Ils savent que tant que nous utilisons nos ‘puissants’ bouts de papier, rien ne menace leurs privilèges.

Mais lorsque nous utilisons l’action directe, votre force collective, et que nous partons en grève pour obtenir de meilleurs salaires, nos patrons nous disent que nous avons dépassé nos ‘droits démocratiques’.

Notre force réside dans le champ de l’économie, dans les usines, dans les ateliers, dans les mines, et non dans le lobby au parlement ou sur le parvis des hôtels de ville. »

  • Emma Goldman s’adressant à la foule à Toronto au rassemblement de mai en 1939. L’anarchiste la plus notoire au monde a vécu et travaillé partout au Canada en parlant des problèmes concernant les droits des travailleurs et des travailleuses, du contrôle des naissances, du fascisme, de la liberté d’expression, des arts et de la révolution sociale. Elle est décédée à Toronto en 1940.