La « jouabilité inclusive » et l’Histoire : un débat à faire

Publié le 30 octobre 2018

Par Maxime Laprise, candidat au doctorat en histoire, Université de Montréal

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Le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis. Il n’est rien que l’économie se développant pour elle-même. Il est le reflet fidèle de la production des choses, et l’objectivation infidèles des producteurs.

Guy Debord, La société du spectacle, 1967

La communauté des amateur-e-s de jeux vidéo est bien connue sur internet pour ses attitudes réactionnaires, misogynes, antiféministes, racistes et transphobes. L’insupportable et puéril débat entourant ce qu’on nomme désormais le Gamer Gate apparait comme un exemple patent de ce phénomène[1].

En mai dernier, un orage du même type s’abat sur l’univers vidéoludique lorsque, dans une bande-annonce[2] de la cinquième itération de sa populaire série de jeux de tir à la première personne Battlefield, la compagnie californienne Electronic Arts mettait en scène une femme portant un uniforme britannique se démenant dans une bataille de la Deuxième Guerre mondiale. Ce qui aurait pu déclencher un débat intéressant à propos de la place des femmes et des minorités dans le récit historique ainsi que sur l’importance (ou non) de l’exactitude historique dans les œuvres de culture populaire fut anéanti par un tsunami d’oppositions délirantes allant de la misogynie à l’antiféminisme[3] en passant par le conspirationnisme d’extrême-droite[4]. Alors que les positions se polarisaient, les critiques légitimes, posées et réfléchies furent rapidement invalidées par association. En témoigne par exemple un article de The Verge publié le 24 mai dans lequel l’attachement légitime de certain-e-s amateur-e-s au réalisme historique est littéralement tourné en dérision avec une totale mauvaise foi[5].

Ce cas de figure exprime une tendance, de plus en plus fréquente dans les œuvres issues de la culture populaire, consistant à modifier l’Histoire pour la rendre plus compatible avec les sensibilités contemporaines, pour éviter de «choquer», pour prétendument faire preuve d’inclusivité (en incluant des minorités à des époques où des endroits où elles ne se trouvaient pas, en adoucissant le racisme ou la misogynie d’une époque ou en rendant les mœurs d’une autre civilisation plus compatibles avec les nôtres par exemple). À partir de cas de figure sélectionnés dans l’univers des jeux vidéo abordant des thématiques historiques, j’aimerais ici soutenir qu’il est tout à fait possible et nécessaire de critiquer cette pratique sans sombrer dans un délire réactionnaire et même qu’on peut le faire dans une perspective progressiste, féministe ou antiraciste.

Contrairement à ce que certain-e-s persistent à croire, l’Histoire n’est pas cette grande force transcendante (voire presque magique) menant inévitablement à un progrès collectif s’exprimant inévitablement dans le libéralisme. Au contraire, l’Histoire de l’humanité jusqu’à nos jours est une histoire de luttes; luttes entre dominant-e-s et dominé-e-s, entre majorités et minorités (ou le contraire!). Ainsi, pour citer Marx, « l’Histoire ne fait rien, elle ne possède pas “de richesse immense”, elle “ne livre point de combats”! C’est plutôt l’homme, l’homme réel et vivant, qui fait tout cela, qui possède et combat»[6]. L’émancipation des travailleurs et des travailleuses, des femmes, des personnes racisées ou issues de la communauté LGBTQ+ n’est donc pas «naturelle», elle ne suit pas le cours d’une douce rivière menant magiquement vers le progrès commun : ce ne sont que les luttes évoquées par Marx (parfois armées et violentes), les grèves, les manifestations, les actions directes ou les révolutions qui ont permis l’acquisition de nouveaux droits, la destruction de systèmes oppressifs, la transformation des structures de domination et bien d’autres choses encore. Par conséquent, tous les droits acquis, qui sont en fait les réelles expressions de ce qu’on pourrait nommer le «progrès», sont les résultats de luttes qui doivent être pensées dans la diachronie.

