L’héritage ambigu de la Révolution tranquille. Entretien avec Michel Biron

Publié le 10 janvier 2017

Par Vincent Lambert

Version PDF

Vincent Lambert : Est-il tout à fait juste d’affirmer que la Révolution tranquille représente, encore aujourd’hui, une sorte d’âge d’or de la littérature québécoise ?

Michel Biron[1] : Jusqu’à preuve du contraire, oui, la Révolution tranquille constitue toujours l’âge d’or de la littérature québécoise. Pourquoi ? Parce qu’elle coïncide parfaitement avec le projet même de ce qu’on appelle, depuis la Révolution tranquille justement, la « littérature québécoise ». Avant, on parlait de littérature canadienne-française. Après, on continuera de parler de littérature québécoise, mais l’expression n’ira plus de soi, elle ne sera plus qu’une « coquille vide » pour reprendre l’expression proposée par Pierre Nepveu.

Il faut préciser aujourd’hui ce qu’elle recouvre : y met-on la littérature québécoise de langue anglaise ? que fait-on des écrivains francophones du reste du Canada ? Au-delà de la question des limites plus ou moins extensibles du corpus, l’expression « littérature québécoise » nous renvoie inévitablement aux années 1960, qui ont donc un statut fondateur. On peut bien sûr relativiser ce statut en rappelant par exemple que les choses sont loin d’avoir commencé en 1960, contrairement à un certain discours propre aux écrivains de cette période, ceux qui, tel Hubert Aquin, tournent alors résolument le dos à la littérature canadienne-française, à la « fatigue culturelle du Canada français ». Mais même en corrigeant l’idée d’auto-engendrement, même en soulignant, comme nous avons nous-mêmes tenté de le faire dans notre Histoire de la littérature québécoise, que les œuvres célébrées dans les années 1960 ont souvent été écrites avant la Révolution tranquille, même en atténuant la portée de la soi-disant coupure de 1960, il reste que les œuvres littéraires qui paraissent vers 1965 font date. La littérature de cette période fait événement comme elle ne l’avait jamais fait jusque-là au Québec, comme elle ne le fera plus par la suite. On pourrait dire de nos années 1960 ce que Jean-Paul Sartre disait du Siècle des Lumières : « Le XVIIIe siècle reste la chance, unique dans l’histoire, et le paradis bientôt perdu des écrivains français[2]. »

Les mêmes raisons que celles invoquées par Sartre peuvent d’ailleurs être invoquées pour expliquer ce petit miracle : il suffit à l’écrivain québécois « de défendre son métier pour servir de guide aux aspirations de la classe montante.[3] » Il est en effet frappant de voir avec quelle rapidité les écrivains emblématiques de la Révolution tranquille, les Hubert Aquin, Marie-Claire Blais et Réjean Ducharme, trouvent leur public : ils sont attendus, désirés, littéralement dévorés par une classe de jeunes hommes et femmes particulièrement instruits, en pleine ascension sociale, nés à la faveur du baby-boom de 1945. La liberté revendiquée par les écrivains d’alors, liberté à l’égard des vieilles valeurs canadiennes-françaises, mais aussi à l’égard de la langue française, des formes littéraires canoniques ou plus généralement du pouvoir traditionnel, cette liberté trouve des résonances politiques immédiates, et ce bien au-delà de la seule affirmation nationale. Si les œuvres littéraires québécoises sont presque instantanément lues à l’étranger, c’est qu’elles s’inscrivent dans une sorte de grand récit d’émancipation qui inclut aussi bien les Noirs aux États-Unis que les nombreuses cultures en voie de décolonisation, notamment dans le monde francophone. Tout cela crée une conjoncture exceptionnelle.

Vincent Lambert : Si nous parlons de leur temps comme d’un âge d’or, dans quelle mesure ces écrivains seraient-ils nos maîtres ?

