L’économie politique de la liberté académique

Publié le 9 mai 2018

Par Marise Bachand, professeure d’histoire américaine de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) en lock-out

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Mathieu Plante tenant une pancarte réalisée par Fannie Hamel Thibault lors du rassemblement étudiant contre le lock-out, Trois-Rivières, 7 mai 2018.

Dans la soirée du 1er mai 2018, Journée internationale des travailleurs et travailleuses, le recteur de l’Université du Québec à Trois-Rivières annonçait par voie de communiqué qu’il mettait les 445 professeur.e.s de l’institution en lock-out. Leur convention collective était échue depuis un peu moins d’un an. Ce n’était pas tant la lenteur des négociations ou l’imminence d’une grève qui poussait la direction de l’institution à agir, mais plutôt l’obligation d’embaucher une trentaine de nouveaux professeur.e.s durant l’été. Au pays de Maurice Duplessis, les recteurs n’ont pas peur de prendre des décisions « courageuses et responsables »[1]. Déjà en 2008, l’administration universitaire de l’UQTR avait profité du congé pascal pour mettre ses professeur.e.s en lock-out.

À l’instar de nombreux collègues, j’ai multiplié les gestes illégaux dans la journée du 2 mai : écriture de mon livre, planification des recherches en archives de l’été, correction du travail d’un étudiant à la maitrise, préparation du congrès de l’Institut d’histoire de l’Amérique française qui se tiendra au campus de l’UQTR à Drummondville l’automne prochain. Une journée comme tant d’autres dans la vie d’une professeure en sabbatique. Je me suis dit, ce jour-là, qu’il était grand temps d’assumer pleinement ma liberté académique, d’affirmer haut et fort que dans ce métier, ce qui compte le plus ne se compte pas.

Ce conflit de travail est une opportunité de réfléchir à l’économie politique de la liberté académique dont jouissent théoriquement les professeur.e.s qui évoluent dans le réseau universitaire québécois et canadien. Par économie politique, j’entends ici « l’étude des relations sociales, particulièrement des relations de pouvoir, qui constituent mutuellement la production, la distribution et la consommation des ressources[2]. » À l’université, ces ressources sont les connaissances. Celles que les professeur.e.s possèdent au moment de leur embauche, celles qu’ils et elles acquièrent par la suite, celles qu’ils et elles produisent par leurs travaux de recherche, celles qu’ils et elles transmettent dans leurs cours aux étudiant.e.s de tous les cycles et celles que leurs étudiant.e.s aux cycles supérieurs produisent à leur tour. Ces ressources sont régies par un principe fondamental, soit celui de la liberté académique. Puisque les nouvelles connaissances émergent d’un processus lent de recherche et de création, et puisqu’elles tendent à bousculer l’ordre établi, la liberté académique est indissociable d’un corps professoral permanent, autonome et autogéré comme le rappelait l’UNESCO en 1997. L’enseignement supérieur est un service public, dont le financement « n’est pour l’essentiel profitable qu’à long terme[3]. »

Les augmentations salariales des professeur.e.s ne sont pas un enjeu de la présente négociation. À près de 115 000 $ par année, le salaire moyen d’un.e professeur.e de l’UQTR est élevé par rapport au salaire moyen d’un.e travailleur.euse québécois.e. Il demeure cependant nettement inférieur à celui d’autres docteurs rémunérés par l’État, à commencer par les médecins dont les salaires moyens se situent entre 245 000 $ et 409 000 $. Tout comme les médecins, les professeur.e.s excellent dans leur domaine, mènent de longues études et débutent souvent leur carrière au milieu de la trentaine avec de lourdes dettes. Les deux groupes sont soumis à un rigoureux processus de sélection dans l’attribution des postes, les uns au début de la formation, les autres à la fin. Contrairement aux médecins, qui sont rémunéré.e.s à l’acte selon une hiérarchisation des spécialisations, les professeur.e.s de toutes les disciplines sont rémunérés à partir des mêmes échelles salariales indépendamment des heures travaillées. La rémunération à l’UQTR est fondée sur l’expérience et, dans une bien moindre mesure, sur la performance — ce qu’on appelle la titularisation et qui représente un écart salarial moyen d’au plus 10 %[4].

