Compte-rendu du livre Histoire des modernisations agricoles au XXe siècle par Margot Lyautey, Léna Humbert et Christophe Bonneuil

Par Elisabeth Lafortune-Cook, étudiante à la maîtrise en histoire à l’Université de Montréal[1]

Introduction

« La modernisation agricole française a longtemps été appréhendée par l’histoire comme une transformation inexorable des sociétés rurales et des écosystèmes agricoles » (p. 249). C’est de cette prémisse que les auteurices de l’ouvrage collectif Histoire des modernisations agricoles au XXe siècle ont voulu se distancier, en intégrant à leurs analyses des perspectives nouvelles telles que l’approche environnementale.  En effet, les auteurices ont souhaité présenter une histoire de l’agriculture et des mondes ruraux du XXe siècle en incorporant le concept de modernisation multiple. Leur objectif est d’illustrer la complexité du phénomène de mondialisation au sein du contexte agraire français, tout en s’éloignant de l’opposition entre modernité et nostalgie d’un monde paysan romantisé, très présent au sein de l’historiographie du monde rural français. Cet ouvrage collectif explore la pluralité des modernisations à travers cinq parties distinctes. Ces thématiques permettent « une caractérisation multidirectionnelle […], ouvrent à une diversité de narrations historiennes et évitent de réduire “la” modernisation à un seul principe » (p. 17).

À la recherche des modernisations

Les auteurices introduisent d’abord l’idée que les modernisations sont dépendantes d’une variété de facteurs internes, externes, étatiques et sociaux et qu’elles sont liées à l’exportation et à la circulation des idées. On l’observe particulièrement dans le chapitre de Deborah Fitzgerald, dédié aux échanges entre les États-Unis et l’URSS, où des technologues américains peaufineront et mettront en pratique leurs idées d’exploitation du sol les plus radicales. La dékoulakisation et la collectivisation des terres offrent un terreau fertile pour les scientifiques américains et leur permettent de tester leurs théories avant de les mettre en pratique dans leur pays d’origine. La circulation des idées est un principe fondamental de la modernisation agricole et les variables internes d’un pays telles que le climat social ou économique peuvent avoir un impact sur le développement de diverses industries ou technologies, tout comme les conflits mondiaux. Ces idées révèlent enfin la première constante de la définition de la modernisation : elle n’existe pas au singulier car les différences internes au sein des États, et le rôle des acteur.rice.s et des conflits a un impact sur la modernisation au sein d’un pays et sur le rythme de développement. Ces variables empêchent alors une modernisation homogène.

Après avoir établi l’absence d’homogénéité au sein du processus de modernisation, la deuxième partie introduit les divers processus d’industrialisation de l’agriculture qui y sont intrinsèquement liés. Dans son chapitre« Ambivalence, modèle, et paradoxes de la modernisation de l’agriculture », Gilles Allaire soutient l’idée que la modernité ou plus précisément le processus de modernisation se développe sur un temps long et par ce fait reprend la formule de Mathieux Arnoux dans son livre Le temps des laboureurs, travail, ordre social et croissance en Europe (p. 123). Il décrit la modernité comme : « la poursuite d’un idéal conduisant à des innovations institutionnelles et une période de croissance économique » (p. 123). En effet, le XXe siècle peut être perçu comme l’aboutissement de phénomènes s’étant développés en Occident sur une très longue période et qui s’accélèrent à chaque décennie. Au XXe siècle, la modernité et la modernisation agricole se conçoivent plus particulièrement à travers deux processus : l’industrialisation et la socialisation capitaliste (p. 121). Ces deux processus vont entraîner l’émergence d’une nouvelle composante indissociable de la modernisation, soit l’innovation (p. 167). Ces processus transforment le modèle agricole familial en une exploitation à plus grande échelle capable de répondre aux besoins croissants en produits industriels issus du secteur agro-alimentaire, le tout en introduisant une composante internationale qui dicte désormais les objectifs de production.

