La revue Liberté et l’« art politique du contretemps »

Publié le 27 octobre 2016
Rachel Nadon

21 min

Par Rachel Nadon, doctorante à l’Université de Montréal

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Couverture du vol. 11, no 5 août-septembre-octobre) de la revue Liberté.

Couverture du vol. 11, no 5 (août-septembre-octobre) de la revue Liberté.

Les héritages littéraires et intellectuels de la Révolution tranquille, ce sont bien sûr les idées qui se sont concrétisées en institutions et en ministères, les discours qui ont circulé, les œuvres qui ont été lancées et que l’on lit encore – les Aquin, Blais, Ducharme, par exemple; ce sont aussi les « lieux de discours » comme les revues littéraires. Cette année, Les Écrits a eu 61 ans, Liberté, 56 ans, Études françaises, 51 ans. Ces périodiques qui s’intéressent à la création, à la critique et à l’essai sont apparus à un moment crucial de la formation de l’institution littéraire québécoise et constituent en elles-mêmes des institutions : l’histoire de ces revues fait partie de l’histoire littéraire.

Les enjeux d’héritages, de transmission et de filiations se posent, pour les animateurs et les animatrices de ces revues, sur deux plans : celui de l’espace de discours, transmis, à animer et à façonner pour son époque; et celui de la revue comme réservoir de textes importants et inscrits dans l’histoire littéraire. Comment les membres qui se succèdent à la tête de ces revues modèlent-ils le lieu, en fonction de quoi et de qui ? Quels rapports établissent-ils avec l’histoire, l’héritage et la mémoire de l’espace discursif lui-même, ainsi qu’avec le legs « textuel » et « littéraire » ? Chaque équipe se positionne (ou non, ce qui est aussi significatif) en rapport avec les grandes figures de la revue, et façonne tour à tour le lieu de parole à partir de leur bibliothèque, de leur conception de la littérature, de l’écrivain.e et du politique.

La revue Liberté est une de ces revues qui ont été fondées à l’horizon de la Révolution tranquille. Elle a traversé la deuxième moitié du siècle en ayant tantôt le vent dans les voiles, tantôt de la difficulté à tenir le gouvernail; elle a bien failli ne jamais franchir le seuil du deuxième millénaire. En 2006, un nouveau groupe d’intellectuels prend la barre de la revue : ils opèrent un changement de cap majeur et annoncent leur volonté de faire de la revue une « agora » à l’image de ce qu’elle était à ses débuts, dans les années 1960. Les essais mettent au premier plan les héritages – de la revue comme de la littérature québécoise – à reprendre et à trahir. Liberté « nouvelle mouture » offre en ce sens un angle singulier d’où penser ce qui reste des sweet sixties, et les difficultés que posent la passation et la reprise d’un lieu, d’une « institution » de discours.

Liberté : la petite et la grande histoire

Fondée en 1959, la revue Liberté est la deuxième plus ancienne revue littéraire québécoise, la doyenne étant Les Écrits (1954). Pour la petite histoire, la revue a été nommée en l’honneur d’un bateau qui a ramené Jean-Guy Pilon de France en 1955. Cherchant un nom pour la revue, Pilon se « souvin[t] soudainement de sa première traversée de l’Atlantique ». « Chaque soir sur les ponts, j’allais regarder son nom briller dans la nuit comme un appel, comme un programme de vie. Ce bateau se nommait Liberté[1]. »

Prendre le nom d’un bateau pour celui d’une revue ne manque pas d’idéalisme ni de symbolisme. On pourrait gloser longtemps sur le récit de cette « genèse » mythique qui tient du passage, du lien et de l’ouverture. Pour filer la métaphore, on dira plus simplement que Liberté a navigué à vue dans les eaux parfois tranquilles, parfois agitées, de la société québécoise et que la revue a été le port d’attache de plusieurs générations d’intellectuels, d’essayistes et d’écrivain.e.s.

