Où sont-elles ?

Publié le 8 janvier 2013

Par Andrée Lévesque, professeure émérite du département d’histoire de l’Université McGill

Version PDF
Bédard, Éric, Histoire du Québec pour les nuls

La synthèse historique L’Histoire du Québec pour les nuls, écrite par l’historien Éric Bédard, a été publiée en 2012 dans la collection grand public « Pour les nuls » des Éditions First. Sa publication a suscité divers débat, notamment sur la place qui est accordée à l’histoire des femmes. 

Sur ma page Facebook, j’ai partagé la référence à l’échange entre Micheline Dumont et Éric Bédard dans Le Devoir au sujet de la présence des femmes dans L’Histoire du Québec pour les nuls. Le jour même, mon amie Gratia O’Leary m’a envoyé ce message : « Très désagréable impression de règlement de compte en lisant les deux textes. Comme lecteurs et lectrices nous méritons que vous ayez une polémique d’universitaires, aussi valables l’une que l’autre, de plus haut niveau. » Son commentaire m’a fait réfléchir: si les questions historiographiques ennuient généralement le grand public, il se trouve des gens qui s’intéressent à nos polémiques et nous leur devons des explications.

Ce livre fait partie d’une collection qui, depuis une dizaine d’années, a publié des douzaines d’ouvrages sur des sujets allant du Yoga pour les nuls à la Ve République pour les nuls, dont la lecture, si j’en juge par son site internet, saura vous « faire briller en société ». Cette collection se veut avant tout didactique et accessible à un large lectorat, comme en témoignent certains paragraphes agrémentés d’une icône qui dit : « Le saviez-vous ? », « Anecdote », « Chez nos voisins » pour contextualiser, ou simplement « Portrait » et « Date clé ».  Cette synthèse doit composer avec toutes les contraintes du genre : limite du nombre de mots, absence de référence, style animé et pas trop docte.  L’auteur a bien rencontré ces exigences et on doit admirer le courage de toute personne qui accepte de rédiger une synthèse qui, pour un historien habitué aux monographies, est un ouvrage difficile entre tous. Difficile non seulement pour les contraintes éditoriales, mais parce que toute histoire repose sur des choix, souvent déchirants, toujours politiques.

De l’aveu même de l’auteur, cette synthèse est avant tout une histoire politique. Elle est strictement chronologique, linéaire et construite par les hommes. Un peu comme l’histoire que les gens de ma génération ont apprise à la petite école. Pour ce lectorat, ce sera une histoire confortante qui rappelle les hauts faits, de la Nouvelle-France à maintenant, qui effleure tous les grands débats politiques (Conquête ou abandon?), et qui insiste sur les hommes célèbres qui ont fait cette histoire. Le titre de certaines sections confirme que le livre ne s’adresse pas à une élite intellectuelle : « Les Anglais mettent le paquet » (en 1756), « L’Église dans l’eau chaude », mais qu’il est plutôt destiné à un grand public, cultivé certes, mais non spécialisé. Il sera aussi prisé des personnes qui désirent immigrer au Québec ou qui songent à le faire, et je me suis plusieurs fois surprise à me demander ce qu’une immigrante penserait de tel ou tel passage.

Les échanges entre Micheline Dumont et Éric Bédard concernent la place des femmes dans cette histoire. L’historienne de Sherbrooke a écrit qu’elles étaient absentes – seulement 26 mentionnées dans l’index dont Yoko Ono, cinq reines et cinq chanteuses – et l’auteur a rétorqué que « les femmes sont omniprésentes ». Je les ai donc comptées ; elles sont présentes, mais dans des encadrés beaucoup plus que dans le corps du texte. Ainsi dans les 74 paragraphes sur fond gris qui entrecoupent le récit, il semble y avoir parité : 14 portent sur des femmes, 14 sur des hommes, et les 46 autres sur des événements ou des explications, la plupart du temps impliquant des acteurs masculins, comme « Les débuts du régime seigneurial », « Les Écossais de la North West Company » ou « La tempête du verglas ». Il faudrait en ajouter deux autres qui traitent des femmes et des hommes : sur le mariage en Nouvelle-France, et sur Raoul Dandurand présenté comme le mari d’une féministe, Joséphine Marchand. Jusqu’ici, des lecteurs doivent se demander, comme Sigmund Freud : « Mais que veulent les femmes ? » Qu’est-ce qu’il nous faut de plus ?

Si les femmes sont présentes en exergue, dans le corps du texte de Bédard il faut cependant chercher la moitié de la moitié de la population. C’est évident que si on se limite à une histoire politique, centrée sur la construction de la nation par des hommes célèbres, les femmes seront peu nombreuses. Mais, surtout dans ses encadrés, Bédard sait toutefois faire quelques incursions dans l’histoire sociale et culturelle : l’épidémie de choléra ou le Refus global trouvent leur place. Il reste que quiconque est familier avec les recherches nombreuses en histoire des femmes tente d’intégrer les femmes à l’histoire et non pas de les laisser dans la marge. C’est ce manque d’intégration qui laisse bien des historiennes et des historiens perplexes.