Michel Biron : Il faut distinguer entre l’effet d’ensemble, c’est-à-dire celui que produit l’expression « Révolution tranquille », et l’ascendant des écrivains pris séparément. C’est le mouvement général de cette période qui nous fascine surtout : nous sommes nostalgiques de l’effervescence propre à ces années magiques, nostalgiques notamment de la place centrale qu’ont eue les écrivains dans la collectivité, nostalgiques également de l’attente formidable exprimée par des lecteurs de plus en plus nombreux et qui permettait aux auteurs de se sentir profondément désirés. Si certains disent éprouver de la déception à l’égard de cet aggiornamento faussement émancipateur, ce serait être de mauvaise foi que de ne pas reconnaître la force de séduction qu’a exercée et que continue d’exercer cette passion réciproque des écrivains et de leur société.

Je crois que notre rapport aux écrivains eux-mêmes et aux œuvres est toutefois différent, plus complexe, plus distant aussi. Les noms de Gaston Miron, Hubert Aquin, Réjean Ducharme, Marie-Claire Blais ou Jacques Ferron sont associés pour plusieurs Québécois à des lectures scolaires : leurs œuvres sont enseignées parmi les « classiques » de la littérature québécoise, au sens national du terme. De ce point de vue, elles forment un bloc et suscitent une adhésion globale : elles nous sont léguées comme des preuves irréfutables de la grandeur de notre culture, des œuvres qui ne sont pas seulement le reflet de leur époque mais qui ont joué un rôle capital dans l’émancipation collective, des œuvres qui ont participé au grand récit historique, etc. Cela dit, dès qu’on entre dans les textes, c’est une autre paire de manches. Je ne crois pas qu’aucun de ces écrivains n’ait réellement cru qu’il serait un maître aux yeux des générations suivantes.

Le cas le plus intéressant est sans doute celui de Jacques Ferron, élevé au rang de maître par Victor-Lévy Beaulieu. Durant les années 1960, Ferron a l’aura du grand aîné et le jeune VLB lui consacrera un de ses essais biographiques, comme il le fait pour Hugo, Kerouac et Melville et comme il le fera plus tard pour Joyce et Nietzsche. Mais Ferron, lui, ne s’est jamais voulu un maître et il a tout fait pour décourager VLB de le considérer ainsi. Un maître est-il encore un maître s’il se récuse, s’il conteste sa propre autorité ? Chez Ferron, ne l’oublions pas, c’est le fils qui engendre le père, selon une formule qu’on trouve dans Le Saint-Élias mais qui vaut pour l’ensemble de son œuvre.

Miron ? Il est le poète national par excellence, celui que Dany Laferrière cite avec éloquence au moment d’entrer à l’Académie française, celui que Pierre Karl Péladeau cite (mal) lorsqu’il devient le chef du Parti québécois. Mais Miron est moins un maître qu’un frère, un compagnon, une figure légendaire : il incarne une certaine idée de la poésie – idée qui mourra dans la gloire en même temps que lui, ce que symboliseront les funérailles nationales auxquelles il a droit en 1996.

Aquin ? Personne ne le voit comme un maître. C’est l’éternel révolutionnaire. Il écrit comme un dieu, mais sa prose froide et survoltée ne suscite aucun disciple direct. Catherine Mavrikakis s’en réclamera dans Ça va aller, mais c’est surtout pour l’opposer à Ducharme et pour revendiquer une sorte de radicalité politique qui tient à sa vie tragique plus qu’à ses romans ou à ses essais.

Ce n’est pas un hasard si elle s’en prend à Ducharme. De tous les écrivains de la Révolution tranquille, il est le seul qui a de vrais disciples. C’est le romancier qu’on va prendre plaisir à imiter, au point où certains critiques s’en prendront à ses épigones, à ces « sous-Ducharme » qui se projettent dans des personnages adolescents immatures et qui se complaisent dans les jeux de mots. Il y a une langue de Ducharme parfaitement reconnaissable. Ce serait toutefois un immense contresens que de voir en Ducharme un maître au sens de modèle, de donneur de leçon, d’autorité littéraire. S’il incarne si bien la liberté propre à la nouvelle littérature québécoise qui se met en place durant les années 1960, c’est justement parce qu’il se moque de toutes les hiérarchies symboliques, les anciennes comme les modernes – il se moque même de ceux qui, tel Gide, se vantent de ne pas aimer le mot « hiérarchiser » (voir le début du Nez qui voque). Chaque mot, chaque idée, chaque valeur, il vous les retourne à l’envers, surtout les mots qui sont déjà à l’envers (comme « contre-culture » qui devient « contre-culture de consommation »). De là son côté unique et difficilement imitable malgré ses émules. Il y a bien sûr un formidable héritage laissé par Ducharme, mais cela ne fait pas de lui un maître au sens où on emploie ce terme en pensant à Flaubert ou Mallarmé.

