Le nationalisme arabe, l’islamisme et l’Occident : entrevue avec Rachad Antonius

Publié le 20 juin 2016

Par Bernard Ducharme, historien et chercheur associé au Groupe de Recherche sur l’Islamophobie et le Fondamentalisme de l’UQÀM

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Le Général Bonaparte et son état-major en Égypte (1867), par Jean-Léon Gérôme.

Dans le cadre des conférences-midi organisées par le Groupe de Recherche sur l’Islamophobie, la Radicalisation et le Fondamentalisme, au sein de la Chaire UNESCO sur les fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique, nous sommes allés écouter M. Rachad Antonius, sociologue à l’UQÀM, dans le cadre d’une conférence intitulée « Radicalisation et islamophobie : le débat est mal parti ». Chercheur au Centre de Recherche en Immigration, Ethnicité et Citoyenneté, Rachad Antonius effectue des recherches tant sur les processus d’intégration des minorités arabes et musulmanes au Canada et au Québec que sur les conflits politiques au Proche-Orient. Attentifs à la dimension historique de son argumentation, nous avons voulu nous entretenir avec lui sur ce thème. Le texte qui suit est le fruit d’un entretien d’une heure, retranscrit à l’écrit, puis révisé par les deux parties pour s’assurer de la précision des énoncés.


Bernard Ducharme : Monsieur Antonius, vous êtes sociologue à l’UQÀM, vous travaillez sur les questions liées à la géopolitique au Moyen-Orient et à l’émergence des mouvements de l’Islam politique. Après vous avoir vu en conférence, je voudrais revenir, pour HistoireEngagee.ca, sur les aspects les plus historiques de votre réflexion. Pour contextualiser votre réflexion, vous dites que les mouvements de gauche devraient développer une réflexion sur une opposition à l’islamisme ?

Rachad Antonius : Cela s’applique surtout aux mouvements de gauche européens ou occidentaux, parce que les mouvements de gauche arabes ont une réflexion très développée là-dessus. : ils n’hésitent pas à condamner. Et à analyser, pas juste à condamner : à analyser et à se positionner. Le problème avec une partie – je dis bien une partie – de la gauche, disons une partie du mouvement progressiste – parce que le mot « gauche », déjà, pose beaucoup de problèmes –, c’est la difficulté à se positionner clairement par rapport à l’islamisme pour deux raisons. La première est une raison vraiment historique : l’islamisme a été une réponse au colonialisme. Il a été une des réponses au colonialisme, devenant du coup une idéologie de résistance. Pas la seule, et en fait, une réponse au colonialisme qui a été aussi encouragée par les puissances coloniales. Ça, c’est un élément. Et l’autre élément, c’est qu’il existe un courant xénophobe, raciste, en Occident, qui est très hostile à tout ce qui se rapporte à l’islam et qui est devenu de plus en plus hostile au fur et à mesure que les mouvements islamistes ont émergé et se sont affirmés. Par conséquent, toute critique de ces mouvements devient récupérable et instrumentalisable par les mouvements de droite. C’est pourquoi une partie de la gauche, ou des mouvements progressistes, est convaincue que toute critique de l’islamisme finit par renforcer ce mouvement islamophobe et contribue à la stigmatisation des musulmans. Donc, ils choisissent non seulement de ne pas le faire, mais aussi d’attaquer vigoureusement ceux qui le font. Voilà les deux points de contextualisation que j’aimerais faire.

Bernard Ducharme : D’accord. Pour commencer, je vous propose justement de refaire un peu l’histoire de l’émergence de l’islamisme et de commencer avec l’époque de la domination ottomane. L’Empire ottoman dominait toute la région, le sud de la Méditerranée et le Proche-Orient. C’est dans la désagrégation de l’Empire ottoman que se sont créés les premiers mouvements nationalistes arabes, les premiers mouvements nationalistes turcs, et que s’est amorcé le début de la colonisation. C’est aussi le moment où s’est façonnée la carte du Proche-Orient, puis le mouvement de la décolonisation qui a pris cette géographie comme point de départ a vu l’émergence de l’islamisme. C’est, à peu près, le récit que vous faites ?

Rachad Antonius : Avec des petits ajouts, relativement importants. Première chose, c’est que l’un des moments clés de cette histoire que vous avez bien résumée est l’expédition de Bonaparte en Égypte en 1798, donc à la fin du XVIIIe siècle. Elle a duré trois ans, jusqu’en 1801. Cette expédition a été importante, parce que dans le contexte de l’Empire ottoman, les régions qui étaient à l’extérieur de la métropole, loin du centre de l’Empire, à l’extérieur des grandes villes ou dans l’arrière-pays ottoman, ont été laissées-pour-compte, sans réel développement économique, social et politique, sans investissements dans les arts et les sciences, etc. Quand Bonaparte arrive en Égypte, c’est un choc pour les intellectuels arabes égyptiens. Il y a un livre, que j’ai ici, que je veux vous montrer, qui s’intitule Journal d’un notable du Caire durant l’expédition française.

Bernard Ducharme : de Jabarti[1] ?

Rachad Antonius : De Jabarti. Quand on le lit, on prend la mesure de quelque chose qui va expliquer une partie du problème qui se développe par la suite. En lisant le témoignage de Jabarti, on voit à la fois l’hostilité [à Napoléon], bien sûr, parce que c’est un conquérant; mais ce rejet est ambivalent. Il y a quelque part une admiration pour ces Européens. Parce que Bonaparte, tout conquérant fut-il – qui arrive avec un esprit colonial : son idée était de faire main basse sur le blé égyptien – est accompagné d’une équipe de 200 savants, d’orientation saint-simonienne, qui voulaient partager avec d’autres peuples la philosophie des Lumières qui les animait. Eux aussi, ils étaient très ambivalents, c’est-à-dire qu’ils voulaient partager les Lumières, mais ils étaient dans une relation coloniale. Bonaparte fait faire des travaux de réhabilitation et de développement des infrastructures du Caire, il fait assécher des marécages et fait construire des bâtiments municipaux, il met sur pied des comités locaux où il demande aux gens de s’organiser eux-mêmes, mais il reste un conquérant. Une des choses qu’il a faites, par exemple, a été de construire une bibliothèque et un musée des sciences qu’il rend disponibles aux Égyptiens. Et Jabarti témoigne de ce mélange d’admiration, de rejet et de refus, parce que le colonisateur partage avec les Égyptiens colonisés ses sciences, il met ses livres à disposition de la population locale.

