La Fierté a toujours été politique

Publié le 3 novembre 2020

Affiche : Kara Sievewright

Présentation : Gary Kinsman

Traduction : Laure Henri

Il me fait grand plaisir de vous présenter « La Fierté a toujours été politique », une magnifique affiche de Kara Sievewright qui retrace de manière saisissante nos divers mouvements à travers l’histoire. Pour ceux et celles à qui la Fierté serait moins familière, celle-ci s’est amorcée sous la forme d’une célébration des débuts révolutionnaires des mouvements de libération queer et trans qui, à la fin des années 1960, ont résisté à de nombreuses manifestations de répression policière – que ce soit en 1966, pendant les émeutes de la cafétéria de Compton à San Francisco, ou encore en juin 1969, pendant les plus célèbres émeutes de Stonewall. La police a en effet été un des vecteurs les plus importants du maintien et de l’imposition de l’hégémonie hétérosexuelle et du système binaire de genres.

Depuis, on a presque complètement oublié les mouvements à l’origine des marches pour la Fierté, ce qui s’explique notamment par la transformation des marches en parades-spectacles dans les grands centres urbains, par leur commercialisation, par la croissance de leur dépendance aux commanditaires corporatifs et gouvernementaux, ainsi que par ce que j’ai identifié comme l’émergence d’une identité queer, blanche et issue de la classe moyenne néo-libérale, généralement à l’aise de s’associer au capitalisme et au racisme. Tous ces éléments ont eu pour effet de neutraliser le caractère radical – « radical » dénotant un retour aux racines profondes du mouvement – et foncièrement politique qui était au cœur des premières célébrations de la Fierté. Pour Lisa Duggan, ce processus peut être décrit par l’usage du terme « homonormativité », tandis que Jasbir Puar utilise plutôt l’expression « homonationalisme ». En tous les cas, l’affiche de Sievewright s’emploie à combattre cette orchestration sociétale de l’oubli – fortement racialisée et marquée par des mécanismes liés aux classes sociales – en enclenchant une résistance qui découle de la remémoration des racines politiques de la Fierté.

Dans la partie inférieure de l’affiche, Sievewright a dépeint un contingent du mouvement Black Lives Matter (« Les vies noires comptent ») qui, en 2016, a interrompu la marche de la Fierté de Toronto par une manifestation assise, réclamant un meilleur financement et plus d’espace pour toutes les personnes queer noires, les personnes trans et les personnes queer racisées, ainsi que pour les Autochtones s’identifiant comme bispirituels. Les membres de la délégation considéraient également que, tant et aussi longtemps que les personnes noires, les personnes racisées et les Autochtones demeureront la cible des attaques de la police, cette institution devait être exclue de la marche. C’est là une action fort inspirante, qui nous a rappelé à tous le caractère radical du militantisme de la Fierté à ses débuts.

La partie supérieure gauche de l’affiche montre ensuite deux moments de résistances montréalaises, la première contre la répression policière qui a eu lieu lors des Olympiques de 1976 et la seconde, contre la rafle du bar Truxx, en 1977. Ces deux mouvements, qui ont envahi les rues de la ville, ont mené en décembre 1977 à l’adoption par le gouvernement provincial de mesures condamnant la discrimination basée sur l’orientation sexuelle. La résistance s’est poursuivie à Toronto, où d’importantes manifestations furent organisées en réponse aux arrestations massives qui ont suivi les descentes de bains publics de 1981; en nombres, ces arrestations furent les plus importantes depuis la loi sur les mesures de guerre de 1970. Ces manifestations ont par la suite servi de cadre, en juin 1981, aux célébrations de la Journée des Gais et des Lesbiennes qui se poursuivent encore aujourd’hui et qui rendaient alors également hommage aux émeutes de Stonewall. La marche était une célébration, certes, mais elle était aussi extrêmement politisée : nous nous sommes par exemple arrêtés devant le quartier général de la 52e Division de la police (celle qui avait orchestré les descentes dans les bains publics) pour scander « Fuck You 52! ».