Les autres romanciers novateurs de la Révolution tranquille, comme Gérard Bessette, Jean Basile ou Jacques Godbout paraissent aujourd’hui plus lointains, plus isolés. Seule exception : Marie-Claire Blais, mais c’est surtout, voire exclusivement grâce à Une saison dans la vie d’Emmanuel, roman qu’on relit encore aujourd’hui avec bonheur. Il est symptomatique qu’elle-même se soit éloignée rapidement de ce roman plein de vie et d’humour pour aller vers une écriture plus militante et plus poétique dans laquelle le rire a disparu. L’humour, on l’a peu remarqué, a été central dans l’élan romanesque des années 1960 au Québec. Par-delà les audaces formelles et les résonances politiques qui sont bien sûr importantes, cet humour profond, libérateur et non dénué de sens tragique a joué un grand rôle dans la transformation du roman québécois. Cela explique peut-être en partie pourquoi ce roman se soucie peu de se penser comme un programme esthétique, de faire souche, de s’installer dans la durée. L’esprit de sérieux lui est étranger.

C’est dire que la Révolution tranquille des écrivains s’oppose à ce qui définit habituellement le concept de maître au sens fort du terme, c’est-à-dire la légitimité d’une autorité antérieure, mais aussi le principe d’une certaine maîtrise (de soi, de sa langue, de ses émotions). Ferron, Miron, Aquin, Ducharme et Blais ne veulent rien savoir de la maîtrise propre au métier d’écrivain et c’est en cela qu’ils incarnent le mieux une certaine liberté à l’égard des codes et des traditions littéraires.

Vincent Lambert : Est-ce dire que la Révolution tranquille et les écrivains qui y sont associés ne sauraient constituer un héritage pour l’écrivain d’aujourd’hui ? Rien n’est transmis, sinon justement le refus du maître ?

Michel Biron : L’exemple de Ducharme le montre bien : ce qui se transmet ne se réduit pas au simple « refus » du maître. Il faut insister d’ailleurs sur le fait que le rapport à un maître ne suppose ni adhésion forte ni refus péremptoire. Refuser le maître, cela supposerait qu’il existe un maître, ce qui, comme je l’ai dit, ne me semble pas être le cas. On ne peut pas refuser ce qui, de toute manière, ne s’impose pas ou très peu. Mais à défaut du maître au sens « vocationnel » du terme, on peut penser qu’il existe certains équivalents « laïques » si je peux dire : les écrivains de cette période apparaissent, aux yeux de plusieurs contemporains, comme des pionniers, des bâtisseurs, des ouvreurs de chemins, des premiers de cordée. Ce sont eux qui ont « fondé » la littérature québécoise au sens moderne de l’expression et on se réfère constamment à eux à ce titre. Ils ont été les premiers à écrire en joual (Major, Tremblay, Godin, etc.), les premiers aussi à refuser d’écrire en joual (le même Major, Ferron, etc.), les premiers à écrire mal et à en être fiers (Ducharme), à « vécrire » (Godbout), à écrire des non-poèmes (Miron), à clamer « écrire me tue » (Aquin), à parodier le roman de la terre (Blais), à écrire des poèmes érotiques (Paul-Marie Lapointe), à faire de la « nouvelle critique » (Brochu, Bessette), etc. Je ne parle même pas ici des bases de l’institution littéraire qui ont été jetées au même moment, ni du principe nouveau de l’intervention de l’État (un État jusque-là absent ou presque des affaires littéraires et culturelles en général), ni du fait que la littérature d’ici entre finalement par la grande porte dans les programmes scolaires suivant l’une des recommandations du célèbre rapport Parent, ni des nombreuses rencontres internationales qui permettent aux écrivains d’ici de fréquenter des écrivains d’un peu partout, ni des nombreuses manifestations publiques de la littérature qui ont lieu à cette époque. Jamais auparavant la littérature d’ici ne s’était exposée de façon aussi ostentatoire, portée non seulement par la forme traditionnelle du livre, des revues ou des journaux, mais aussi par des magazines de contre-culture, par des chansons populaires, par des manifestes politiques, tout cela relayé, amplifié par la radio et la télévision.