Dans le jeu Assassin’s Creed : Origins qui se déroule dans l’Égypte sous domination romaine (vers 49 AEC), la compagnie française Ubisoft met en scène l’enseignement d’un rhéteur s’adressant à des élèves des deux sexes. Dans une section explicative, les réalisateurs précisent que «même si cela est historiquement incorrect, l’équipe a décidé qu’il n’était pas nécessaire de prioriser le sexisme historique sur la “jouabilité inclusive” (inclusive gameplay[7]. Doit-on se réjouir de ce type de visibilisation des femmes dans le récit historique? Je crois qu’il s’agit plutôt d’un révisionnisme pur et simple camouflant les réelles conditions de vie de ces femmes afin de ne prétendument pas heurter les sensibilités. Ce présentisme, qui consiste à imposer les valeurs contemporaines à des sociétés anciennes n’a, à mon avis, rien de progressiste ou d’inclusif, il relève plutôt d’une acculturation invisibilisant la nature profondément patriarcale et misogyne des sociétés antiques (malgré une timide, mais réelle amélioration de la situation au moment de la romanisation du monde méditerranéen)[8]. On présente donc une version aseptisée de l’Histoire, une Histoire lisse, sans conflit, sans opposition, sans réelles inégalités structurelles (les luttes de classe sont d’ailleurs tout autant «oubliés» par le jeu) qui fait écho au violent consensualisme d’extrême-centre qui caractérise notre époque[9]. Pire encore, en ce faisant, on invisibilise les luttes que mènent les femmes depuis des siècles et qui continuent de se déployer dans notre histoire récente (faut-il rappeler, pour ne parler que de l’éducation, que la première étudiante de l’Université Laval, Marie Sirois, gradua en 1904 et qu’on lui interdit d’assister à la collation des grades[10]!).

Pour en revenir au premier exemple mentionné, les partisan-e-s de l’ajout d’une femme dans l’uniforme britannique dans Battlefield V notent que des femmes ont bien combattu au cours de la Deuxième Guerre mondiale[11]. C’est effectivement le cas : dans l’armée soviétique et dans les mouvements de résistance[12]! Il s’agit encore une fois d’une façon habile de déformer l’Histoire. En donnant l’uniforme britannique à une femme, on oublie que celles-ci n’avaient alors pas le droit de combattre et qu’elles souffraient à l’arrière dans des usines (où les conditions de travail étaient parfois terribles) ou qu’elles étaient reléguées à des tâches dites plus «féminines» (infirmières, couturières, cuisinière, commis) alors que les organes de propagandes des alliés s’entêtaient à insister sur leur rôle de «reine de foyer»[13]. Pendant ce temps, en Union soviétique, elles étaient des citoyennes à part entière ainsi que des héroïnes de guerre possédant, entre autres choses, le droit à l’avortement et au divorce grâce à une révolution dont elles furent les principales instigatrices[14]. Au Canada par exemple, il faudra attendre les années 1980 pour que, sous la pression du mouvement féministe, les femmes soient pleinement admises dans les forces armées[15]. C’est toute cette complexité, toutes ces luttes, toutes ces inégalités que la compagnie Electronics Arts balaie sous le tapis mémoriel en prétextant un progressisme et une inclusivité qui ne sont qu’en fait que du Feminism washing[16], la récupération et la déformation à des fins purement commerciales et spectaculaires de cette pensée dont on aura vidé tout contenu contestataire.

Pour dernier cas de figure, j’évoquerai le jeu BattleField 1[17] publié en 2016 qui place le joueur ou la joueuse dans la peau de divers soldats de la Première Guerre mondiale. Dès lors, Electronics Art provoque l’ire de certain-e-s joueurs et joueuses en mettant en scène plusieurs soldats noirs[18]. À priori, aucun problème : on trouve effectivement ces derniers sur le front du côté de tous les belligérants, et ce, dès 1914. Or, le jeu fait d’eux des combattants comme «tous les autres» sans explications, sans mise en contexte d’une situation qui est faite d’impérialisme, de racisme violent et d’exclusion. On ne parle pas par exemple des Tirailleurs sénégalais enrôlés de force par des autorités coloniales françaises réprimant violemment toute contestation[19]. On ne dit pas non plus que les Afro-Américains du 369e régiment américain d’infanterie (crée dans une logique de ségrégation raciale) étaient des demi-citoyens dans leur pays, qu’ils étaient moins bien traités, moins bien nourris et qu’ils étaient initialement relégués aux tâches non combattantes jusqu’à ce qu’ils soient littéralement remis au commandement français pour éviter d’engager des troupes blanches[20]. Encore une fois bien des détails honteux, ceux du racisme, de ségrégation et de l’impérialisme sont sacrifiés sur l’autel d’un prétendu progressisme.