Autre fait notable, Jabarti s’étonne dans le livre de voir les soldats français venir s’installer à la bibliothèque pour lire dans leurs temps libres. J’insiste sur ces détails, parce que cette attitude de Jabarti, partagé entre l’admiration et le rejet, va donner lieu à deux courants majeurs, qui sont encore en conflit. La question n’est toujours pas tranchée. Ces deux courants représentent deux façons de se positionner par rapport à la modernité. Un courant, qui était réformiste à partir de l’islam, disait « nous devons relire l’islam et le moderniser, le rendre compatible avec la modernité », alors qu’un autre courant disait « bon, voilà, adoptons un peu ce que l’Europe apporte sans trop de références avec la culture locale ». Le premier courant, qui était réformiste, ancré dans l’islam, a été représenté vers le milieu du XIXe siècle par un penseur, du nom de Al-Afghani, qui était vraiment réformiste; qui a engagé des débats avec Renan, qui a argumenté que l’islam était compatible avec la modernité et qu’il pouvait être transformé dans ce sens. C’était vraiment une mouvance réformiste. Et à côté de ça, il y avait parmi les élites ceux qui voulaient moderniser le monde arabe en laissant de côté un peu les références locales. Mais à mesure que le colonialisme se durcissait, le courant réformiste de l’islam se durcissait aussi, et à un moment donné il y a eu une transformation : le courant réformiste a cessé d’être réformiste et a été un mouvement de repli sur soi, avec une certaine ouverture à la technique européenne, à l’économie européenne, mais pas aux valeurs associées à la modernité, c’est-à-dire l’autonomie de l’individu, par exemple. Et donc à partir du début du XXe siècle, c’est le courant le plus rigide qui s’est le plus développé et est devenu dominant dans cette deuxième mouvance.

Bernard Ducharme : Vous pensez à ce moment à des penseurs comme al-Banna, qui fut le fondateur des Frères musulmans ?

Rachad Antonius : Voilà. Mais avant al-Banna, il y en a eu un autre. Parce qu’après al-Afghani il y a eu Mohammed Abdoh qui était aussi un réformiste. Après Mohammed Abdoh il y a eu son disciple Mohammed Rachid Rida, qui, lui, était à mi-chemin entre le réformisme et le courant hanbalite, très conservateur. C’est Rida qui a commencé à développer des liens avec la mouvance wahhabite établie en Arabie. Il a contribué à transformer ce courant qui était au départ réformiste en courant plutôt fondamentaliste, tourné vers le repli sur soi. Mais ce n’était pas encore la guerre ouverte à l’Occident. Avec Hassan el-Banna, il y a une transformation qualitative importante, un rejet de l’Occident comme système de valeurs. Cela s’explique, et c’est tout à fait compréhensible. Mais avec Al-Banna on retrouve aussi le rejet de certains éléments liés à la modernité. En même temps, la relation d’Hassan el-Banna avec le colonialisme anglais était ambivalente, car les Anglais ont commencé par appuyer celui-ci, à financer ses actions caritatives. Il y a toujours eu une relation ambivalente entre les puissances coloniales et les mouvements islamistes. Les puissances coloniales préféraient des mouvements islamistes, centrés sur la gestion du quotidien, sur la préoccupation constante sur ce qui est licite et illicite, à des mouvements nationalistes centrés sur la revendication d’une autonomie nationale réelle. Ceci ne veut pas dire que les islamistes ne revendiquaient pas aussi l’autonomie. Ils revendiquaient une certaine autonomie, mais ils avaient besoin de la protection des puissances occidentales. Le clan des Saoud est une illustration forte de cette situation.

Il y a donc toujours eu une collaboration très étroite entre les éléments les plus conservateurs et les puissances coloniales ou impérialistes, comme les États-Unis par la suite. Et donc, on voit, d’une part, le mouvement des Frères musulmans qui se radicalise, qui fait la guerre aux Britanniques, mais en même temps, l’Arabie saoudite, qui, elle, développe des liens avec les Britanniques et les Américains, et en fait, ne doit sa survie, comme système oligarchique, de clan, qu’à l’appui des Britanniques. Parallèlement, ces deux mouvements (nationaliste et religieux) ont collaboré dans l’opposition à la domination coloniale, chacun à sa façon, et c’est après l’ère des indépendances, donc à partir des années 50, que la question existentielle s’est posée : est-ce qu’on est avant tout… des Arabes, des Égyptiens, des Libanais… ou bien avant tout des musulmans? Parce que les mouvements plutôt modernistes, plutôt nationalistes, mettaient l’appartenance à la nation au cœur du projet politique, et non pas l’identité religieuse, alors que les mouvements islamistes mettaient l’appartenance à l’islam au cœur de leur projet politique, niant du coup, automatiquement, toute égalité totale, toute citoyenneté égale à tous les non-musulmans qui résidaient dans les mêmes pays ou bien à tous les musulmans de secte différente, par exemple les chiites. Cette confrontation prend forme à partir des années 50, et à partir des années 70 elle devient une lutte violente et armée dont l’issue se joue en partie en Syrie, actuellement.

Bernard Ducharme : Lorsque vous parlez des nationalismes, on parle à la fois de nationalismes qui sont plus locaux et de nationalismes qui sont panarabes comme, par exemple, celui de Nasser ?