En 1957, Jean-Guy Pilon réunit à son appartement de Notre-Dame-de-Grâce quelques amis, cinéastes et écrivains déjà établis, pour parler du projet de fonder une revue littéraire : André Belleau, Fernand Ouellette, Jean Filiatrault, Jacques Godbout, Gilles Carle, Paul-Marie Lapointe, Gilles Hénault, Lucien Véronneau et Michel van Schendel allaient former le premier comité (très masculin) de Liberté. Au fil de son histoire, la revue fédère toutes sortes de sensibilités littéraires et intellectuelles : Jacques Godbout, Jacques Brault, Michèle Lalonde, François Ricard, René Lapierre, Yvon Rivard, et plus récemment, Pierre Lefebvre, Olivier Kemeid, Évelyne de la Chenelière et Suzanne Jacob. Liberté se renouvelle à même les arrivées et les départs de ses membres et perdure pour plusieurs grâce à son refus des partis pris et à sa préférence pour la parole littéraire : la « politique » de Liberté en est une d’« ouverture globale[2] ».

Dans ses premières années, la revue publie beaucoup de poésie et de fiction, de chroniques sur les arts (peinture, musique) et d’essais socioculturels. Les écrivains de Liberté – tous le sont ou presque —, interrogent également, par l’entremise de dossiers thématiques et d’enquêtes, le rôle de l’écrivain et celui de l’intellectuel dans la Cité (no 6, nos 15-16, entre autres), le bilinguisme (no 56) et l’érotisme (no 54). Des textes aujourd’hui étudiés sont publiés pour la première fois dans Liberté : « La fatigue culturelle du Canada français » (no 23) d’Hubert Aquin, « On ne meurt pas de mourir » (no 131) d’André Belleau, « La vie agonique » (no 27) de Gaston Miron (qui n’est pas dans le comité fondateur), « La cinquième saison » (nos 71-72) de Jacques Brault. Liberté, c’est donc un espace de création, de critique et de réflexion; « une position, un vecteur de langage[3] », pour reprendre les mots d’André Belleau.

La résistance en héritage

Pour Pierre Lefebvre, Olivier Kemeid, Louis-Jean Thibault, Karine Hubert et Philippe Gendreau, qui arrivent à la tête de la revue dans les années 2000, la conscience d’entrer dans un lieu fort de son histoire et de sa mémoire est très marquée. C’est en fonction de cet héritage (celui de la revue) et de celui de la Révolution tranquille (indissociable, pour eux, de la revue) que ce comité marque une rupture avec les années précédentes et qu’il se définit comme groupe.

L’équipe signe en 2006 un éditorial, qui tient davantage du manifeste que du simple point de vue : intitulé « Assoiffés de sens », ce texte propose une relecture des premières années de la revue. Celle-ci apparaît comme une « arme » de la résistance culturelle qui s’« organise » avec la Révolution tranquille : « Nous croyons en fait, à Liberté, que le désir de résistance à l’origine de la revue est toujours brûlant d’actualité[4]. » Le texte « Assoiffés de sens », tout comme l’anthologie Liberté 1959-2009 : l’écrivain dans la cité publiée au Quartanier en 2011, construit aux fondateurs une image d’écrivains engagés qui permet aux membres du comité de 2006 de s’en montrer les héritiers exemplaires. La raison d’être et le sens de la revue se trouvent pour eux dans cette résistance qu’ils identifient comme première.

Liberté a, pour l’équipe de Lefebvre, plus que jamais sa pertinence : elle est un lieu en marge du « murmure médiatique » et des impératifs économiques où peut enfin s’exprimer une parole agissante, offensive, engagée, désintéressée. C’est autour de ce lieu que peut se construire la communauté des « orphelin.e.s », des « assoiffé.e.s de sens » qu’elle souhaite former. Au contraire de toutes les équipes précédentes, celle de Lefebvre ne subit pas la contrainte du testament : elle ne reçoit pas la revue des mains de celle qui l’a précédée. Liberté est ce lieu et ce legs qu’elle choisit et qu’elle rénove sans obligations ni fidélités à honorer, il n’y a pas de testateurs réels, mais des pères (il n’y a pas de mères) désignés. Tout l’espace est donné pour choisir de qui et de quoi hériter.

Dans la sélection et le tri des héritages de la revue, ce sont les figures de poètes qui habitent l’espace entre la cité et la chambre à soi (Ouellette, Brault), celle de l’éditeur (Pilon) et celle de l’essayiste en retrait (Ricard, Rivard) qui sont mises de côté, considérées moins représentatives de l’esprit Liberté. L’équipe de Lefebvre choisi plutôt, dans les années 2000, de se placer sous l’égide d’Aquin, et de reprendre sa définition de Liberté et de l’intellectuel : « Liberté peut être considérée comme une agression »; sa méthode tient de « l’éclatement, [de] la convulsion, [de] l’attaque[5]. »

Le texte « Comprendre dangereusement » (1961) d’où sont tirées ces citations est depuis 2006 l’emblème et la devise de la nouvelle équipe.

