L’étude des rapports sociaux de sexe dans l’histoire ne peut se faire sans problématisation

Publié le 28 décembre 2013

Par Marie-Hélène Brunet, candidate au doctorat au département de didactique à l’Université de Montréal et chargée de cours[1]

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Dans le cadre de la consultation publique en cours, nous tenons à exprimer notre opinion en nous penchant plus spécifiquement sur la question de la place des femmes dans le programme.

Le document de consultation semble se contredire sur l’apport de l’histoire sociale à l’histoire nationale. Certaines sections laissent croire que ces deux types d’histoire vont de pair, alors qu’ils semblent s’opposer ailleurs dans le document. Cela ne laisse pas envisager une réelle intégration de la « complexité de l’histoire ». Par exemple, à la page 17, on oppose le « cadre national » à « d’autres fils conducteurs comme la transformation des classes sociales ou celle des rapports sociaux de sexe » comme si les deux choses s’opposaient. Femmes et autres minorités peuvent et doivent en effet s’insérer dans l’histoire nationale.

Nous saluons la volonté des auteurs de ce document (p. 15 et p. 17) de faire une place, dans les contenus, aux « rapports sociaux de sexe ». Nous sommes en accord avec le fait que la structure actuelle est « peu cohérente » (p. 17), mais nous ne croyons toutefois pas que les solutions proposées puissent satisfaire les justes attentes exprimées par les auteurs du rapport.

Une étude du programme actuel d’histoire nationale au secondaire quant à l’intégration des femmes a fait l’objet d’un article publié récemment (Brunet, 2013). Les constats y sont alarmants et mettent en garde contre la tentation de définir une liste d’éléments factuels à mémoriser, puisque ceux-ci vont nécessairement à l’encontre de ce que le document nomme « la science historique ». En voici un extrait selon nous révélateur :

Dressons maintenant un bilan statistique de la présence des femmes dans la Progression des apprentissages.  Étant conçu à la manière d’une liste de faits à cocher, le document contient, toutes compétences confondues, 519 éléments de connaissance à maîtriser dans le cours d’histoire et d’éducation à la citoyenneté de 3e et 4e secondaire. Parmi ceux-ci, seuls 27 éléments font référence directement aux femmes en général, à une femme en particulier (par ex., Léa Roback), au mouvement féministe ou encore à un sujet touchant directement les femmes (ex. : la conciliation travail-famille), ce qui constitue un maigre 5 pour cent de la totalité de la matière au programme. De ces 27, seuls 10 éléments exposent clairement les femmes comme agentes, c’est-à-dire qu’elles y jouent un rôle actif et n’y sont pas présentées comme étant soumises à l’État, au climat social ou aux mentalités. Par ailleurs, 63 pour cent des éléments touchant les femmes se retrouvent dans l’étude de la société canadienne contemporaine (après 1867).

Considérant ces chiffres, de même que l’analyse qualitative proposée précédemment, le programme peut-il réellement prétendre amener les élèves à « saisir l’importance de l’action humaine dans le changement social » à envisager les réalités sociales « dans la durée » (MELS, 2006)? Il nous semble que non. De surcroît, nous croyons que cette analyse serait similaire si nous nous étions tournés vers d’autres groupes marginalisés dans l’histoire (ouvriers, immigrants, autochtones). La progression des apprentissages (de même que les contenus du programme d’origine dans une moindre mesure) s’appuie sur la mémorisation d’événements de nature essentiellement politique où l’État, les gouvernements et les lois sont présentés comme moteurs de l’évolution sociale (Lefrançois, Éthier, & Demers, 2011)[2].

 Les auteurs du document de consultation semblent s’enligner vers la rédaction, une fois de plus, d’une liste de « faits », d’une narration imposée. Faut-il rappeler que le ministère a déjà fait ce travail à travers la progression des apprentissages (MELS, 2011)? Or, le document de consultation de novembre 2013 n’y fait absolument pas référence. Et pourtant, les orientations adoptées dans ce dernier nous laissent craindre une démarche sensiblement équivalente par son rappel constant de la nécessité « d’une seule trame narrative » (p. 8).