Rachad Antonius : Oui, mais l’opposition entre les deux n’était pas très grande, parce que le nationalisme panarabe de Nasser était très ancré dans la définition arabe de l’identité locale.  Il y a eu une tentative de créer un espace arabe par le haut, sans une véritable participation politique des peuples. Il y a eu une vingtaine de projets d’union entre des États arabes, et ils ont été mis en œuvre sans que les peuples ne soient consultés. Entre l’Égypte et le Yémen, entre l’Égypte et la Syrie, entre l’Égypte, l’Irak et la Syrie, entre l’Irak et la Syrie, et une fois avec la Libye, etc. On peut facilement trouver la liste exhaustive de ces projets. Ces projets d’union n’ont jamais été débattus ou discutés par la base, dans les sociétés, et n’ont jamais été accompagnés de contacts au niveau des institutions où les sociétés civiles participaient. C’était uniquement au plus haut niveau de l’État que le président décidait : « bon, là, on va faire une union ».

Bernard Ducharme : C’est donc d’un défaut de démocratie dont il est question ?

Rachad Antonius : C’était un problème de démocratie, de participation et de conception du pouvoir. Ce nationalisme panarabe a donc échoué en partie, du point de vue politique. Par contre, il a contribué à renforcer un espace culturel arabe. Les sociétés civiles n’étaient pas très en lien entre elles, mais il y avait certaines associations panarabes non gouvernementales qui étaient assez efficaces, par exemple une association d’avocats arabes. En général, les individus actifs dans ces associations prenaient position contre leurs gouvernements respectifs, et ils représentaient des courants plutôt progressistes. Il y a donc eu quelques exemples d’associations civiles panarabes, mais en très petit nombre. Ce projet panarabe est resté un projet rêvé par les présidents des nouvelles républiques et, on pourrait dire, fantasmé par les peuples qui trouvaient que c’était une très bonne idée. Toutefois, ces mouvements n’ont pas pris de formes sociales où les sociétés civiles collaboraient entre elles. Donc vous avez raison de dire que, d’une certaine façon il y avait une certaine opposition entre une vision panarabe et une vision locale, mais la vision locale était très forte et ne se voyait pas en compétition ou en contradiction avec la vision panarabe. Dans ce mouvement nationaliste, on pensait s’épanouir dans une nation locale – Algérie, Égypte, Libye… –, mais en faisant partie d’un grand ensemble qui serait une sorte de « caucus arabe des nations unies », par exemple.

Bernard Ducharme : C’est intéressant, parce qu’en préparant l’entrevue, j’ai noté une citation de l’historienne Lucette Valensi qui dit que dans les pays arabes, je cite : « le nationalisme n’a pas produit le citoyen, mais l’État a produit la nation »[2]. Cela ressemble un peu à ce que vous dites. Souscrivez-vous à ce diagnostic ?

Rachad Antonius : Effectivement, pour beaucoup de pays arabes, c’est l’État qui a produit la nation. Mais il s’est passé quand même quelque chose, au niveau culturel, au niveau des appartenances, en dehors des États. Quelque chose qui n’était pas suffisant, qui n’a pas pris la forme d’institutions, qui n’a pas pris la forme de la société civile panarabe. Il a pris la forme d’une certaine culture, et là les élites économiques et culturelles locales ont joué un rôle important. Par exemple, prenons le cas des films égyptiens. Pendant 30 ou 40 ans, ils ont été vus partout dans les pays arabes. Alors moi, étant né en Égypte, que j’aille au Maroc, au Soudan ou en Irak, les gens reconnaissent mon accent et, pour me faire plaisir, ils me parlent avec l’accent égyptien. Et comment le connaissent-ils? Parce qu’ils ont vu un nombre incalculable de films et de séries télévisées égyptiennes où l’accent égyptien était présent. Une chanteuse comme Oum Kalsoum est adulée partout dans le monde arabe. Des chanteurs plus progressistes et de gauche, comme le duo du Cheikh Imam qui chantait et jouait du ‘oud, et des poètes comme Ahmed Fouad Negm, qui écrivait la plupart de leurs textes, sont connus partout dans le monde arabe, alors qu’ils étaient réprimés régulièrement en Égypte, quelquefois emprisonnés, et qu’on ne leur permettait pas de faire de grands concerts. Eh bien quand ils sont allés en Tunisie, ils ont rempli le stade olympique. Donc il y a quelque chose de commun, il y a un espace culturel arabe: il y a des livres qui circulent, il y a des foires du cinéma arabe, les journaux sont écrits dans une lingua franca arabe, qui est comprise par tout le monde. Il y a donc quelque chose qui se produit, mais pas assez pour que cette idée de nation arabe prenne des formes institutionnelles. Elle a pris la forme de vagues sentiments, d’un souhait, d’une émotivité, d’une culture partagée, mais jamais la forme d’une institution efficace.

Je souscris donc à l’affirmation de Lucette Valensi qui disait que c’était l’État qui construisait la Nation, parce qu’effectivement, la nation existait de façon très vague, très culturelle, mais pas institutionnelle, et ce sont les États qui se sont faits porteurs de cette idée, mais ils n’ont pas réussi à institutionnaliser l’idée, donc à lui donner des formes sur lesquelles on pouvait se baser pour construire quelque chose. Aux moindres dissensions, puisque ça venait d’en haut, dès que les chefs d’État étaient en désaccord, les unions politiques entre leurs États échouaient. Cette nation n’existe que de façon potentielle.

Bernard Ducharme : Rejoint-on par-là l’expression d’« États inachevés » qui a été avancée par le juriste Ali Mezghani[3] auquel vous vous référez dans certains travaux ?

