Le calme avant la tempête ? Épidémies et conflits sociaux

Publié le 1 juillet 2020

Noémie Charest-Bourdon, doctorante en histoire à l’UQAM,membre du Centre d’histoire des régulations sociales

Les maladies sont bien souvent des indicateurs des inégalités qui structurent les sociétés, et ce, même si virus et bactéries ne font à priori aucune distinction entre les classes sociales auxquelles appartiennent leurs hôtes. Avec plus d’intensité encore, les épidémies mettent ces iniquités en relief. Tout comme la pandémie actuelle, les dernières grandes épidémies qui ont frappé le Québec, soit la variole en 1885 et la grippe espagnole en 1918-1920, ont en effet été de puissants révélateurs des inégalités sociales. En accentuant les divisions sociales – notamment en ce qui a trait aux conditions de vie et de travail ainsi qu’à l’accès aux soins de santé des classes laborieuses – ces épisodes éprouvants ont, chacun à leur façon, donné lieu à des mouvements de contestations importants et ont ainsi accéléré le rythme du changement social. Dans les deux cas qui nous intéressent, le monde ouvrier et syndical a connu une importante période d’effervescence à la suite des crises sanitaires. On a peu insisté sur le fait que les crises sanitaires témoignent d’une profonde articulation entre le sanitaire et le social. Le survol des événements de 1885 et de 1918-1920 à Montréal, et plus sommairement à Winnipeg, permet de prendre la mesure de cette imbrication.

Émeutes de la vaccination, Riel et syndicalisation

En 1885, les quartiers pauvres de Montréal sont les plus sévèrement touchés par l’épidémie de variole. Le plus tragique est que l’épidémie aurait pu être évitée puisqu’il existait un vaccin efficace. Il faut dire que la campagne de vaccination mise en place par la Ville est marquée par un discours officiel hésitant. Une partie des élus, du clergé et des médecins est d’abord peu convaincue de la gravité de la situation, puis, dans un second temps, de l’efficacité de la vaccination et donc de la nécessité de l’imposer. Le scepticisme de la population est alimenté par la distribution et l’inoculation d’un lot de vaccins contaminés, à la suite de quoi plusieurs cas d’enfants vaccinés présentant des effets secondaires inquiétants sont rapportés dans les journaux[1]. En plus de la vaccination, la mise à l’écart des malades est essentielle pour freiner la propagation de la maladie. Le placardage des maisons contaminées ainsi que l’isolement des malades dans l’hôpital de la variole sont les mesures sanitaires privilégiées en raison de la promiscuité de la population dans les quartiers populaires. L’état lamentable dans lequel se trouve l’hôpital, le peu de lits disponibles et la parution d’articles sur les « risques liés à la vaccination » sont autant d’éléments qui font obstacle à une campagne de santé publique efficace[2]. À mesure que l’épidémie évolue, les populations des quartiers défavorisés et majoritairement francophones expriment une résistance grandissante envers les mesures sanitaires, ce qui s’explique entre autres par une éducation populaire déficiente. En effet, en plus de se montrer réfractaire à la vaccination et de refuser le transport vers l’hôpital, le placardage des maisons touchées est systématiquement démantelé, les consignes d’isolement des malades ne sont pas respectées et de grands rassemblements publics ont lieu.

L’épidémie de variole fait des ravages dans un moment de grande effervescence sociale. L’arrestation de Louis Riel et sa mise à procès enflamment les passions au Québec durant l’été 1885[3]. Quand le verdict de culpabilité tombe à la fin de l’été, une foule d’environ 20 000 personnes déferle dans les rues de Montréal. À la suite de son exécution, ce sont quelque 50 000 personnes qui manifestent dans la métropole. La force de la contestation politique entourant l’affaire Riel est visiblement stimulée par l’épidémie de variole qui avive les tensions ethnolinguistiques. Les deux événements font l’objet d’une couverture médiatique importante. Plusieurs articles publiés dans la presse anglophone tiennent des propos incendiaires sur les habitudes sanitaires des francophones et exacerbent les frictions entre les deux communautés. À l’automne 1885, la résistance des francophones atteint son paroxysme lorsque les élus municipaux décident d’adopter la vaccination obligatoire. Des émeutes éclatent et le bureau de santé de l’est de la ville est une des premières cibles visées par la foule en colère. En réaction aux articles accusant les Canadiens-français d’être responsables de la propagation de l’épidémie, les vitrines du Montreal Herald sont elles aussi fracassées[4]. Des slogans pro-Riel sont scandés lors des émeutes[5], et les officiers appelés en renfort pour maintenir l’ordre sont les mêmes qui reviennent de la campagne contre la Rébellion du Nord-Ouest[6]. La contestation entourant la mise à mort de Louis Riel et celle relative à la crise sanitaire, toutes deux traversées par des conflits entre les deux communautés linguistiques, se font visiblement écho et s’entrecroisent.