Nous avons un autre vice, à Liberté, y écrit encore Aquin. Nous estimons la parole, lyrique ou raisonnante, magique ou calme, et tout ce que les hommes dits d’action méprisent sous le nom de littérature et de poésie. La parole est une forme de vie et, par ce biais magnifique, un mode d’action[6].

Ce passage constitue une sorte de « vecteur », une ligne directrice pour le comité de 2006. On y retrouve l’idée que Liberté est une tranchée, un lieu à partir duquel réfléchir, mais aussi attaquer, et que les intellectuel.le.s qui l’animent répondent d’un engagement littéraire : la parole agit, elle est liée au politique. Cette certitude s’incarne définitivement dans l’intitulé que choisit la nouvelle équipe lors de la refonte en 2012 : « Art et Politique ».

De 2006 à aujourd’hui, près d’une trentaine d’essais font référence à Hubert Aquin comme cet écrivain qui a ultimement réussi à conjuguer invention formelle et engagement politique; sur un autre plan, il est celui grâce à qui la revue a rencontré l’histoire. Dans l’éditorial du numéro de refonte en 2012, qui signale le changement de format et de poétique de la revue, Pierre Lefebvre fait siens les mots d’Aquin, « réaffirmant [par là] le rôle politique de l’art comme de la réflexion, c’est-à-dire leur capacité à ébranler, à fissurer parfois, ce qui est figé en nous et nos institutions.[7] » Quand on est sait qu’Aquin n’est pas un fondateur, que son bref directorat (novembre 1961 à juillet 1962) a été plutôt mouvementé et que l’équipe de Lefebvre souhaite renouer avec les vieux pères de Liberté, ça rend l’adoption de cette figure tutélaire plutôt paradoxale.

Une « politique de la lecture »

Si la nouvelle équipe de Liberté thématise le processus de relecture des héritages, si elle se définit en fonction de ceux-ci, les textes construisent, sur le plan symbolique, la figure d’un héritier critique, qui conquiert et trahit les héritages. C’est dans ce double mouvement, d’une part, de saisie guerrière et de lutte pour s’approprier le legs que l’on considère comme sien; d’autre part, de trahison du lieu commun et du sens imposé, que se donnent à lire le rapport qu’établit Liberté, dans les années 2000, aux héritages. Cela se traduit concrètement par la redécouverte d’auteurs dont l’œuvre, politique, est peu connue et par la relecture du canon littéraire québécois, principalement celui de la Révolution tranquille.

Ce sont des écrivains résistants, voire « subversifs » que Liberté « nouvelle mouture » élit à son panthéon littéraire et intellectuel. Dans les années qui suivent son arrivée, on retrace par exemple de nombreuses références à Paul-Émile Borduas et à Arthur Buies. Liberté consacre également un « numéro hommage », symbole d’une sorte de filiation collective, à René Char et Hervé Bouchard (no 277), à Arthur Buies (no 282) et à Nikos Kachtitsis (no 289). C’est à partir de ces filiations d’écrivains dissidents que sont lus et critiqués les problèmes qu’ils considèrent actuels : le mépris des politiques pour les arts et la culture, la disparition de la littérature de l’espace public, l’absence de projets collectifs et leurs remplacements par des rêves économiques. On fait, dans les discours, un lien entre les textes, leur contexte de publication et le contexte actuel de lecture (et donc de réécriture).

Cette manière de lire le présent à partir des œuvres du passé et ce refus de la fixation du sens trouvent une nouvelle forme avec la section « Rétroviseur » lancée en 2013. Dans le texte de présentation, Julien Lefort-Favreau, qui dirige également la section littéraire du cahier critique, explique que « l’idée d’ajouter une annexe où nous reviendrions sur des œuvres du passé n’a donc rien de nostalgique. Elle vise plutôt à conjuguer au présent les enjeux du passé. Le versant le plus politique de cette idée consiste à refuser l’imposition d’une lecture univoque de notre héritage.[8] » Pas de « jadis » ou de « naguère » dans cette « rétrospective » peu orthodoxe : le canon n’est pas la mesure de la valeur (« il ne se fait plus rien de tel ») : il s’agit plutôt de le (et de se) « remettre au travail », si l’on peut dire. Du coup, Liberté légitime et désigne à la fois ce qu’elle considère être digne d’être relu aujourd’hui et ce qui constitue notre héritage commun.