Certain-e-s soutiennent que tous les jeux à connotation historique sont nécessairement dénués de réalisme, et ce, à de multiples points de vue : chars d’assaut qui se réparent automatiquement, personnages presque invincibles, une physique plus que généreuse, pilotage d’avion simplifié à l’excès et bien d’autres choses encore[21]. Mais c’est oublier que ce sont là des choix de jouabilité (gameplay) purement techniques qui servent à faciliter la prise en main du jeu et à maximiser le plaisir qu’on peut en tirer. Au contraire, l’écriture des personnages relève de la narration, de l’histoire, de l’aspect «cinématographique» du jeu. Seul ce dernier aspect peut être l’objet d’une «déconstruction raisonnée de la dimension discursive des idéologies»[22] puisque tout discours (donc toute narration) constitue fondamentalement un processus social exprimant, dans le cas qui nous intéresse, des rapports de domination. Quant à elle, la réparation automatique du char d’assaut n’exprime rien d’autre qu’un simple désir de rendre le jeu plus amusant; le char n’est pas historiquement soumis à des rapports de domination, il n’est pas le sujet conscient de l’impérialisme ou du patriarcat. Ainsi, comparer l’histoire d’êtres humains en lutte avec des enjeux techniques sans signification profonde relève ou bien de la mauvaise foi ou bien de l’incompétence intellectuelle.

Qu’on n’en déduise pas ici que j’en appelle à l’invisibilisation de l’histoire groupes opprimés. Bien au contraire, les producteurs de jeux vidéo doivent mener une autocritique et développer de nouvelles narrations qui permettent de les mettre en scène de façon à la fois appropriée, pertinente et habile tout en en demeurant attaché au réalisme historique. Par exemple, dans un jeu de tir à la première personne (FPS), pourquoi ne pas mettre en scène des femmes luttant pendant la Guerre civile espagnole? Dans un jeu de rôle (RPG), pourquoi ne pas inclure dans la narration la nature profondément patriarcale de la société médiévale et donc provoquer une réflexion chez les joueurs et les joueuses? Les solutions existent, mais elles nécessitent plus d’investissement artistique que l’ajout arbitraire et maladroit d’une femme ou d’un Afro-Américain pour bien paraitre devant les investisseurs.

L’étude de l’Histoire, qu’on le veuille ou non, est de facto engagée. L’histoire c’est dire que notre monde n’a pas toujours existé et qu’il n’existera pas toujours, c’est l’altérité, c’est la désacralisation, c’est montrer que d’autres mondes sont possibles (que ce soit pour le mieux ou pour le pire), c’est comprendre qu’à peu de choses près, notre société est le résultat d’une construction historique complexe.

L’histoire, c’est aussi choquer par la confrontation aux horreurs de la guerre, de la violence, de la brutalité patriarcale, du racisme, de l’exploitation des travailleurs et des travailleuses, de l’esclavage ou du totalitarisme. Ce sont tous là des phénomènes authentiquement humains qui peuvent se reproduire et qui, dans certains cas, se produisent toujours.

En travestissant l’Histoire, les compagnies mentionnées nient les luttes héroïques des «petit-e-s», des «malmené-e-s» du passé et du présent. Cet acte authentiquement politique et propagandiste entretient le mythe d’une société lisse et consensuelle qui cesse d’être animée par des contradictions qui mèneront inexorablement à l’effondrement de la société bourgeoise impérialiste et patriarcale. Pire encore, on «désactive» l’Histoire, on la rend inutile, gentille, impuissante. Elle devient un bête spectacle soumis aux exigences d’actionnaires qui se complaisent dans le sentiment d’avoir commis un acte de largesse en faisant preuve «d’inclusivité».

Le capitalisme avale et se soumet tout, il est un «fait social total» qui produit une réalité qui lui est propre, une illusion qui renforce son hégémonie. Dans les cas précédemment mentionnés, ce qu’Ubisoft nomme habilement «jouabilité inclusive», n’est qu’un nouveau repas pour le capital et cette fois, c’est l’histoire des communautés et des peuples en lutte qui est la pièce de résistance.


[1] William Audureau, « A la rencontre du GamerGate, le mouvement libertarien qui veut défendre “ses” jeux vidéos », Le Monde [en ligne], 10 octobre 2017, https://www.lemonde.fr/pixels/article/2015/07/15/a-la-rencontre-du-gamergate-le-mouvement-libertarien-qui-veut-defendre-ses-jeuxvideo_4683912_4408996.html

[2] On trouvera la vidéo ici : https://www.youtube.com/watch?v=LoKyrEDUtIw.