Il est par ailleurs faux de prétendre que le programme « se veut ostensiblement indifférent au contenu des savoirs » et que les connaissances historiques y « sont largement facultatives » (p. 7). Le programme de 2006, la progression des apprentissages dans une mesure encore plus grande, sans oublier l’examen de 4e secondaire, insistent encore sur des connaissances largement factuelles et politiques dans un cadre national; il n’y a donc pas eu de « crise qui les a emportées ».

La progression des apprentissages est utilisée par les enseignants, et ce, parfois sans référence au programme original (Boutonnet, 2013). Or, la progression des apprentissages évite le questionnement, la problématisation, la prise en compte des événements dans leur complexité. Notre crainte est qu’en insistant à nouveau sur une trame narrative fixe, le « nouveau programme » proposé retombe dans le même panneau.

Par ailleurs, l’intégration des femmes dans une trame narrative n’est pas à prendre à la légère. Elle implique de nombreuses possibilités de faire dévier le récit de manière à stéréotyper ou à négliger le rôle des femmes dans l’histoire (c’est le cas de l’actuelle progression des apprentissages). Voici quelques exemples (tirés de Brunet, 2013) :

  • Le risque d’essentialiser les rôles des hommes et des femmes dans l’histoire en les présentant comme des catégories homogènes et immuables;
  • Le risque d’utiliser des termes contestés ou même réfutés par la communauté scientifique (ex : matriarcat);
  • Le risque de ne présenter qu’une facette de la vie des femmes (ex. : insister sur le rôle reproducteur);
  • Le risque de présenter les femmes (tout comme d’autres groupes opprimés) comme des victimes ayant peu de recours sur leur situation;
  • Le risque de présenter l’évolution des droits comme extérieure aux luttes des opprimés, en insistant plus sur le rôle des lois et de l’État, ou encore de l’évolution des mentalités (entités impalpables pour les élèves);
  • Le risque de présenter les mouvements de libération (ex. : mouvements féministes) comme étant isolés dans le temps (comme une « vague »).
  • Ces différents obstacles ont été identifiés par des historiens (Alridge, 2006; Baillargeon, 1995; Dumont & Lanthier, 1998; Lamoureux, 1991) et par des didacticiens dont les recherches empiriques ont démontré leurs effets négatifs sur la compréhension de l’histoire et du présent que se font les élèves (Alton-Lee et al., 1993; Barton, 1997; 2001; 2012;Peck, Poyntz, et Seixas, 2011; Seixas, 1993; Vansledright, 1997).

Nous tenons à démentir l’affirmation du document de consultation selon laquelle la part attribuée à l’histoire sociale serait trop importante dans le programme à partir de 1900 (p. 15); les rapports de genre y sont présents de manière tout aussi partielle et n’y sont pas, contrairement aux intentions du programme, présentées comme des phénomènes s’inscrivant dans la durée. Par exemple, le mouvement féministe s’y situe dans la très courte durée (comme l’un des éléments de la modernisation du Québec), sans aucune référence à l’oppression vécue dans les décennies et les siècles précédents. C’est, selon nous, une vision bien étroite de l’histoire sociale qui rend possible une interprétation où l’histoire sociale serait prédominante (alors qu’elle ne l’est pas) dans le programme à partir de 1900. Les femmes, comme d’autres groupes, continuent d’y apparaître « comme un bloc monolithique et culturellement figé » (p. 13).

Dans un autre ordre d’idées, les auteurs du document de consultation dénigrent un programme qui ferait trop place « aux impératifs du présent » (p. 3) et ils dénoncent le libellé ministériel voulant que l’histoire permette de « découvrir que le changement social est tributaire de l’action humaine » (MELS, 2006 et p. 10 du document de consultation). Ils disent pourtant vouloir « offrir à l’élève la possibilité de s’inscrire dans le temps long de sa communauté et, par là, de la comprendre et de s’y inscrire en tant que sujet de cette histoire » (p. 2). Cela n’implique-t-il pas nécessairement la problématisation, partie prenante des compétences au programme, et que le document conteste?