Au cœur du lock-out à l’UQTR de 2018 se trouve surtout la question du plancher d’emploi, c’est-à-dire un ratio professeur.e/étudiant.e que l’université est tenue de respecter selon la convention collective. Comme le nombre d’étudiant.e.s de l’institution trifluvienne a doublé en dix ans, le nombre de professeur.e.s doit également augmenter. Or, les finances de l’université vont mal. Pour respecter son plan de redressement, l’administration souhaite non seulement diminuer le nombre total de professeur.e.s permanent.e.s, mais également augmenter leur charge d’enseignement[5]. Résultat d’un sous-financement chronique des universités québécoises et de la mauvaise gestion de l’ancienne administration de l’UQTR, ce discours de crise budgétaire quasi permanente relève surtout du phénomène bien documenté de corporatisation des universités[6].

Cette gouvernance à court terme de l’université restreint la liberté académique non seulement par son autoritarisme (comme en témoigne le lock-out), mais encourage la fragmentation et la hiérarchisation de l’enseignement supérieur. Le recours systémique aux personnes chargées de cours en est la plus manifeste démonstration. Leur contribution à la production des connaissances – essentielle, comme en témoignent les tables des matières de nos revues scientifiques – est rarement rémunérée. En contrepartie, la productivité des chercheur.e.s les plus performant.e.s est récompensée par des chaires de recherche, des dégagements de l’enseignement et, de manière informelle, de l’intendance des départements (leur tour vient moins souvent)[7]. Les idées des uns valent plus cher que les idées des autres.

Le syndicat des professeur.e.s de l’UQTR défend le principe de la protection du temps rémunéré dédié à l’acquisition et à la production des connaissances. Les professeur.e.s souhaitent d’abord et avant tout être riches de temps. Du temps pour chercher, lire, réfléchir, écrire et superviser des étudiants aux cycles supérieurs. C’est pourquoi ils ont choisi ce métier. Or, cette quête de connaissances inscrite dans le temps long se conjugue mal avec la culture productiviste au cœur de l’université corporatiste qui évalue la performance des professeur.e.s par des critères quantifiables, comme le nombre de publications ou la valeur des subventions décrochées[8].

Il faut condamner les administrations universitaires d’imposer de tels critères. On ne doit cependant pas oublier qu’ils sont relayés par les pairs, souvent bienveillants, qui veulent s’assurer que leurs nouveaux collègues n’auront pas été de mauvaises embauches. Les postes sont si rares. La pression est indécente sur les jeunes professeur.e.s. J’en ai entendu de toutes sortes. Dans mon université et dans d’autres universités où j’ai enseigné ou voulu décrocher un poste. Des phrases comme « deux articles par année et un livre aux quatre ans » ou « les cours, les recensions et les articles dans les ouvrages collectifs ne comptent pas ». Cette vision absurde de notre métier assure peut-être le succès individuel à court terme (et la survie psychologique), mais elle nuit à la liberté académique. La création de nouvelles connaissances, que ce soit par la recherche en archives ou la préparation d’un nouveau cours, implique un certain gaspillage de temps. « Creativity is the product of “wasted” time » écrivait Albert Einstein[9].

Je suis une professeure lente par tempérament. Surtout quand j’écris. J’envie et j’admire mes collègues qui multiplient les projets et les articles tandis que j’agonise sur mon livre (qui, je vous l’annonce, sera très bon). J’ose rêver qu’il y a de la place pour les uns et les autres à l’université. Je crois comme un nombre grandissant d’observateur.trice.s que l’avenir de l’université passe par l’éloge de la lenteur, autant que par un rejet de la fragmentation et de la hiérarchisation de l’enseignement supérieur. Mes étudiant.e.s ne sont pas des client.e.s ou des employé.e.s. Ce sont des citoyen.ne.s à qui j’enseigne l’histoire des États-Unis, de l’esclavage ou des femmes et que j’accompagne dans la création de nouvelles connaissances en études québécoises. À les voir s’impliquer pour défendre leurs droits dans ce lock-out sauvage – que ce soit en écrivant des lettres, en signant des pétitions, en prenant la parole dans les médias ou en organisant des manifestations – eux aussi assument pleinement leur liberté académique.

Prof de tout cœur, mais pas à n’importe quel prix.