Cette transformation du monde rural génère une panoplie de discours prescripteurs et mobilisateurs à laquelle les auteurices s’intéressent, par exemple celui de René Dumont à propos d’une modernisation inéluctable. Les discours et les pratiques plus divers des acteur.rice.s qui les reprennent et les adaptent sur leurs territoires en s’attachant à analyser leurs effets sont aussi abordés (p. 183). Mathieu Gervais propose même une définition de la modernisation comme un projet paysan, une émancipation, menant à l’avènement d’une identité paysanne renouvelée loin du traditionalisme (p. 185). Pour certains acteur.rice.s en faveur de ce processus : « la modernité se trouve définie comme force de libération, enjeu d’émancipation et une force d’intégration dans le monde moderne et une appropriation du progrès mais, dans l’enthousiasme d’un système économique à construire » (p. 187). La modernisation n’efface pas les caractéristiques propres du monde rural, mais l’acceptation de l’idée du progrès par les agriculteurs entraîne une transformation de ses caractéristiques propres : « L’originalité de la modernisation promue par ce mouvement réside dans l’association entre promotion du progrès technique et économique et la défense d’une identité paysanne renouvelée mais fidèle à une certaine compréhension de la tradition » (p. 197). Donc la modernisation ne doit pas être conçue comme un trajet linéaire et englobant. Elle recèle des définitions et des promesses différentes selon les divers acteur.rice.s tel.le.s que les paysans devenus agriculteurs, les spécialistes agricoles, les agronomes et les autorités scientifiques.

En réponse à ces discours, on retrouve dans la quatrième section les voix contestataires qui permettent d’appréhender la violence qu’a pu revêtir ce modèle agricole industriel dominant tout en observant les dynamiques de marginalisation et d’exclusion qu’il a engendrées. Les auteurices examinent les effets pour ceux qui n’atteignent pas les standards de rentabilité et qui se trouvent trop souvent écrasés par un État modernisateur. C’est le cas des abeilles et particulièrement des apiculteurs français. Ces derniers sont d’ailleurs les premiers à manifester contre une des modernisations techniques les plus emblématiques du XXe siècle soit l’utilisation des pesticides responsables du déclin de la population des abeilles (p. 250). Le cas des abeilles démontre également l’inefficacité ou plus particulièrement l’inaction déguisée en mesure de protection fait par l’État français :

Une logique d’accommodement au développement économique et industriel permet de comprendre comment s’est faite l’intégration de la (non) protection des abeilles à un vaste système de régulation des toxiques (…) La controverse sur les intoxications des abeilles nous permet également de voir comment se met en place l’exclusion progressive des apiculteurs et des abeilles de la grande marche du progrès.

p. 262

Cette quatrième partie illustre également la modernisation divergente qui se conçoit en opposition avec la modernisation dominante, qui évolue parallèlement avec celle-ci et s’en distingue par le discours d’acteur.rice.s hétérogènes. Il ne s’agit pas uniquement d’une opposition nette à la modernisation agricole mais bien de réactions entremêlées et multiples (p. 292). De plus, l’évolution des attitudes divergentes ne peut pas se limiter à une seule voix.

Afin d’illustrer l’ensemble des notions présentées et la caractérisation multidirectionnelle de la modernité par les auteurices, la dernière section présente des études de cas qui démontrent la diversité et la complexité du processus de modernisation, même à l’intérieur d’un seul pays (p. 296). Les auteurices de cette partie s’intéressent particulièrement à la survie des produits locaux dont le succès, malgré leur apparente opposition à l’inéluctable marche du progrès, peut apparaître comme surprenante. En effet, les producteurs locaux vont s’opposer à l’uniformisation en revalorisant les produits du terroir pour leur unicité, leur goût et leur valeur patrimoniale. (p. 326). Les produits régionaux, comme un fromage, offrent une fenêtre particulière sur la modernité, démontrant que le rôle des acteur.rice.s même au niveau le plus local contribue à pluraliser encore plus une modernisation, qui comme les quatre parties précédentes l’illustrent bien, est tout sauf monolithique, unifiée ou unidirectionnelle.

Critique de l’œuvre

L’ouvrage, par sa structure claire et son choix de chapitres thématiques, répond particulièrement bien à son objectif principal d’illustrer la complexité du concept de modernisation. Il établit d’abord que la modernisation n’existe pas en vase clos ni au singulier, car elle est rythmée par la logique interne des États ainsi que par la circulation des idées. Comme elle est tributaire de mécanismes que l’on peut observer sur une très longue période temporelle, et que la modernité du XXe siècle est caractérisée par le capitalisme, l’industrialisation et l’idée d’innovation; elle ne peut être comprise comme une direction linéaire et globalisante. Elle est le fruit de différents acteur.rice.s qui se réapproprient la modernité tout en adhérant à la notion de progrès. Mais cette dernière n’est pas acceptée à l’unanimité; les groupes qui sont marginalisés par cette transformation du monde rural abordent une modernisation divergente qui se manifeste et se conçoit en opposition avec la modernisation dominante. La pluralité de la modernité se traduit particulièrement bien dans l’agentivité régionale qui démontre que même au cœur d’un État ou d’une région, les acteur.rice.s les plus locaux participent à la modernisation.