Dans le monde du travail, c’est au courant de la décennie 1880 que les Chevaliers du travail s’implantent dans la province, témoignant d’une radicalisation du mouvement ouvrier. Le contexte socio-économique de 1885 est particulièrement favorable à la syndicalisation et les effectifs de l’organisation connaissent un accroissement considérable à Montréal durant cette année[7]. Il faut dire que l’épidémie de variole a des répercussions non négligeables tant sur les activités économiques de la métropole que sur les travailleurs. Alors que les autorités locales tardent à reconnaitre la gravité de l’épidémie, la situation sanitaire rend les importateurs enclins à boycotter les produits montréalais de peur qu’ils soient des vecteurs de contagion. Beaucoup d’usines produisent donc plus lentement qu’à l’habitude et le chômage connait un essor. Plusieurs employeurs offrent la vaccination avant qu’elle ne devienne obligatoire et promettent des compensations financières afin de favoriser le respect des mesures de prévention de la propagation. Le maire Honoré Beaugrand annonce la création d’un fonds spécial visant à venir en aide aux familles ouvrières touchées par la variole[8]. C’est dire que le milieu des affaires et les élus craignent les impacts que pourrait avoir l’épidémie sur l’économie de la métropole. La question mériterait d’être creusée davantage, mais il semble que l’activité des Chevaliers du travail à Montréal, qui va en s’intensifiant jusqu’au début des années 1890, ait été stimulée par le contexte de crise de 1885. Toutefois, il est clair que globalement, l’épidémie de variole et la vive contestation que rencontrent les mesures sanitaires ont alimenté les mouvements de revendications à Montréal, tant sur le plan des enjeux ethnolinguistiques que dans le monde ouvrier.

Grippe espagnole et grève générale

L’épidémie de grippe espagnole de 1918-1920 survient au moment où les yeux sont rivés sur l’issue du conflit mondial. Les mesures sanitaires sont mieux coordonnées et respectées qu’en 1885, et ce malgré les grands rassemblements qui ont lieu à la suite de l’annonce de la signature de l’armistice en novembre 1918. Les autorités sanitaires annoncent la fermeture des écoles, cinémas et autres lieux publics, les églises suspendent la tenue des messes et les heures d’ouverture des commerces sont réduites. Sur un plan plus individuel, l’isolement des malades dans une pièce fermée et bien aérée est la mesure privilégiée pour limiter la propagation. Or, le logement moyen d’une famille ouvrière ne le permet tout simplement pas. Comme c’était le cas en 1885 et encore aujourd’hui, l’impossibilité de respecter les mesures visant à freiner la diffusion du virus rend les populations des quartiers défavorisés beaucoup plus vulnérables aux épidémies.