Pour en savoir plus

BERG, Maggie et Barbara K. SEEBER. The Slow Professor: Challenging the Culture of Speed in the Academy. Toronto, University of Toronto Press, 2016, 128 p.

Collectif des ÉGES. Rapport du Collectif aux ÉGES. 2018, 11 p. [En ligne]http://eges.quebec/wp-content/uploads/2018/05/Rapport-du-collectif_EGES-mai-2018-7mai.pdf.

DONOGHE, Frank Donoghue. The Last Professors: The Corporate University and the Fate of the Humanities. New York, Fordham University Press, 2008, 172 p.

GINSBERG, Benjamin. The Fall of the Faculty: The Rise of the All-Administrative University and Why it Matters. Oxford, Oxford University Press, 2011, 288 p.

LEWIS, Jonothan et Jennifer M. PROFFITT. « Sports, Labor and the Media: An Examination of the 2011 NFL Lockout ». Labor Studies Journal, vol. 38, no.4 (2014), p. 300-320.

Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture. « Recommandation concernant la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur ». UNESCO (11 novembre 1997). [En ligne]http://portal.unesco.org/fr/ev.php-URL_ID=13144&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html.

RHODE, Deborah L. Rhode. In Pursuit of Knowledge: Scholars, Status, and Academic Culture. Stanford, Stanford University Press, 2006, 248 p.

TRAHAN, Brigitte. « Lock-out à l’UQTR : ‘’Une décision courageuse et responsable’’ ». Le Nouvelliste (2 mai 2018). [En ligne]https://www.lenouvelliste.ca/actualites/lock-out-a-luqtr-une-decision-courageuse-et-responsable-86114f8fd5348c11bef0be7488ba9332.

WASHBURN, Jennifer. University Inc.: The Corporate Corruption of Higher Education. New York, Basic Books, 2006, 352 p.


[1] Brigitte Trahan, « Lock-out à l’UQTR : ‘’Une décision courageuse et responsable’’ », Le Nouvelliste, 2 mai 2018, en ligne.

[2] Vincent Mosco, cité dans Jonothan Lewis et Jennifer M. Proffitt, « Sports, Labor and the Media: An Examination of the 2011 NFL Lockout »Labor Studies Journal, vol. 38, no.4, 2014, p. 302. La traduction est de l’auteure.

[3] Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, « Recommandation concernant la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur », UNESCO, 11 novembre 1997, section IV.10.d. Ces principes viennent tout juste d’être réaffirmés par les États généraux de l’enseignement supérieur. Voir le rapport de mai 2018.

[4] Au moins une exception à cette règle : les titulaires de chaires de recherche peuvent recevoir jusqu’à 20 % de prime salariale.

[5] Cette augmentation de la tâche passe par l’ajout d’un 5e cours pour le professeur « non actif en recherche » (une demande qui était d’un 6e cours lors du premier dépôt patronal), mais aussi par la diminution de l’accès à des dégagements d’enseignement pour les professeurs qui dirigent beaucoup d’étudiants aux cycles supérieurs.

[6] Pour le Québec, voir le rapport des États généraux de l’enseignement supérieur. Sur le phénomène de corporatisation, voir Benjamin Ginsberg, The Fall of the Faculty : The Rise of the All-Administrative University and Why it Matters, Oxford, Oxford University Press, 2011, 288 p.; Frank Donoghue, The Last Professors: The Corporate University and the Fate of the Humanities, New York, Fordham University Press, 2008, 172 p.; Jennifer Washburn, University Inc.: The Corporate Corruption of Higher Education, New York, Basic Books, 2006, 352 p.

[7] À l’UQTR, comme partout ailleurs, la performance en recherche semble se conjuguer surtout au masculin, les titulaires de chaires étant jusqu’à tout récemment presque tous des hommes (blancs).

[8] Sur les nombreux effets pervers de cette culture productiviste, voir Deborah L. Rhode, In Pursuit of Knowledge : Scholars, Status, and Academic Culture, Stanford, Stanford University Press, 2006, 248 p.

[9] Albert Einstein cité dans Maggie Berg et Barbara K. Seeber, The Slow Professor: Challenging the Culture of Speed in the Academy, Toronto, University of Toronto Press, p. 16.