C’est là où le bât blesse. Les compétences (qui gagneraient néanmoins à être davantage expliquées, mises en contexte, assorties d’exemples, voire traduites ou modifiées dans le programme) ne sont pas « extérieures à la discipline historique » (p. 7). Elles y sont au contraire étroitement reliées. Enseigner l’histoire ne devrait pas être « transmettre le résultat » (p. 2). Il est faux de croire qu’un programme basé sur une trame narrative fixe pourra répondre aux besoins d’une « mémoire partagée » (p. 15). Comment peut-on prétendre qu’il sera même possible de « se limiter à des interprétations valides » (p. 15)? Les responsables de la consultation croient-ils réellement qu’ils aboutiront à une trame narrative « objective » et « consensuelle »? La « science historique » elle-même se base sur la « discussion » du passé, sur des interprétations « toujours fragile[s] et changeant[es] » (p. 2). Ils devront faire des choix, et ces choix laisseront nécessairement de côté des pans entiers de la recherche universitaire. Des pans entiers qu’une pédagogie de l’histoire fondée sur la problématisation permettrait, selon nous, d’aller rejoindre. Par ailleurs, celle-ci peut se faire à l’intérieur du « cadre national ».

Par exemple, plutôt que les « angles d’entrée », le programme ne pourrait-il pas proposer pour chacun des événements ou des thèmes étudiés une série de problématiques à soumettre aux élèves? Ces problématiques pourraient permettre aux élèves d’aborder la complexité des enjeux historiques et permettre d’inclure les groupes opprimés plus souvent négligés dans une trame narrative nationale.

Les débats en histoire ne sont-ils pas nécessaires et sains, tout comme le sont les débats sur les programmes? Prétendre qu’un nouveau programme viendra taire ces querelles est non seulement irréaliste, mais non souhaitable! Ces débats font évoluer la discipline historique et font évoluer la didactique de l’histoire. Se remettre en question, regarder le passé et le présent sous un angle critique, se défaire des idées reçues et des préjugés, n’est-ce pas des habiletés que nous souhaitons voir chez nos universitaires, mais aussi chez nos élèves?

À la lecture du document, on comprend qu’une nouvelle trame narrative permettrait d’illustrer « les contradictions [que l’histoire] a engendrées, les acteurs qu’elle a opposés, […] le temps long de nos conflits ». Or, c’est la problématisation qui, selon nous, est le propre de la « science historique », et non l’apprentissage d’une narration. C’est la problématisation qui permet aux élèves de partir de leur présent, mais aussi de s’en détacher, pour comprendre le passé dans sa complexité, de faire preuve d’empathie, de faire des liens avec leur vécu, leur nation, leur présent. Et cela n’est pas faire preuve de « présentisme » ni d’anachronisme. Les historiens partent constamment du présent dans leur quête de compréhension du passé; tous, sans exception, problématisent. C’est ce qui leur permet de choisir les traces pertinentes, de les analyser de façon valide et de débattre de leurs interprétations respectives et des preuves sur lesquelles se base leur argumentaire. C’est justement à travers la variété des récits, la prise en compte de positions diverses, le questionnement sur le rôle des différents acteurs dans l’histoire que les élèves seront en mesure de se détacher de leur présent, de comprendre les phénomènes dans leur durée, de prendre en compte l’hétérogénéité des groupes et des acteurs historiques; et cela, une seule trame narrative imposant une « sélection explicite des principaux faits » (p. 19) ne saurait le faire à elle seule.

Pour en savoir plus

ALRIDGE, Derrick P. « The limits of master narratives in history textbooks: An analysis of representations of Martin Luther King, Jr »Teachers College Record, vol. 108, no 4 (avril 2006), p. 662-686.

ALTON-LEE, Adrienne, Graham NUTHALL et John PATRICK. « Reframing Classroom Research: A Lesson from the Private World of Children ». Harvard Educational Review vol. 63, no 1 (1993), p. 301-337.