La bannière « Nous sommes asiatiques, gai.e.s et fiers » fait pour sa part référence à l’intensification des mouvements d’organisation des personnes queer et trans racisées qui s’est déroulée à la fin des années 1970 et dans les années 1980. Les instigateurs et instigatrices de ces mouvements considéraient que leur communauté ne répondait pas à leurs besoins; ils étaient victimes de racisme de la part d’une communauté gaie majoritairement blanche, et devaient lutter contre l’hétérosexisme et la discrimination anti-trans de leurs propres communautés racisées. Le chapitre torontois de Black Lives Matter poursuit encore aujourd’hui cette tradition d’organisation au bénéfice de ses nombreux membres queer et trans.

On retrouve au bas de l’affiche la représentation d’une importante vague de militantisme liée au VIH/sida et coordonnée par l’organisme AIDS ACTION NOW! et par divers groupes associés à l’association militante ACT UP à la fin des années 1980 et dans les années 1990. Pour les gens atteints du VIH/sida, le silence menait littéralement à la mort, tandis que l’action directe signifiait la vie. L’image dépeint les arrestations policières qui ont eu lieu pendant l’événement Sex Garage (une fête queer se déroulant dans un entrepôt) en 1990 et qui ont servi de catalyseur aux mouvements queer à Montréal.

Finalement, l’affiche dépeint aussi le mouvement Queers contre l’apartheid israélien (Queers Against Israeli Apartheid ou QuAIA) à la marche de la Fierté de Toronto. QuAIA s’inspire de l’esprit antiapartheid des mouvements qui se sont opposés aux politiques de séparation et de subordination de l’ancien gouvernement raciste de l’Afrique du Sud, mais en s’opposant maintenant aux politiques similaires mises en place par l’état israélien contre les Palestinien.ne.s. En réponse à ces dénonciations du soutien officiel du Canada envers Israël et de ses politiques de
« pinkwashing », le groupe QuAIA fut expulsé de la marche de la Fierté et dû aussi faire face à des critiques de la part de forces homonationalistes oeuvrant à même la Fierté et de la part de politicien.ne.s de la ville de Toronto.

Tel que mentionné en début de texte, il est tout à fait approprié que le puissant mouvement de contestation orchestré par Black Lives Matter en 2016 soit placé en conclusion de cette affiche (du moins, lorsqu’elle est lue de haut en bas). Les illustrations de Sievewright nous encouragent à garder vivants nos récits tout en donnant espoir que dans un futur rapproché tous les mouvements queer et trans seront de véritables vecteurs de transformation sociale et de libération.

Biographies

Gary Kinsman est un militant anti-pauvreté et anti-capitaliste qui prône la libération queer et qui vit et milite en territoire autochtone. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles portant sur les règlementations liées aux genres et à la sexualité et est professeur émérite au Département de sociologie de l’Université Laurentienne à Sudbury.

Kara Sievewright est une artiste, une écrivaine et une designer ayant publié des bandes dessinées dans de nombreux magazines et anthologies. Elle est membre du collectif Graphic History depuis 2015 et travaille actuellement sur un roman graphique. Elle réside à Daajing giids (Haïda Gwaïi), sur les terres Haïdas. Ses œuvres peuvent être consultées à l’adresse suivante : www.makerofnets.ca.

Pour en savoir plus

Gentile, Patrizia, Gary Kinsman, and L. Pauline Rankin, eds. We Still Demand! Redefining Resistance in Sex and Gender Struggles. Vancouver: UBC Press, 2017.

Kinsman, Gary. The Regulation of Desire: Homo and Hetero Sexualities. Montréal: Black Rose, 1996.

Kinsman, Gary, and Patrizia Gentile. The Canadian War on Queers: National Security as Sexual Regulation. Vancouver: UBC Press, 2010.

McCaskell, Tim. Queer Progress: From Homophobia to Homonationalism. Toronto: Between the Lines, 2016.

Warner, Tom. Never Going Back: A History of Queer Activism in Canada. Toronto: University of Toronto Press, 2002.