L’après : il y a cent ans, on espérait qu’un monde meilleur naîtrait d’une crise mondiale

Publié le 28 avril 2020
GIACOMO BALLA, ESPANSIONAUREE DI PESSIMISMO E OTTIMISMO, 1923

Par Carl Bouchard, Professeur d’histoire, Université de Montréal

« Plus jamais ça ! construisons ensemble le jour d’après » – Titre d’une tribune d’ATTAC, 7 avril 2020

 « Historiquement, les pandémies ont forcé les humains à rompre avec le passé et imaginer un nouveau monde. Celle-ci n’est pas différente : elle est un portail, une passerelle entre notre monde et le prochain. » – Arundhati Roy

Bien malin celui ou celle qui saura de quoi l’après-pandémie sera fait. Elle sévit depuis seulement quelques semaines mais déjà, dans les médias d’ici et d’ailleurs, on demande aux « penseurs », spécialistes, personnalités diverses, de se prononcer sur notre monde au terme de la crise. Plusieurs des idées qui y sont avancées sont intéressantes mais je dois confesser à leur lecture un certain malaise, qui tient au fait que les propos des un·e·s et des autres tendent à soutenir les thèses que chacun·e soutenait déjà avant la crise. On fustigeait la mondialisation : c’est elle qui est responsable de la pandémie. On réclamait la fermeture des frontières : la pandémie est assurément la faute de l’Autre. On conspuait le néolibéralisme ravageur de l’environnement : la crise actuelle en est forcément la directe conséquence. Ce qui se pare des atours d’un point de vue analytique se révèle souvent une opinion forgée a priori, commodément confirmée par la crise. Bref, une variante du classique biais de confirmation. Gardons-nous une petite gêne.

C’est avec cette petite gêne en tête que j’aimerais, comme historien, offrir quelques grains à moudre pour alimenter la réflexion non pas sur l’après, mais sur nos attentes concernant l’après. Je ne dirai rien sur le monde que j’aimerais, comme citoyen, père, professeur, consommateur, humain, voir fleurir après la crise : cela relève de mon opinion personnelle et non de mon point de vue d’historien. Je parlerai donc de ce que je connais, d’une crise du passé, il y a un peu plus de cent ans. Et me permettrai deux recommandations, pour conclure.

Je travaille depuis des années autour d’une crise d’origine non pas virale mais humaine, la Première Guerre mondiale. Plus de quatre ans de guerre, quelque 200 semaines de crise ! Je me suis en particulier intéressé à la façon dont, au cœur d’un conflit d’échelle planétaire et incroyablement meurtrier, a été pensé l’après-guerre et la paix à venir. 

Comme nous, les hommes et les femmes qui ont subi la Première Guerre mondiale ont cherché à trouver un sens à la crise qu’ils vivaient, à en éclairer les causes, à en dégager des leçons. Devant tant de malheurs, tant de morts, tant de deuils, on peut difficilement accepter, sous peine de devenir fou ou de sombrer dans le nihilisme, que tout cela n’ait pas de sens. Dans quel état le monde allait-il se retrouver au terme du conflit ? Comment revenir à la normale et réapprendre à vivre ensemble après cette catastrophe ? Comment éviter un autre conflit comme celui-là ? « Plus jamais ça ! » est devenu le mot d’ordre après 1918 – exactement celui qu’a choisi ATTAC dans sa campagne pour construire le monde de l’après Covid-19.

Peu importe le sens qu’on donnait à la guerre, une croyance a lentement émergé, nourrie par la longueur, la violence, les privations, l’anxiété, la haine, comme une bouée qui permet de garder la tête hors de l’eau : de cette crise mondiale sortirait assurément un monde meilleur, purgé des fauteurs de guerre, plus pacifique, plus solidaire, plus juste. Il ne pouvait en être autrement, sinon comment justifier la mort de masse ? Dans ce monde meilleur, les États ne se feraient plus la guerre, ou uniquement pour se défendre légitimement d’une agression armée. La justice et le droit remplaceraient la force brute. Les inégalités diminueraient. Les peuples allaient avoir leur mot à dire dans les affaires du monde. Les nations soumises au joug colonial (re)trouveraient leur liberté. Les femmes auraient enfin les mêmes droits que les hommes. D’autres possibles s’ouvraient à l’humanité souffrante.