Comme le souligne l’historienne Magda Fahrni, puisqu’une grande partie des malades de l’influenza de 1918-1920 sont soignés à domicile, l’épidémie révèle les conditions de vie désastreuses de la population montréalaise[9]. Si les témoignages des soignantes mettent en effet au jour l’état de délabrement et d’insalubrité des logements et le dénuement dans lequel vivent beaucoup de familles, ce constat est loin d’être un fait nouveau[10]. Les profondes inégalités sociales, bien qu’exacerbées par la forte inflation qu’entraînent la guerre et la stagnation des salaires, sont intrinsèquement liées au développement de la société capitaliste de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Dans ce terreau fertile à la contestation sociale, le mouvement ouvrier et socialiste au Québec et au Canada connait un essor considérable, faisant écho à la montée de tels mouvements ailleurs en Occident. Les années précédant la guerre sont marquées par une forte augmentation des effectifs syndicaux et par d’importants conflits de travail. La montée d’un mouvement social combatif se voit interrompue par l’entrée en guerre et les sacrifices exigés au nom de l’effort de guerre. La contestation qui fait suite à la Première Guerre mondiale a rarement été étudiée à la lumière de la crise sanitaire qui sévit de 1918 à 1920. C’est que les conditions de vie du tournant du XXe siècle et de l’après-guerre sont en soi assez désastreuses pour expliquer le vent de révolte qui secoue l’Amérique du Nord. On peut néanmoins postuler que la crise sanitaire, s’ajoutant au traumatisme de la Grande Guerre et éprouvant plus sévèrement les populations pauvres, contribue à exacerber les divisions sociales et à stimuler la relance du mouvement ouvrier dans l’après-guerre.

L’historienne Esyllt Jones fait un constat similaire en étudiant l’épidémie de grippe espagnole à Winnipeg[11]. Elle démontre que bien que l’influenza ne soit pas en soi une « maladie de pauvres », l’épidémie ne frappe pas également tous les milieux et que les quartiers ouvriers et immigrants y sont beaucoup plus vulnérables. En renforçant les divisions sociales et ethniques, la crise sanitaire a accentué la nécessité de transformations sociales profondes en ce qui concerne l’accès aux soins de santé pour les familles ouvrières et les conditions de logement. Pour Jones, si la grève générale de 1919 éclate pendant l’épidémie, c’est notamment parce que la crise sanitaire a mis au jour les iniquités du système économique et de santé de Winnipeg. La crise a, de plus, stimulé la création de liens de solidarité et d’entraide entre les individus des classes laborieuses et a ainsi insufflé une énergie nouvelle au mouvement ouvrier. Ce mouvement ne se limite pas à Winnipeg et se répand dans la majorité des grandes villes canadiennes, faisant de la mobilisation de 1919 la plus importante jusqu’aux années 1960. Au printemps 1919, Montréal connaît un fort moment de contestation. Une série de grèves touche plusieurs secteurs de l’économie et divers gains sont obtenus par les travailleurs, dont la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires et la reconnaissance syndicale.

Les analyses de Jones et de Fahrni suggèrent de ne pas négliger l’importance de l’imbrication entre le sanitaire et le social. Autant dans la mémoire collective que dans les travaux historiques portant sur les soulèvements populaires entourant la pendaison de Riel et l’effervescence ouvrière en 1885 et en 1919, les épidémies et leurs répercussions sur les vies des familles ouvrières ont rarement été prises en compte ou sont demeurées des facteurs d’analyse plutôt marginaux. Même si les différents champs de recherche en histoire ne sont ni fermés ni étanches, certaines cloisons persistent.  La majorité des travaux portant sur la grève générale de 1919 à Winnipeg, produits par des spécialistes de l’histoire du travail, mobilisent l’inflation, le chômage, les relations de travail tendues, l’immigration et le retour des soldats comme facteurs explicatifs. Ils ne font, règle générale, jamais mention de l’épidémie. En ce sens, l’ouvrage de Jones innove en soulignant le lien entre les enjeux d’accès au système de santé et la contestation ouvrière. L’imbrication entre ces deux sphères constitue encore trop souvent un angle mort dans la recherche portant tant sur les mouvements sociaux que sur la santé.