Jusqu’à maintenant, Anne Hébert, Hubert Aquin, Josée Yvon, Arthur Buies, Jacques Ferron et Gabrielle Roy ont fait l’objet d’un « Rétroviseur ». Pour Liberté, leurs œuvres donnent à penser le vivre-ensemble, le commun : le politique se trouve tantôt dans l’« obscurité » de l’œuvre d’Hébert, tantôt dans l’écriture baroque d’Aquin, tantôt dans les représentations sans condescendance des classes ouvrières chez Roy.

Or, si le caractère politique des œuvres en détermine la sélection et la présentation par Lefort-Favreau, il reste plutôt en toile de fond des différentes relectures : les trois ou quatre textes qui se retrouvent dans cette « annexe » sont des essais qui relatent le chemin intime, personnel, parcouru par l’essayiste avec l’œuvre. Comme l’écrit Martine-Emmanuelle Lapointe dans ce qui semble être un passage exemplaire de cette « annexe » :

Je faisais de Buies mon contemporain sans aucune nuance, dans une sorte de joie puérile. Pas ou très peu de distance critique, nulle mise en perspective historique, de l’affect et de l’élan, des oppositions bien manichéennes, voilà ce qui semblait alors constituer ma méthode, ma lecture[9].

La joie de relire à rebours donc, dans l’allégresse de l’anachronisme.

L’actualité des œuvres ne se trouve pas nécessairement dans la manière dont elles inspirent des actions ou des idées ici et maintenant, mais plutôt dans l’exigence qu’elles contiennent d’écrire, à son tour, sur l’époque, sur soi. En choisissant de réinterpréter ces œuvres, Liberté fait sienne ce que Jean-François Hamel nomme, dans son Camarade Mallarmé, une « pratique du détournement[10] » : les œuvres sont « rapatriées » – d’un siècle à l’autre, d’une société à l’autre – afin d’éclairer les enjeux du présent, de faire réfléchir (dans tous les sens) leur contemporanéité malgré (ou avec) les anachronismes que posent ces lectures. En relisant Aquin, Buies, Yvon, en « éclairant » les problèmes actuels avec eux, c’est un « art politique du contretemps[11] » que Liberté met en jeu.

Une revue « lourde de son passé »

Les grandes revues sont-elles celles qui savent mourir[12], comme l’écrit La conspiration dépressionniste dans un numéro de 2007 ? S’il est vrai que certaines revues deviennent avec le temps des sortes de bateaux fantômes aux équipages toujours changeants, il serait faux de dire que les « grandes revues » perdent toutes leur pertinence en vieillissant. Le projet d’une revue, littéraire de surcroît, est précaire : certaines revues ne survivent pas au départ de leurs fondateurs ou aux exigences morales et financières de l’entreprise; celles qui perdurent connaissent souvent la difficulté de la passation. Liberté a connu, à ce titre, des successions parfois houleuses.

Comment faire pour reprendre, sans trop s’inquiéter, une revue qu’ont dirigée Aquin et Godbout, où ont écrit Michèle Lalonde, Fernand Ouellette, André Belleau et les autres ? L’équipe de Lefebvre, loin de sentir la contrainte du testament, choisit de renouer avec les fondateurs et de rénover Liberté à partir de leur héritage, certes trié et réécrit. Reprendre ce lieu, c’est d’abord et avant tout recréer un autre espace de discours, refonder une agora où la communauté d’« assoiffés de sens » qu’ils souhaitent créer est possible. La rupture se situe entre cette équipe et la précédente, qui voyait dans Liberté un espace de diffusion qui n’avait plus à répondre de ce qu’elle avait été dans les années 1960.