Rachad Antonius : Oui. L’État inachevé explique en partie pourquoi ça n’a pas abouti. Mais Ali Mezghani fait référence, dans son œuvre, aux États locaux – Égyptien, Tunisien, etc. -, aux pays où il y a un État et une structure organisationnelle d’État ou qui ont des frontières reconnues. Ces États-là n’ont jamais vraiment fonctionné comme des États, d’après Mezghani. Pour lui, l’État est « inachevé » dans le sens où les façons de gérer, la gouvernance qui va avec un État, n’ont pas émergé, n’ayant pu transformer la culture politique tribale qu’il y avait avant l’État moderne. Donc, l’application des règlements était souvent arbitraire, l’influence personnelle avait préséance sur la fonction, les ministères étaient gérés comme un seigneur local aurait géré son territoire, vous voyez? Bon, j’exagère un peu. Mezghani ne dit pas qu’il n’y a rien eu : il y a certains aspects dans lesquels l’État fonctionne comme un État. Mais pas assez loin, et pas assez pour garantir que la transformation de ces sociétés se fasse avec la volonté politique d’un État qui est en symbiose avec sa société civile. On ne s’est jamais rendu là. D’où l’importance de cette notion que l’État est « inachevé ».

Bernard Ducharme : Cela nous ramène tranquillement vers la question des nationalismes et vers la question de l’affrontement entre nationalismes et islamisme. En effet, parallèlement l’islamisme se développe comme force d’opposition. Et l’islamisme, dans ce combat, comme vous dites, va être appuyé par les puissances occidentales. Comment procèdent-elles ?

Rachad Antonius : L’islamisme est appuyé de façon indirecte, mais très efficace. Il y a deux choses à dire à propos de cet islamisme. Il faut considérer l’islamisme, d’abord, dans ses manifestations organisationnelles, c’est-à-dire comme des courants, des groupes, des organisations, qui défendent une vision islamiste. Mais il faut compter aussi une certaine culture islamiste qui s’est propagée, qui est devenue dominante et qui a remplacé, d’une certaine façon, la culture politique des sociétés. Pas partout, pas toujours. Je m’explique : ce sont les monarchies pétrolières, en particulier, qui font le relai entre les puissances occidentales et la mouvance islamiste. Parce que ce qui est clair – et cela ne fait pas partie de la théorie du complot, c’est facilement observable –, c’est que nos meilleurs alliés dans la région sont les monarchies pétrolières, l’Arabie saoudite en premier lieu. On leur vend des armes, on les appuie, on ne les a jamais boycottées, on n’a jamais fait de pressions diplomatiques contre elles. Or, il se trouve que depuis une quarantaine d’années – un peu plus, quarante-cinq ans – elles propagent une lecture particulière de l’islam qu’on appelle le wahhabisme, qui est une sorte d’islam très rigoriste, très attaché au rituel et à l’imitation de la vie du Prophète.

Le problème avec cet islam wahhabite est double. La première chose qu’il faut dire là-dessus, c’est que, au moment où cet islam a été promu par Mohammed Abd El-Wahhab au XVIIIe siècle sa vision était considérée comme très marginale, et même contraire au dogme sunnite et à la tradition. Le consensus parmi les juristes sunnites était que le wahhabisme était une mauvaise interprétation de l’islam. Et avec la montée des prix du pétrole et la croissance astronomique du financement investi pour propager cette idée, l’islam wahhabite qui était marginal, presque une hérésie, est devenu une tendance importante, parce que l’argent achète tout. Les chefs religieux les plus importants dans beaucoup de pays arabes sont financés par l’Arabie saoudite et cela se reflète dans la vision de l’islam qu’ils propagent. Cela fait trente ou quarante ans que cette vision est propagée et elle est devenue de plus en plus commune dans la population. Je reprends ce point, car il faut le nuancer : à cause de ce financement, de plus en plus de penseurs religieux en position de leadership se sont mis à se faire les relais de cette vision de l’islam au point où elle est devenue très présente dans toutes les sociétés arabes.  Des manifestations de la piété qui étaient considérées comme tout à fait étrangères aux sociétés arabes et pas du tout pratiquées, sont devenues assez communes, comme le voile intégral ou le niqab, par exemple.

Ceci implique une sorte de schizophrénie dans ces mouvements : d’une part, ils sont financés et appuyés par l’Arabie saoudite dont le message est « revenez à la lettre des textes de l’islam, coupez-vous culturellement des valeurs occidentales et surtout ne faites pas de politique », et d’autre part, ces mouvements et les monarchies pétrolières qui les appuyaient étaient les meilleurs alliés de l’Occident. La position officielle de l’Arabie saoudite consiste à promouvoir un salafisme « quiétiste » ou « piétiste », dont un principe fondamental est : obéissez au souverain s’il se déclare musulman. Tout acte de révolte contre un souverain musulman est un acte d’impiété.

Bernard Ducharme : Est-ce un islam apolitique ?

Rachad Antonius : Il se veut apolitique, mais extrêmement rigoureux du point de vue rituel. Il est aussi hostile – voire xénophobe – envers les non-musulmans. Il est très loin de l’idée de citoyenneté, et propose un statut officiel subalterne aux citoyens non-musulmans : pas de droit de construire des lieux de culte, par exemple.  Cet islam-là est devenu très présent. Mais il a des conséquences que ses commanditaires n’avaient pas prévues. Car à partir du moment où on s’attache à la lettre du message religieux, on peut en tirer une autre conclusion : celle qu’il faut faire la guerre à l’Occident, qu’il faut faire la guerre aux régimes qui n’incarnent pas l’islam véritable. Et donc cet islam piétiste que l’Arabie saoudite propage finit par produire l’islam plus radical.

Le wahhabisme crée un terreau fertile et facilite la transformation de cet islam en quelque chose de plus radical. C’est à cause du potentiel de radicalisation violente du wahhabisme que la situation devient confuse. Car d’une part, ces groupes islamistes, ceux qui partent de la philosophie wahhabite, mais qui ensuite se radicalisent, deviennent des ennemis de l’Occident, alors que leur parrain n’est pas l’ennemi de l’Occident, c’est un bon allié.  Cette dynamique explique les positions contradictoires que prennent parfois les puissances occidentales. Par exemple les États-Unis, on le sait très bien, ont financé les talibans, ont aidé à constituer leurs madrasas. Dans un premier temps, au moment de la lutte contre l’Union soviétique, ils leur ont apporté des appuis politiques et logistiques. L’Arabie saoudite, elle, a fourni l’idéologie et l’argent. Quand les États-Unis ont-ils commencé à se battre contre les groupes terroristes au Pakistan ?  C’est quand ces groupes ont décidé de ne pas se restreindre au rôle qu’on leur avait attribué et qu’ils ont décidé de faire la guerre à l’Occident, maintenant que l’Union soviétique avait quitté l’Afghanistan. C’est à ce moment qu’ils ont commencé à être dangereux, et qu’on a décidé de leur faire la guerre.