Ce livre peut servir de matière à une excellente leçon d’historiographie. Il montre que l’écriture de l’histoire est une affaire de choix. Bédard a préféré représenter le Frère André (toujours en exergue) plutôt qu’Émilie Gamelin, et sélectionner, selon ses critères, les personnages qu’il juge dignes de figurer dans l’histoire du Québec. Car l’auteur a choisi de centrer son texte sur l’individu lui-même plutôt que sur le phénomène qu’il représente, ainsi cette interprétation individuelle de l’histoire lui fait intituler la période 1944-1959 « Le Chef ».  Comme il a choisi de présenter (une fois de plus, elle est usée cette pauvre petite) « Aurore l’enfant martyre » en laissant passer l’occasion de dire quelques mots sur la situation des enfants à cette époque. Il ne s’agit pas d’ajouter plus de mots à un livre qui fait presque 300 pages, mais d’en remplacer quelques-uns.

Une histoire équilibrée montre que hommes et femmes ont tissé ce pays, comme les gens déjà ici auxquels se sont ajoutés les gens venus de France et d’ailleurs. Éric Bédard est allé au-devant des coups en disant : « Certains me reprocheront d’avoir négligé les autochtones, les minorités ethniques et sexuelles. Je plaide coupable. Ma préoccupation première n’était pas de satisfaire quelque lobby, mais de proposer une histoire décomplexée ». On est en droit de se demander si ces trois catégories sont des lobbies, de toute façon elles n’appartiennent pas toutes aux mêmes catégories.

Les premiers habitants sont, évidemment, mentionnés dans le premier chapitre. Ils ont droit aux trois premiers encadrés : le premier décrit les trois grands groupes, Algonquins, Iroquoiens et Inuits. Le deuxième porte sur l’origine amérindienne des mots Canada et Québec. Enfin, le troisième, intitulé « Tortures amérindiennes » (p. 24), décrit avec force détails et une pointe de sensationnalisme le traitement que les Iroquois font subir à leurs prisonniers. Les immigrants ont aussi droit à un paragraphe en exergue ,que se partagent les Juifs et les Italiens (p. 189). Car certains encadrés englobent deux personnages ou événements, comme celui consacré à la reconnaissance des nations autochtones en 1985 et à la mort de René Lévesque deux ans plus tard (p. 309), ou celui qui associe « La Bolduc et Éva Circé-Côté deux femmes en or ! » (p. 194).

Dans l’ensemble, le livre donne l’impression d’avoir été fait en vitesse, les textes en exergue semblent aussi avoir été ajoutés à la dernière minute, et le récit prend parfois des raccourcis. Le titre de certains chapitres ne rend pas compte du contenu : est-ce pour attirer l’attention qu’on intitule la période 1897-1928 « La conscription » ? Il y a d’autres inexactitudes, par exemple, p. 196, ce ne sont pas les intellectuels anglophones de Montréal qui mettent sur pied le bataillon Mackenzie-Papineau qui va combattre en Espagne auprès des forces anti-fascistes et Norman Bethune n’a rien eu à voir avec cette mise sur pied. Le mot élite revient très souvent sans toutefois être défini. Toujours p. 196, on apprend que les élites québécoises sont contre les trusts et contre la « classe politique libérale » dont fait partie le premier ministre Taschereau. Or, ne fait-il pas lui-même, ainsi que ses alliés libéraux, partie de cette élite québécoise ?

Éric Bédard est de tendance conservatrice et ne cache pas ses couleurs. Dans le chapitre sur la Crise des années 1930, renvoyant les communistes et les fascistes dos à dos, il conclut : « Heureusement, les prophètes qui annoncent la régénération du genre humain ont une bien faible audience » (p. 196).  (Comme j’aimerais donner cette phrase à commenter par des étudiantEs de premier cycle).

Le genre d’histoire présentée dans cet ouvrage confine la moitié de la population à la marge, littéralement marginalisée dans ce livre qui s’est sûrement retrouvé au pied des sapins, étant trop large pour les bas de Noël, mais il est à espérer qu’une autre synthèse qui vient tout juste de sortir viendra compléter cette vision de l’histoire du Québec : il s’agit de la Brève histoire des femmes au Québec de Denyse Baillargeon qui est le compagnon parfait de l’histoire pour les nuls.

Pour en savoir plus

BAILLARGEON, Denyse. Brève histoire des femmes au Québec. Montréal, Boréal, 2012, 288 p.

BÉDARD, Érice. « Histoire du Québec pour les nuls – Faux procès! ». Le Devoir (21 décembre 2012). [En ligne] http://www.ledevoir.com/culture/livres/366905/faux-proces.

BÉDARD, Éric. L’Histoire du Québec pour les nuls. Paris, Éditions First, 2012, coll. « Pour les nuls », 384 p.

DUMONT, Micheline. « Au sujet de l’Histoire du Québec pour les nuls – Les femmes ne sont nulle part! ». Le Devoir (21 décembre 2012). [En ligne] http://www.ledevoir.com/culture/livres/366906/les-femmes-ne-sont-nulle-part.