Si en 1979, lorsque la revue passe des mains des fondateurs à celles de la génération des Ricard, Lapierre, Rivard et Hébert, la transmission se fait naturellement et en apparence sans heurts, c’est loin d’être le cas vingt ans plus tard. Il est plutôt question d’une continuité inquiète, voire angoissée : la relation aux « aînés », aux « vedettes » que sont les fondateurs est complexe et difficile, teintée par un sentiment de manque et d’inadéquation. « Cette revue est lourde de son passé, chargée de signatures indélébiles[13] », écrivent Annick Gaudreau et Patrick Lafontaine en introduction au numéro « Transmissions » en 2002 (je souligne). Marc-André Brouillette, dans un texte bilan paru en 2004, déplore à son tour le fait que Liberté, dans les discours comme au sein de la critique, « continue d’être associée à une période de son existence qu’elle a dépassée maintenant depuis longtemps », comme si elle « demeurait à jamais cantonnée dans ce seul moment de son histoire[14] » : les années 1960 et 1970. Tout se passe comme si Liberté appartenait toujours aux fondateurs, qui en avaient figé l’esprit, la manière, les frontières.

En effet, les vieux pères finissent peut-être par accrocher leurs patins, et leurs textes, par être célébrés comme on retire les chandails au hockey, ils restent pour plusieurs à l’horizon de la revue, fantômes bruyants et fatigants, grands-pères tranquilles, mais persistants. Tout comme François Hébert, Marie-Andrée Lamontagne, qui a dirigé la revue de 1993 à 1999, parle de Liberté comme d’un héritage « prestigieux et intimidant » : « Le Québec est si peu habitué à tutoyer l’histoire qu’un peu plus d’un demi-siècle d’existence suffit en effet, s’agissant d’une revue comme Liberté, à faire naître quelques encombrants fantômes[15]. » Ces revenants de l’histoire (littéraire), ce sont les Aquin, Godbout, Belleau, Préfontaine, essayistes et écrivains qui conjuguaient critique sociale et littérature, et qui ont en quelque sorte défini un esprit, un ethos Liberté duquel il semble difficile de déroger.

Ce sentiment d’une impossible succession est surtout prégnant dans les années 1990 et au début des années 2000, alors que la revue s’intéresse moins aux problèmes socioculturels qu’à ceux qui concernent la création, la traduction et l’interdisciplinarité. Malgré la fierté d’en être l’héritier ou l’héritière, Liberté représente un legs dont les animateurs et animatrices sentent, à différents degrés, la lourdeur. Comment passer le témoin, le flambeau, le stylo ? Il n’y a pas de réponses simples, et elles semblent passer par la réécriture ou l’invention du testament.

Hériter, habiter

Les changements de formats, d’esthétique, de maquette, de poétique permettent de marquer les ruptures de ton, les arrivées, les départs. Dans le numéro qui souligne la belle refonte d’Estuaire opérée cette année, Yannick Renaud marque bien la rupture de ton et d’image qu’a amorcée l’équipe :

Une évidence : le format livre, pour une revue, est mort. Une transition s’opère. Une part de l’institution nous est confiée; notre action sera de la porter plus loin. […] Nous vous invitons à partager la poésie. La revue Estuaire telle que vous la connaissiez n’est plus[16].

La revue est à la fois la même, et pas la même : il s’agit de rénover le lieu, d’en garder l’architecture tout en changeant la forme, les discours qui lui donnent forme.

Dans tous les cas, que ce soit à Liberté ou à Estuaire, hériter se double d’une question sur le « comment habiter » : comment tenir le lieu (de discours), comment faire de cet espace hérité un lieu habitable pour une autre (mais pas tout à fait) communauté de parole, une autre communauté de pensée ? Hériter, ce serait aussi, d’une certaine façon, apprendre à habiter : le geste « unique » d’hériter se prolongerait peut-être dans le temps que prennent les tâtonnements et les retournements qui font du lieu un « chez nous ».

Certes, hériter d’un lieu ancien et reconnu, ce n’est pas si fréquent. Les latences, les relances, les morts et les naissances fondent la dynamique du milieu « revuiste », et le projet de construire un espace discursif. Rien de « définitif[17] » n’arrive à une revue, disait André Belleau. Le vieux père n’avait pas tort. Et c’est une chance, ajouterais-je, que toutes ne deviennent pas des anthologies.

Pour en savoir plus

AQUIN, Hubert. « Comprendre dangereusement ». Liberté, vol. 3, no 5 (1961), p. 679-680.

BEAUDET, Simon-Pierre et al. La conspiration dépressionniste. Volumes I-V, Montréal, Lux/Moult Éditions, 2009, 224 p.

BROUILLETTE, Marc-André. « Présences de Liberté ». Liberté, vol. 46, no 1 (2004), p. 3-14.