On voit la même chose en Syrie : pendant les trois ou quatre premières années du mouvement de révolte, les pays occidentaux ont appuyé les groupes islamistes les plus radicaux en disant « c’est l’opposition démocratique à Bachar el-Assad ». Aujourd’hui, on voit que l’opposition démocratique à Bachar el-Assad n’est pas présente sur le terrain et qu’elle ne constitue pas une force de frappe. Sur le terrain, il n’y a que les islamistes. Mais quand ils ont commencé à être une menace pour la Turquie, à faire des attentats en Europe, là on a dit « on va faire la guerre à l’État islamique ». C’est difficile à articuler dans l’analyse, cette relation très ambivalente de l’Occident avec les groupes islamistes. Les puissances occidentales les appuient tant qu’ils restent à l’intérieur de certaines limites, qu’ils attaquent uniquement les cibles désignées par ces puissances et qu’ils ne remettent pas en question leurs intérêts. Mais l’idéologie dont ils se nourrissent les amène à sortir de ces limites et en s’en prendre directement aux puissances occidentales, y compris sur leur propre territoire.  Et c’est de là que vient la dynamique compliquée et dangereuse à laquelle nous avons affaire.

Certains courants progressistes craignent que ce type d’analyse, qui pointe du doigt l’islamisme radical, ne vienne nourrir l’hostilité envers l’Islam en général. Ma réponse est que non, au contraire : si on fait cette analyse comme il le faut, on peut articuler une pensée critique de l’islamisme radical violent, mais pas hostile à l’ensemble des musulmans. Et on peut alors mieux expliquer les différences entre islam et islamisme.

Bernard Ducharme : J’aimerais préciser un peu la chronologie de ce phénomène. Si on reprend l’idée du financement de la propagation du wahhabisme par l’Arabie saoudite… l’Arabie saoudite a eu le champ libre à partir, justement, de l’échec des nationalismes. Nous avions laissé cette histoire dans les années 1950.

Rachad Antonius : Dans les années 1950, le vent était favorable aux nationalismes, jusque dans les années 1980, à peu près. La première grande défaite du nationalisme, ç’a été en 1967, quand Nasser a perdu la guerre contre Israël. Et là, ce n’est pas que les nationalistes ont « échoué » parce qu’ils étaient incompétents – bon, ils avaient des problèmes, Nasser n’était pas le plus grand démocrate du monde… mais quand même, il avait initié des réformes extraordinaires pour le pays : l’industrialisation, l’éducation, la santé, etc.  Il y a eu des réformes qui ont été réalisées avec une conception autoritaire de la gouvernance –, mais Nasser n’a pas échoué en raison de son autoritarisme, il a échoué parce qu’on lui a fait la guerre : une guerre économique, une guerre de boycottage, une vraie guerre, avec des armes, dans le cas de l’Égypte. Constatant l’échec des mouvements nationalistes face à ces défis, les islamistes en ont profité en disant « regardez, les nationalistes ont échoué, laissez-nous la place ».

Bernard Ducharme : Après ce tour d’horizon des facteurs de croissance de l’islamisme, en avez-vous d’autres à ajouter ?

Rachad Antonius : Dans la foulée de ces facteurs sur lesquels nous venons de nous attarder, je parlais surtout de l’influence de l’Arabie saoudite au niveau politique. Mais il y a eu une idéologie qui s’est développée. Parce que l’Arabie saoudite a propagé une certaine vision du monde, une certaine vision de l’altérité, de l’identité et de l’islam. Cette vision s’est propagée et est devenue très présente, minoritaire dans sa forme la plus radicale, mais majoritaire dans ses formes les plus douces, en ce qui concerne l’identité, en ce qui concerne la compréhension de ce qu’est être un bon musulman. L’influence du courant islamiste est devenue très grande… c’est donc le facteur idéologique que je veux évoquer. La mouvance islamiste est devenue dominante aujourd’hui, dans les sociétés arabo-musulmanes. Elle est problématique, parce qu’elle produit, d’une part, ces mouvements violents et, d’autre part, elle produit une culture politique peu favorable au développement démocratique.

Bernard Ducharme : Je voulais aussi vous demander, comment analysez-vous la diversité des mouvements islamistes ? Il y en a en effet plusieurs, qui s’opposent parfois de manière très violente entre eux. Comment intégrez-vous cela à votre analyse ?

Rachad Antonius : Il y a dans l’islamisme contemporain quelque chose que la plupart des chercheurs lient à la modernité, mais ce lien à la modernité n’est pas toujours fait correctement. Un des aspects du lien à la modernité, c’est l’autonomie des individus par rapport aux systèmes normatifs dominants. On peut dire que ces mouvements sont, d’une certaine façon, le produit de la modernité par certaines de leurs revendications (les droits égaux pour les exclus par exemple) et par leur façon d’opérer. Beaucoup d’auteurs – je pense à François Burgat, mais il y en a beaucoup d’autres – estiment que si ces mouvements sont des produits de la modernité, ils sont donc modernes. Mais pour moi, être un produit de la modernité ne veut pas dire la même chose qu’être moderne. La modernité, c’est aussi la valorisation de l’autonomie de l’individu, sans nier non plus totalement la communauté, mais ce qui en découle, c’est certaines valeurs portées par la modernité.