Mais la fin de la guerre n’a pas effacé la haine envers l’ancien ennemi vaincu, lui-même incapable d’accepter sa défaite. Les grands empires victorieux britannique et français, occupés à redessiner selon des calculs stratégiques les frontières des empires effondrés, n’ont aucunement écouté la soif d’indépendance des peuples sous leur propre domination. Les États-Unis n’ont pas assumé le rôle de puissance mondiale qui était nouvellement le leur. La violence, dans plusieurs régions, a perduré pendant des années, tandis que des groupes nationalistes, déçus par des promesses d’émancipation brisées, ont choisi la voie révolutionnaire pour faire triompher leur cause. Dans de nombreux pays les femmes ont obtenu le droit de vote, mais cela n’a pas considérablement modifié un paysage politique de plus en plus conservateur. La Grande Guerre avait semble-t-il marqué la victoire des grandes démocraties, pourtant, dans les années qui ont suivi, celle-ci n’a jamais été autant conspuée, raillée, mise en danger. Sous bien des aspects, les peuples n’ont jamais réussi à sortir véritablement de la crise déclenchée en 1914.

Ce tableau est terriblement sombre, j’en conviens. De cette calamité qu’a été la Première Guerre mondiale et de son après, j’aimerais plutôt tirer deux enseignements qui, à mon sens, peuvent servir pour notre après à nous. Le premier se rapporte à nos attentes, le second à la façon dont les gouvernants doivent les entendre. Ils pourront sembler contradictoires, ce sont en réalité les deux faces d’une même pièce qui interroge la politique en temps de crise.

Le premier concerne les attentes populaires. Il a été profondément trompeur de croire que la crise de 14-18, en raison de toute la douleur vécue, allait sensiblement changer le monde pour le mieux. D’une part, une telle pensée omettait le besoin tout à fait compréhensible de revenir à la normale, donc justement revenir au monde d’avant, tout en privilégiant encore plus la sécurité nationale devant l’incertitude d’un nouveau vivre-ensemble à l’échelle mondiale. D’autre part, une telle pensée niait la profonde inertie du monde politique, généralement peu imaginatif dans ses solutions, soumis aux pressions des puissants (duquel est issue la majorité de la classe politique) et toujours soucieux de ménager (ses et) leurs intérêts. Après 1918, les inégalités n’ont guère diminué, le droit international a certes gagné en valeur mais est resté bien fragile face aux assauts des États agressifs, et les peuples n’ont pas plus eu leur mot à dire sur les affaires du monde qu’avant 1914. Les régimes démocratiques ont manqué de souffle, perclus des conséquences de la guerre, et n’ont pas agi de concert face aux dangers, tandis que ceux qui combattaient la démocratie ne proposaient en fait qu’une mortifère fuite en avant dont la Deuxième Guerre mondiale est la plus horrible des conséquences.

Le second enseignement est que, de leur côté, les gouvernants ont magistralement ignoré la sincérité et la profondeur du besoin de changement qui a soufflé sur la planète, comme s’il était naïf et vain d’imaginer un autre avenir, une autre façon de faire. À partir de 1914, de nombreuses propositions mises de l’avant pour que le monde ne subisse plus une nouvelle catastrophe étaient réalistes et réalisables, à condition d’y mettre une volonté politique. Il était à peu près admis que les États devaient changer leurs pratiques pour favoriser la paix, et procéder à des changements structurels significatifs, au bénéfice de tous. Or, l’éléphant des attentes a accouché d’une souris politique. Rien n’a jeté plus de discrédit sur la politique de l’entre-deux-guerres que la constatation amère que rien n’avait vraiment changé. Quinze millions de morts pour une souris.

Quelle est la leçon de tout cela ? Subir et ne rien espérer ? Appréhender le pire ? Évidemment non, et je plains celui ou celle qui cesserait de croire qu’un autre monde est possible. De nombreuses initiatives locales et solidaires mises en place actuellement sont positives et réellement porteuses d’espoir, et il est vrai que le moment est propice à se questionner sur ce qui est important dans nos vies. Faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour que les gouvernements entendent et respectent le besoin de changement, puis s’engagent à y répondre positivement. Mais le monde risque fort de ne pas changer à la hauteur de nos attentes : en prendre conscience, c’est se prémunir contre la désillusion et le cynisme, deux des maux les plus cruels de notre temps.