DUCROCQ-POIRIER, Madeleine. La revue Liberté. Actes de colloque organisé par le Centre international d’études francophones de l’Université Paris IV-Sorbonne et le Centre de coopération interuniversitaire franco-québécoise. Montréal, L’Hexagone, 1990, 94 p.

BELLEAU, André. Surprendre les voix. Montréal, Boréal, coll. « Papiers collés », 1986, 240 p.

GAUDREAU, Annick et Patrick LAFONTAINE. « Présentation ». Liberté, vol. 44, no 3 (2002), p. 5-6.

HAMEL, Jean-François. Camarade Mallarmé. Une politique de la lecture. Paris, Éditions de Minuit, 2014, coll. « Paradoxe », 206 p.

LAMONTAGNE, Marie-Andrée. « S’entourer ». Liberté, vol. 51, no 3 (2009), p. 93-100.

LAPOINTE, Martine-Emmanuelle Lapointe. « Penser avec Buies », Liberté, no 304 (2014), p. 70-71.

Le comité de rédaction, « Assoiffés de sens », Liberté, vol. 48, no 3 (2006), p. 3-5.

LEFEBVRE, Pierre, Olivier KEMEID et Robert RICHARD, dir. Anthologie Liberté : l’écrivain dans la cité. 50 ans d’essais. Montréal, Le Quartanier, 2011, 474 p.

LEFEBVRE, Pierre. « L’urgence de poursuivre ». Liberté, no 297 (2012), p. 3.

LEFORT-FAVREAU, Julien. « Anne Hébert hors les murs », Liberté, no 301 (2013), p. 59.

L’équipe de Liberté. « La 150e réunion ». Liberté, vol. 16, nos 5-6 (1974), p. 5-43.

NADON, Rachel. La résistance en héritage. Le discours culturel des essayistes de Liberté (2006-2011). Montréal, Éditions Nota Bene, 2016, 224 p.

OUELLETTE, Fernand. « Liberté ou l’ouverture globale ». Liberté, vol. 51, no 3 (2009), p. 81-85.


[1] Jean-Guy Pilon, « Fondation et débuts de Liberté », dans Madeleine Ducrocq-Poirier, La revue Liberté. Actes de colloque organisé par le Centre international d’études francophones de l’Université Paris IV-Sorbonne et le Centre de coopération interuniversitaire franco-québécoise, Montréal, L’Hexagone, 1990, p. 19.

[2] Fernand Ouellette, « Liberté ou l’ouverture globale », Liberté, vol. 51, no 3, 2009, p. 81.

[3] André Belleau, « Liberté : la porte est ouverte », dans Surprendre les voix, Montréal, Boréal, coll. « Papiers collés », 1986, p. 22.

[4] Le comité de rédaction, « Assoiffés de sens », Liberté, vol. 48, no 3, 2006, p. 4.

[5] Hubert Aquin, « Comprendre dangereusement », Liberté, vol. 3, no 5, 1961, p. 679.

[6] Ibid., p. 680.

[7] Pierre Lefebvre, « L’urgence de poursuivre », Liberté, no 297, 2012, p. 3.

[8] Julien Lefort-Favreau, « Anne Hébert hors les murs », Liberté, no 301, 2013, p. 59.

[9] Martine-Emmanuelle Lapointe, « Penser avec Buies », Liberté, no 304, 2014, p. 68.

[10] Jean-François Hamel, Camarade Mallarmé. Une politique de la lecture, Paris, Éditions de Minuit, 2014, coll. « Paradoxe », p. 202.

[11] Ibid., p. 199.

[12]« Les numéros thématiques », La Conspiration dépressionniste, no 5, 2007, p. 20, dans Simon-Pierre Beaudet et al., La conspiration dépressionniste. Volumes I-V, Montréal, Lux/Moult Éditions, 2009, 224 p.

[13] Annick Gaudreau et Patrick Lafontaine, « Présentation », Liberté, vol. 44, no 3, 2002, p. 5.

[14] Marc-André Brouillette, « Présences de Liberté », Liberté, vol. 46, no 1, 2004, p. 10.

[15] Marie-Andrée Lamontagne, « S’entourer », Liberté, vol. 51, no 3, 2009, p. 97.

[16] Yannick Renaud, « Estuaire », en ligne : http://www.revue-estuaire.com/.

[17] L’équipe de Liberté. « La 150e réunion », Liberté, vol. 16, nos 5-6, 1974, p. 40.