La reconnaissance du libre arbitre de l’individu, le droit de changer de religion, le droit de vivre de façon différente des normes sociales, la notion de citoyenneté : tout cela fait partie de la modernité comme cadre culturel ou civilisationnel. Ces mouvements n’ont pas pris ces aspects-là de la modernité, parce qu’ils refusent de reconnaître le droit des « Autres » à l’égalité citoyenne totale. Il y a, dans certains de ces mouvements, une reconnaissance verbale de la diversité, du droit des individus, des droits humains, de la démocratie, mais dès qu’on creuse un peu, on voit dans leur pensée une opposition à la démocratie. Mais on ne peut pas mettre tous ces mouvements dans un même sac. L’éventail de mouvements dits islamistes va de ceux qui sont extrêmement rigides, y compris de ceux qui mettent de l’avant la violence comme moyen d’action, à ceux qui sont vraiment démocrates, en passant par ceux qui sont salafistes, mais pas violents, par ceux qui sont plutôt conservateurs, par ceux qui souhaitent la démocratie tout en pensant qu’il ne faut pas la pousser trop loin. Il n’y a donc pas d’uniformisation.

Cette situation est le résultat de deux choses : d’une part, de la modernité elle-même, mais d’autre part, d’une véritable tradition de pluralisme en Islam. Ce n’est qu’avec le wahhabisme qu’on veut resserrer la conception de ce qu’est être un « bon musulman » et imposer des normes rigides. Dans l’histoire de l’Islam, les individus et les groupes sociaux vivaient de mille façons différentes et il y avait une véritable pluralité. Les périodes de repli sur soi ce sont produites quand l’islam était vraiment sur la défensive, parce qu’il était attaqué, soit par le colonialisme contemporain, ou bien par les Croisades au XIe siècle.

Bernard Ducharme : Le pluralisme auquel vous vous référez, on pourrait éventuellement aussi l’associer à la forme impériale que prenait le pouvoir auparavant. C’est-à-dire que ce pouvoir, se coupant de tout, laissait la société civile libre de se diversifier.

Rachad Antonius : Tout à fait. En ajoutant à ça que la logique des empires est, par définition, une logique pluraliste. En effet, pour régner sur plusieurs sociétés, vous ne pouvez pas toutes les rendre pareilles à vous : vous ne survivrez pas comme empire. Donc les empires, par définition, sont très tolérants envers les normes de comportement quotidiennes des peuples conquis. Dans le cas des empires islamiques, des états islamiques, des principautés, des sultanats, etc., il y avait, traditionnellement, cette ouverture et cette tolérance à deux niveaux, à deux vitesses. Il y avait une certaine tolérance pour les groupes islamiques minoritaires eux-mêmes, qui étaient diversifiés, qui avaient des orientations idéologiques variées. Mais il y avait aussi une grande tolérance envers les communautés non-musulmanes : on les protégeait, mais en leur donnant un statut de citoyens de seconde zone. Et donc, cette idée de pluralisme, telle que conçue dans l’orthodoxie islamique traditionnelle, effectivement traduisait une grande tolérance pour les chrétiens, les juifs et les autres, mais en tant que citoyens de seconde zone, protégés, et non pas de citoyens à part entière.

Bernard Ducharme : Un peu à la manière des Juifs dans l’Occident chrétien ?

Rachad Antonius : Je dirais beaucoup mieux que les Juifs dans l’Occident chrétien, parce qu’il n’y avait pas de ghettoïsation aussi marquée. En fait, la marginalisation était une marginalisation politique. Mais au niveau social, on les laissait s’épanouir dans la cité, commercer, échanger, mais avec peu d’interactions sociales – il n’y a pas beaucoup d’intermariages, par exemple, ou bien il y avait des intermariages dans une seule direction, c’est-à-dire, les femmes non-musulmanes avaient le droit d’épouser des hommes musulmans, en se convertissant ou en ne se convertissant pas, mais une femme musulmane n’avait pas le droit d’épouser un homme non-musulman, sauf s’il se convertissait à l’islam. Par conséquent la circulation des personnes entre communautés n’était permise que dans une seule direction. Cela explique en partie que les sociétés se soient de plus en plus islamisées, lentement, sur plusieurs siècles.

Bernard Ducharme : Et avec la fin de cette logique impériale, qui permettait un certain cosmopolitisme, surviennent ce dont on a parlé pendant toute l’entrevue, les deux nouvelles formes de légitimité, la nationale et l’islamique qui, toutes les deux, véhiculent une certaine intolérance dans la construction de l’Autre.

Rachad Antonius : Oui, effectivement, les deux formes de légitimité, nationaliste ou islamique, ont eu des problèmes à accepter l’altérité, mais à des niveaux très différents : dans la mouvance nationaliste, l’altérité était nationale, mais les minoritaires qui épousaient les idées de la nation tout en gardant leur identité culturelle, par exemple, était admis, sauf quand leurs revendications prenaient des formes politiques. Par exemple, les Kurdes, les Berbères et les tribus du sud du Soudan : les mouvements nationalistes n’ont jamais su les incorporer, parce qu’ils revendiquaient une alternative à la nation majoritaire, une alternative politique. Mais les minorités non-musulmanes, et même de culture autre qu’arabe, elles, s’intégraient bien : les Arméniens se sont intégrés à la société arabe comme citoyens à part entière. Donc, le nationalisme permettait une certaine intégration, qui était plus difficile avec l’islamisme, parce que là, il y a un dogme religieux auquel il faut se conformer si on veut être citoyen à part entière, et le dogme, c’est de l’ordre de l’absolu : on ne négocie pas avec l’absolu. Vous avez raison de dire que les deux formes ont eu leurs limites dans la tolérance, mais je pense que ces limites étaient beaucoup plus rigides et absolues dans le cadre d’une idéologie religieuse que dans le cadre d’une idéologie nationale, qui était toujours sujette à remise en question.

Bernard Ducharme : Cela pourrait s’illustrer, par exemple, par le cas des Coptes, en Égypte ?