Une des principales critiques de cette œuvre est son eurocentrisme. Malgré la prétention « d’un regard international » pour traiter de la circulation des savoirs au sein de divers pays, les auteurices se limitent à l’Europe de l’Ouest formée de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne avec pour seule exception à ce territoire les États-Unis (p. 23). Le chapitre de Christophe Bonneuil, le premier utilisant l’approche de l’histoire environnementale donne justement un avant-goût de la richesse d’une plus grande variété de pays et d’historiographies sur les modernisations génétiques de l’agriculture dans plusieurs pays tels que le Japon, le Mexique ou encore les diverses colonies européennes en Afrique (p. 86). Un spectre d’étude légèrement plus varié que la comparaison France-Angleterre ou France-Allemagne aurait mieux soutenu l’idée de circulation. Par exemple, le premier chapitre sur l’Allemagne national-socialiste illustre bien que la modernisation est une notion ambivalente tiraillée entre idéologie nazie où la paysannerie est une « condition préalable à la restauration de l’intégrité raciale du peuple allemand » (p. 57) et une volonté de modernité prolifique  axée sur la production alimentaire dans un contexte de guerre. Le deuxième chapitre complète le propos en illustrant le rôle fondamental de la science agronomique dans le développement d’un espace agraire optimisé pour les besoins du Reich. Un troisième chapitre est superflu.

Considérant que ce livre est un ouvrage collectif, il est normal qu’on ne retrouve pas une parfaite cohérence entre les chapitres, car plusieurs sont le fruit d’œuvres antérieures. C’est le cas du chapitre de Venus Bivar « La modernisation agricole française d’après 1945, politiques et contestations » qui est basé sur sa monographie : Organics Resistance : The Struggle Over Industrial Farming in Post-War France. Et même si ce genre de chapitre contribue à faire voir la multiplicité des facettes de la modernisation, il s’accorde moins bien à la problématique de l’œuvre, notamment par les choix d’approche. Cela fait en sorte que l’approche environnementale, bien qu’elle soit présentée comme un axe fort au sein de l’œuvre, n’a qu’une présence négligeable. Cette approche apporte une complexité supplémentaire à l’étude de l’agriculture et permet de nouvelles perspectives, de nouveaux angles et de nouveaux sujets qui n’ont eu qu’un survol jusqu’à présent. On se désole ainsi de ne retrouver qu’un seul chapitre ayant une perspective environnementale dans les trois premières parties du livre. Heureusement, la quatrième partie offre un portrait imprégné de cette approche, proposant d’intéressants questionnements historiographiques, tels que la compréhension du rôle de la modernisation de l’agriculture dans un contexte colonial et néocolonial, ou bien en présentant l’histoire agricole française du point de vue des abeilles.

Cet ouvrage collectif parvient à répondre au défi complexe de redéfinir l’idée de modernisation dans un contexte agraire. Il ne s’agit plus de modernisation mais bien des modernisations qui vont transformer radicalement les mondes ruraux français. En alliant habilement les différents aspects de la modernité, tels que l’innovation technologique, l’impact sur les communautés et les organisations rurales, la circulation des idées entres nations, l’impact de l’occupation allemande, et plus encore, les auteurices parviennent à dégager de cette combinaison éclectique une définition solide des modernisations qui prend en compte autant la perception de l’agronome que du fermier et de l’abeille.

Lyautey, Margot, Léna Humbert et Christophe Bonneuil. Histoire des modernisations agricoles au XXe siècle. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2021.


[1] Je voudrais remercier toutes les personnes qui ont lu la version préliminaire de ce texte. Notamment, ma directrice ainsi que les membres du comité éditorial d’HistoireEngagée.ca dont les commentaires et suggestions m’ont été précieux pour la rédaction d’une version finale.