BAILLARGEON, Denyse. « Des voies/s parallèles. L’histoire des femmes au Québec et au Canada anglais (1970-1995) ». Sextant, no 4 (1995), p. 133-168.

BARTON, Keith C. « « Bossed Around by the Queen »: Elementary Students’ Understanding of Individuals and Institutions in History ». Journal of Curriculum and Supervision, vol. 12, no 4 (été 1997), p. 290-314.

BARTON, Keith C. « A Sociocultural Perspective on Children’s Understanding of Historical Change: Comparative Findings from Northern Ireland and the United States ». American Educational Research Journal, vol. 38, no 4 (décembre 2001), p. 881-913.

BARTON, Keith C. « Agency, choice and historical action: How history teaching can help students think about democratic decision making ». Citizenship Teaching and Learning, vol. 7, no 2 (avril 2012), p. 131-142.

BOUTONNET, Vincent. Les ressources didactiques : typologie d’usages en lien avec la méthode historique et l’intervention éducative d’enseignants d’histoire au secondaire. Thèse de doctorat, Université de Montréal, 2013, 205 p.

BRUNET, Marie-Hélène. « Une histoire sans les femmes est une histoire désengagée ». HistoireEngagee.ca (22 novembre 2013). [En ligne] https://histoireengagee.ca/?p=3741.

DUMONT, Micheline et Stéphanie LANTHIER. « Pas d’histoire les femmes ! Le féminisme dans un magazine québécois à grand tirage : L’actualité, 1960-1996 »Recherches féministes, vol. 11, no 2 (1998), p. 101-124.

LAMOUREUX, Diane. « Idola Saint-Jean et le radicalisme féministe de l’entre-deux-guerres »Recherches féministes, vol. 4, no 2 (1991), p. 45-61.

LEFRANÇOIS, David, Marc-André ÉTHIER et Stéphanie DEMERS. « Jalons pour une analyse des visées de formation socio-identitaire en enseignement de l’histoire ». Dans ÉTHIER, Marc-André, David LEFRANÇOIS et Jean-François CARDIN, dir. Enseigner et apprendre l’histoire : manuels, enseignants et élèves. Québec, Presses de l’Université Laval, 2011, p. 59-93.

Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport. Programme de formation de l’école québécoise. Chapitre 7. Enseignement secondaire, deuxième cycle. Québec, Gouvernement du Québec [En ligne]http://www1.education.gouv.qc.ca/sections/programmeFormation/secondaire2/.

Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport. Progression des apprentissages au secondaire : Histoire et éducation à la citoyenneté 3e et 4e secondaire. Québec, Gouvernement du Québec, 2011. [En ligne]http://www.mels.gouv.qc.ca/progression/secondaire/histoire2/.

PECK, Clara L., Stuart R. POYNTZ et Peter SEIXAS. « Agency’ in students’ narratives of Canadian History ». Dans PERIKLEOUS, Lukas et Denis SHEMILT, dir. The Future of the Past: Why History Education Matters. Nicosia, Association for Historical Dialogue and Research, 2011, p. 253-282.

SEIXAS, Peter. « Historical Understanding among Adolescents in a Multicultural Setting ». Curriculum Inquiry, vol. 23, no 3 (automne 1993), p. 301-327.

VANSLEDRIGHT, Bruce. A. « And Santayana Lives On: Students’ Views on the Purposes for Studying American History ». Curriculum Studies, vol. 29, no 5 (1997), p. 529-558.


[1]Le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport a lancé, en novembre 2013, une consultation visant le renouvellement de l’enseignement de l’histoire du Québec. Dans le cadre de celle-ci, les organisations et personnes intéressées par l’enseignement de l’histoire ont été invitées à déposer un mémoire afin de présenter leur point de vue sur la question. Le texte ci-dessus est l’un des mémoires déposés lors de cette consultation.

[2] Marie-Hélène Brunet, « Une histoire sans les femmes est une histoire désengagée »HistoireEngagee.ca, 22 novembre 2013, en ligne.