Rachad Antonius : Oui, l’exemple des Coptes dans l’État nassérien : ils s’y sont insérés, épanouis. Ils vivaient des discriminations, mais celles-ci ne découlaient pas de la logique de l’État nassérien, elles découlaient de l’influence des islamistes. Par exemple, il y a quelques semaines, au début de 2016, en Égypte, il y a eu une école, dans un village mixte – en fait, des Égyptiens : on n’a jamais pensé en termes de « mixtes », coptes-musulmans – le Ministère de l’Éducation nomme une directrice à l’école, qui se trouve à être copte, dans une école de filles. Comme la majorité des filles sont musulmanes, elles font une grève et des manifestations pour faire annuler la nomination de la directrice copte. Cela, c’est l’influence de l’islamisme. C’est quelque chose qui aurait été impensable dans l’Égypte nassérienne.

Bernard Ducharme : Est-ce aussi ce qui explique que les minorités religieuses aient en grande partie appuyé Bachar el-Assad dans le conflit syrien ?

Rachad Antonius : Oui, mais cet appui est devenu plus fort un an ou un an et demi après le début des révoltes. Au début des révoltes, la société syrienne, avec ses minorités, voulait un changement du type de gouvernance, sans vouloir une destruction de l’État syrien. Bachar el-Assad, bien que ce fut un dictateur qui pratiquait une répression violente, maintenait une certaine image de la nation où tout le monde avait sa place. Et quand on voyageait en Syrie avant 2011, demandez à tous les voyageurs canadiens, une femme pouvait circuler à deux heures du matin dans les rues de Damas en toute sécurité. Il y avait aussi une sorte d’État-providence. Le système offrait certains avantages sociaux, économiques, et culturels, mais de façon autoritaire, en réprimant sévèrement toute opposition. Une proportion importante des citoyens se disaient « c’est un bon deal, pas idéal, on voudrait bien que ça change, mais… », ils préféraient cela à l’inconnu.

Sur la durée, ce système répressif n’est pas viable. Car un régime comme celui de Bachar el-Assad compte sur les services secrets pour préserver son pouvoir. Or, les services secrets, c’est le contraire de l’État de droit. Ils ont des marges de manœuvre et des permissions pour se comporter en dehors de la loi. Quand un tel système dure depuis trop longtemps, ces services secrets deviennent des mafias, qui humilient, volent les gens, les exploitent… en fonction de leurs intérêts privés et non plus d’une logique d’État, et ça devient totalement insupportable. Les minorités furent donc ambivalentes vis-à-vis du régime : « oui, il nous protège, mais on n’aime pas l’aspect répressif ».

Beaucoup de citoyens syriens, y compris les minoritaires protégés par le régime, revendiquaient des changements profonds au début des révoltes. Et quand la révolte s’est militarisée et s’est islamisée, une certaine proportion des citoyens se sont dit que, tant qu’à faire, ils préféraient le régime de Bachar el-Assad… j’ai beaucoup d’amis syriens, ici à Montréal, qui étaient anti-Bachar pendant les deux premières années, et maintenant disent « la seule chose qui peut sauver la Syrie, c’est de garder le gouvernement, parce que, tant les islamistes que les puissances occidentales veulent détruire l’État syrien », et si on détruit l’État syrien, c’en est fait de la société syrienne. Cela amène donc des choix …

Bernard Ducharme : Déchirants ?

Rachad Antonius : Déchirants, mais aussi très dangereux. C’est grave d’en arriver là.

Bernard Ducharme : J’aimerais revenir sur un point que vous avez brièvement abordé, c’est-à-dire la promotion du voile par l’islamisme. Quand je vous ai vu en conférence, ce point avait été abordé pendant la période des questions, et vous aviez dit que la question du voile se transforme sur la durée, sur une période d’une quarantaine d’années depuis une victoire des islamistes qui ont imposé le voile, à une victoire des femmes à l’intérieur de ce cadre. Est-ce que vous pouvez détailler votre position ?

Rachad Antonius : Oui, je nuancerais un peu. Je ne dirais pas que c’était une victoire des femmes, je dirais que les femmes ont réussi à transformer le sens du voile. Le voile reste un symbole de l’islam conservateur. Pourtant, le fait qu’une femme porte le voile ne signifie plus, aujourd’hui, qu’elle endosse tout ce que le voile signifie pour les islamistes. Maintenant, lorsque vous voyez une femme qui porte le voile, vous ne pouvez rien en conclure, ou vous conclurez en termes de probabilités : il y a des probabilités que… et autant de probabilité qu’elle soit autre chose. Surtout en Occident : l’idée que les femmes qui portent le voile qu’on voie ici, à Montréal, à l’université… l’idée que parce qu’elles portent le voile, elles sont soumises, ou exploitées, c’est faux. Elles ont fait le choix identitaire de le porter, en transformant la signification de celui-ci. C’est dans ce sens que je dis que, surtout en Occident, on ne peut plus présumer de la signification du voile parce que cette signification a changé. Historiquement il a été promu par les islamistes, mais aujourd’hui, je ne pense pas que ce soit là qu’il faille livrer bataille à l’idéologie conservatrice : il faut passer à autre chose.

Bernard Ducharme : Quels seraient donc les enjeux les plus criants aujourd’hui ?