[3] Voir quelques exemples ici : Luke Plunkett, « Oh, No, There Are Women In Battlefield V », Kotaku, [en ligne], 23 mai 2018, https://kotaku.com/oh-no-there-are-women-in-battlefield-v-1826275455.

[4] En évoquant par exemple le vieux complot du « marxisme culturel » qui, bien qu’il soit revenu à la mode au cours des dernières années avec la montée de « l’alt-right », n’est pas sans rappeler le concept de « bolchévisme culturel » développé par les nazis dans l’avant-guerre. En ce qui concerne Battlefield V, on trouvera quelques références à ce débat ici : https://www.reddit.com/r/Battlefield/comments/8q81j3/the_deeper_meaning_behind_bf_vs_authenticity/.

[5] Megan Farokhmanesh, « Battlefield V fans who failed history are mad that the game has women in it », The Verge, [en ligne], 24 mai 2018, https://www.theverge.com/2018/5/24/17388414/battlefield-v-fans-game-women-world-war-2-history.

[6] Karl Marx et Friedrich Engels, « La sainte famille », in Œuvres, Gallimard, 1982 (1845), p. 526.

[7] Traduction libre. Voir une capture-écran ici : http://www.pushsquare.com/news/2018/02/ assassins_creed_origins_edits_classroom_scenario_for_inclusivity

[8] Voir : Sarah Pomeroy, Goddesses, Whores, Wives and Slaves : Women in Classical Antiquity, Londres, Pimlico, 1994, 288 p.

[9] Alain Deneault, « Extrême-centre », Mediapart [en ligne], 17 mai 2017, https://blogs.mediapart.fr/gabas/blog/170517/extreme-centre.

[10] Yvon Larose, « À la mémoire de la première femme diplômée de l’Université », Le Fil [en ligne], 11 mars 2010, https://www.lefil.ulaval.ca/memoire-premiere-femme-diplomee-universite-24121/.

[11] Charlie Hall, « Battlefield 5’s ‘female playable characters are here to stay,’ says developer », Polygon, [en ligne], 25 mai 2018, https://www.polygon.com/2018/5/25/17396848/battlefield-5-female-characters

[12] Voir par exemple : Rita Ouritskaia, « Les combattants soviétiques engagés dans la Résistance française », La Revue russe, n.27, 2005, p. 66.

[13] Nancy Miller Chenier, « Les femmes canadiennes et la guerre », Encyclopédie Canadienne [en ligne], 2018, https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/les-femmes-et-la-guerre.

[14] Cette égalité demeure purement institutionnelle et ne suffit pas à balayer la nature profondément patriarcale de la culture russe d’alors. Les acquis sont tout de même réels. Voir : Anna Lebedev, « Femmes en Russie : Une inégalité qui ne dit pas son nom », Après-Demain, n.2, 2007, pp. 5 à 8.

[15] « Les femmes dans les Forces armées canadiennes » Gouvernement du Canada, Site de la Défense nationale et Forces armées canadiennes [en ligne], http://www.forces.gc.ca/fr/nouvelles/article.page?doc=les-femmes-dans-les-forces-armees-canadiennes-fac/hie8w7rm.

[16] Faustine Vincent, « La mode du “féminisme washing” atteint les entreprises », Le Monde [en ligne], 8 janvier 2018, https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/01/08/la-mode-du-feminisme-washing-atteint-les-entreprises_5238656_3224.html.

[17] Contrairement à ce que le titre pourrait laisser croire, il ne s’agit pas du premier jeu de la série.

[18] Paul Tamburro, « Battlefield 1’s Black Protagonists Bring Out The Racists », Mandatory [en ligne], 3 octobre 2017, http://www.mandatory.com/culture/1131893-battlefield-1s-black-protagonists-bring-racists.

[19] Chantal Antier, « Le recrutement dans l’empire colonial français : 1914-1918 », Guerres mondiales et conflits contemporains [en ligne], n. 230, vol. 2, 2008, https://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains-2008-2-page-23.html

[20] Benjamin Doizelet, « L’intégration des soldats noirs américains de 93e division d’infanterie dans l’armée française en 1918 », Revue historique des armées [en ligne], n. 265, 2011, https://journals.openedition.org/rha/7328

[21] Matthey Gault, « Battlefield Has Never Been Historically Accurate, That’s Why It’s Fun », Motherboard [en ligne], 24 mai 2018, https://motherboard.vice.com/en_us/article/3k4kkw/battlefield-v-historical-accuracy

[22] Georges-Elia Sarfati, Éléments d’analyse du discours, Paris, Nathan, 1997, p. 98.