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Les épidémies de 1885 et de 1918-1920 sont deux crises sanitaires majeures qui ont, chacune à leur façon, bouleversé le quotidien de milliers d’individus, entraînant leurs lots de privations, notamment économiques, et de deuils. Ces périodes de crise s’imbriquent également dans un contexte social et politique plus large et l’ont façonné d’une façon dont nous n’avons pas pris la juste mesure. En révélant et en exacerbant les inégalités sociales, ces moments démontrent l’importance de l’articulation entre le sanitaire et le social. Après tout, les dispositions visant la prévention de la propagation des virus – ainsi que la répression qui l’accompagnent – constituent des mesures de contrôle social dont les répercussions varient grandement en fonction des conditions de vie. Touchant davantage les classes laborieuses, il n’est donc pas surprenant qu’elles aient influencé les luttes ouvrières. Alors que les mesures sanitaires ont rencontré une forte résistance en 1885, les mesures de confinement et de distanciation sociale mises en place au printemps 2020 ont entraîné une forte pression conformiste et, nous l’avons vu, ont été accompagnées d’une vague inquiétante de dénonciations et de répression d’actes somme toute banals. La période actuelle est peut-être moins propice à l’agitation sociale que ne l’étaient la fin du XIXe siècle et les années d’après-guerre, mais, si l’on se fie aux événements de 1885 et de 1918-1920 et à leurs impacts sur les familles ouvrières, peut-être s’agit-il du calme avant la tempête. En mettant en lumière les mauvaises conditions de travail dans le milieu de la santé et dans les services qui se sont révélés essentiels ainsi que les effets du sous-financement en santé dont l’exemple le plus marquant a été la situation dans les CHSLD, la crise sanitaire pourrait vraisemblablement agir comme un déclencheur d’importants mouvements contestataires. Les inégalités traversant le système d’éducation québécois ont elles aussi été révélées au grand jour pour une énième fois lors de cette période de confinement et pourraient alimenter les luttes à venir. Au vu des récents soulèvements aux États-Unis, les uns liés au manque de protection des travailleuses et travailleurs en temps d’épidémie, et d’autres, plus incendiaires, qui ont fait suite au meurtre de George Floyd, l’enchevêtrement entre les enjeux sanitaires et sociaux ne fait pas de doute. Survenant ici dans un contexte explosif et contribuant à exacerber les divisions sociales et raciales, l’épidémie joue un rôle de catalyseur et participe à nourrir un appel pressant au changement.

Bibliographie

AMES, Herbert Brown, The City Below the Hill. A Sociological Study of a Portion on the City of Montreal, Canada, Toronto,University of Toronto Press, 1972(1897), 116p.

BISCHOFF, Peter C.  « « Un chaînon incontournable au Québec » : les Chevaliers du travail, 1882–1902 », Labour /Le travail, vol 70 (aut. 2012) : 13-59.

BLISS, Michael, Plague. A Story of Smallpox in Montreal, Toronto, HarperCollins, 1991, 306p.

COPP, Terry, Classe ouvrière et pauvreté. Les conditions de vie des travailleurs montréalais 1897-1929, Montréal, Boréal Express, 1978, 213p.

FAHRNI, Magda, « « Elles sont partout… » : Les femmes et la ville en temps d’épidémie, Montréal, 1918-1920 », Revue d’Histoire d’Amérique Française, vol. 58, no 1 (été 2004) : 67-85.

JONES, Esyllt, Influenza 1918: Disease, Death and Struggle in Winnipeg, Toronto, University of Toronto Press, 2007, 240p.


[1] Michael Bliss, Plague. A Story of Smallpox in Montreal, Toronto, HarperCollins, 1991, p. 57-58.

[2] Ibid. Le début du chapitre 7 Heart of Darkness offre une description peu ragoutante de l’hôpital.

[3] Ibid. À propos des tensions entourant l’affaire Riel, voir le chapitre 6 The Wages of Sin.

[4] Ibid., p. 172. Sur les émeutes, voir le chapitre 8 East End Rebellions.

[5] Ibid., p. 171.

[6] Terry Copp, Classe ouvrière et pauvreté, Montréal, Boréal Express, 1978, p. 98.

[7] Peter C. Bischoff, « « Un chaînon incontournable au Québec » : les Chevaliers du travail, 1882–1902 », Labour /Le travail, vol. 70 (aut. 2012), p. 29-30.

[8] Bliss, op.cit. Voir le chapitre 5, A State of Plague, notamment la p. 109.

[9] Madga Fahrni, « « Elles sont partout… » : Les femmes et la ville en temps d’épidémie, Montréal, 1918-1920 », Revue d’Histoire d’Amérique Française, vol. 58, no1 (été 2004), p. 82-83.

[10] Je pense ici notamment à l’étude sociologique A City Below the Hill de Herbert Brown Ames rédigée en1897.

[11] Esyllt Jones, Influenza 1918: Disease, Death and Struggle in Winnipeg, Toronto, UTP, 2007.