Rachad Antonius : Pour moi les enjeux les plus criants, c’est d’abord la conception de la citoyenneté, de l’égalité, de l’autonomie individuelle, du droit de croire ou de ne pas croire, du rapport égalitaire avec les autres. Dans le cas de l’Occident, l’enjeu du repli sur soi : le repli sur soi est un danger, et il ne faudrait pas qu’il y en ait un. Pour les sociétés occidentales, l’enjeu est le suivant : comment ne pas transformer les institutions sociales pour qu’elles fassent l’affaire des islamistes ? Je vous donne un exemple : un certain nombre d’organisations musulmanes, très traditionnelles, insistent pour la ségrégation des hommes et des femmes, et disent que sur les bancs de l’université, il faut que les hommes et les femmes soient séparés. Quand vous avez un tout petit nombre de musulmans, personne ne va faire cette revendication, elle reste très marginale. Par contre, en Angleterre, où il y a des quartiers entiers où l’idéologie islamiste est très présente, et qu’il y a dans certaines écoles une population imprégnée de cette idéologie, la ségrégation a lieu, dans des écoles publiques. Il y a donc l’enjeu de maintenir un certain nombre de règles du vivre-ensemble, mais sans paniquer, sans stigmatiser tous les musulmans en disant simplement « ces règles-là, on peut les accommoder, celles-là, on ne les accommode pas ». Ce qui rend la chose plus difficile, c’est le discours antimusulman qui accompagne ces débats et l’incompréhension des objectifs les plus importants. Quand il y a eu le débat sur la charte [des valeurs], moi je me disais que si on inclut le voile comme un des éléments du débat, c’est foutu, la bataille sera perdue. Pourquoi? Parce que ce n’est pas l’enjeu le plus important et qu’on perd notre temps. Le véritable enjeu, c’est une véritable laïcité, c’est-à-dire que les règles du vivre-ensemble restent les mêmes pour tous, que les espaces publics restent des espaces publics, qu’il n’y ait pas de ségrégation d’origine religieuse dans ces espaces : c’est cela, l’enjeu, et non pas le voile. Je pense qu’on a perdu la bataille parce que le gouvernement a insisté pour mettre l’interdiction du voile dans son projet et je pense que ce n’était pas la chose à faire.

Bernard Ducharme : À travers tout ça, il y a la question de prétendre qu’il existe un « islam véritable », que celui-ci soit « pur », ou qu’il soit intégriste. Vous dites qu’une certaine gauche progressiste tend à admettre qu’il existe un « islam véritable ».

Rachad Antonius : Oui, la gauche dans les pays musulmans surtout, qui invoque un islam véritable, qui est l’islam ouvert, tolérant, disant que l’islam violent trahit les préceptes du Coran. Moi je dis qu’il y a des lectures différentes, qui sont tout autant légitimes. Je peux vous montrer dans le Coran tous les versets qui encouragent la paix, l’ouverture, la tolérance… il y en a beaucoup.  Et il y a une série d’autres qui encouragent la guerre et le rejet de l’autre. On peut choisir de privilégier les premiers ou les seconds.  L’islam est ce que les musulmans en font. Il n’y a pas une seule façon de lire l’islam et ce n’est pas à moi, qui ne suis pas musulman, de dire aux musulmans quelle est la bonne version. Moi j’observe qu’il y a deux lectures principales, deux cultures de ce qu’est l’islam et deux types de pratiques, et tout un éventail d’interprétations entre les deux. Il nous faut travailler à ce que celle qui nous semble la plus ouverte puisse s’épanouir ici et que celle qui est la plus fermée ne puisse pas transformer les règles du vivre-ensemble à son avantage.

Bernard Ducharme : Et donc, si j’essaie de synthétiser en une brève question les enjeux dont nous avons discuté tout au long de l’entrevue, et ce sera la dernière question, l’enjeu en général, c’est la manière de définir la légitimité politique ?

Rachad Antonius : Vous parlez de là-bas ou ici ?

Bernard Ducharme : Les deux, dans deux cadres différents.

Rachad Antonius : C’est très différent. Là-bas, l’identité musulmane est légitime, et la manière dont la lutte doit se faire pour l’élargissement des identités et des horizons se fait différemment d’ici. Ici, il y a des musulmans, dont beaucoup vivent des discriminations et beaucoup d’autres qui peuvent très bien s’épanouir en dépit des discriminations et trouver leur compte. Et on remarque que les discriminations sont faites avant tout contre des comportements associés à l’islam radical, mais qu’elles débordent et qu’elles deviennent des attitudes hostiles envers tous les musulmans.  En ce moment, je pense qu’il y a quelque chose de très dangereux qui est en train de se passer : c’est qu’au niveau populaire, dans la société majoritaire, des gens se sentent autorisés à insulter et humilier d’autres citoyens dès qu’ils les associent à l’islam. Et dans les milieux populaires, on peut trouver un discours ouvertement haineux envers l’islam, et ça, c’est très dangereux. Il reste très minoritaire, mais plus marginal. L’un des enjeux, c’est de trouver des solutions aux règles du vivre-ensemble, sans qu’on finisse par banaliser des comportements associés à l’islamisme violent. Et ces extrêmes existent, sont préoccupants, et je comprends tout à fait mes collègues et mes amis qui disent « ne critiquons pas l’islam, parce qu’on encourage l’islamophobie », mais j’ai une lecture différente. Mais je pense qu’au contraire, en faisant les distinctions que je fais, on va pouvoir faire une meilleure éducation du grand public en disant « attendez, vous n’aimez pas certains aspects de l’islam très conservateur, mais l’islam n’est pas juste ça ». On peut faire plus d’éducation dans ce sens que si on disait que toute critique de l’islam relève de l’islamophobie.

Bernard Ducharme : Ceci conclut notre entrevue, il ne me reste plus qu’à vous remercier de m’avoir accordé tout ce temps.

Rachad Antonius : Cela fait plaisir.


[1] Voir Abd-al-Rahman Al-Jabartî, Journal d’un notable du Caire durant l’expédition française de 1798-1801, Paris, Albin Michel, 1979, 430 p.; Mahmoud Hussein, Sur l’expédition de Bonaparte en Égypte / Vivant Denon, Abdel Rahman el-Gabarti; témoignages croisés et commentés par Mahmoud Hussein, Arles/Montréal, Actes Sud/Leméac, 1998, 329 p.

[2] Gabriel Martinez-Gros et Lucette Valensi, L’islam, l’islamisme et l’Occident: genèse d’un affrontement, Paris, Éditions Points, 2013, 165 p.

[3] Ali Mezghani, L’État inachevé. La question du droit dans les pays arabes, Paris, Gallimard, 2011, 368 p.