À ce propos, il est frappant de voir que la littérature en pleine ébullition ne semble pas connaître de division entre la culture lettrée, celle que Fernand Dumont appelle au même moment la culture « seconde », et la culture populaire (ou « première »). Je le note parce qu’il s’agit aussi, selon moi, d’un héritage de la Révolution tranquille dont on peut lire la trace chez de nombreux écrivains contemporains marqués par ce que le sociologue anglais Scott Lash appelle la « dédifférenciation » typique de la postmodernité. Le domaine culturel n’est plus « auratique », note ce sociologue en s’inspirant des essais de Walter Benjamin sur la perte d’aura; c’est dire que l’art et la littérature ne sont plus des activités extravagantes, coupées des autres sphères d’activités sociales au sens large. Il faudrait développer beaucoup plus longuement cette idée, mais je ne peux m’empêcher d’observer qu’au Québec nous entrons dans cette postmodernité « dédifférenciée » comme si nous y avions toujours été, comme si l’art et la littérature n’avaient jamais eu le temps d’acquérir l’aura dont Baudelaire a jadis raconté la perte. Chez nous, il s’agit moins d’une perte que d’une absence historique : l’écrivain québécois n’a jamais bénéficié d’une telle aura de sorte que la situation contemporaine, loin de lui paraître une rupture par rapport à une expérience antérieure, lui semble normale et même relativement banale.

Cela dit, si l’écrivain contemporain se reconnaît pleinement dans les audaces et la ferveur des écrivains de la Révolution tranquille, s’il lui arrive souvent comme on l’a dit d’envier la situation privilégiée de ces écrivains prodigieusement inspirés, portés par l’Histoire, il y a un point majeur sur lequel il faut insister en terminant, un point qui sépare radicalement l’écrivain contemporain de ses illustres prédécesseurs. Ce point, on pourrait le résumer ainsi : les écrivains de la Révolution tranquille ont écrit comme s’ils étaient les premiers écrivains « modernes » du Québec et, pour cela, ils ont fait comme si la littérature canadienne-française n’existait pas. Ducharme a beau lancer impérativement : « Restons en arrière, avec Crémazie, avec Marie-Victorin, avec Marie de l’Incarnation », ça ne change rien. Vadeboncoeur, Aquin et, a fortiori, les écrivains de la nouvelle génération, font table rase des textes littéraires canadiens-français d’avant 1960. Les grands aînés Saint-Denys Garneau, Anne Hébert, Gabrielle Roy ou Rina Lasnier sont relégués sur les seconds rayons ou au grenier, là où range les vieilles choses, les bibelots qui ne servent plus à rien. L’écrivain type de la Révolution tranquille croit fermement qu’il y a « Une tradition à inventer », selon le titre d’une conférence prononcée durant l’année scolaire 1967-1968 par le critique Georges-André Vachon. L’absence de tradition constitue la prémisse de cette « littérature qui se fait » (Gilles Marcotte). Or, cette prémisse me semble disparaître chez les écrivains québécois d’aujourd’hui. Pour eux, il n’y a pas à choisir entre la modernité d’Aquin et celle de Saint-Denys Garneau ou d’autres auteurs appartenant à la « vieille » littérature canadienne-française. On peut même se réclamer à la fois du folklore et de la modernité, ce qui aurait été impensable aux yeux de Vachon. Si l’on suit ce raisonnement, il en découle un paradoxe intéressant : l’écrivain contemporain reconnaît que la Révolution tranquille est parvenue à inventer une tradition, mais il refuse ce qui est à la base même de cette « tradition à inventer » (soit sa force de rupture, la liquidation du passé littéraire, jugé folklorique et désuet). Autrement dit, il célèbre l’inventivité de la Révolution tranquille, mais il rejette sa négativité constitutive, et plus encore son arrogance naïve, sa prétention d’incarner le matin du monde, son mépris de ce qui n’est pas absolument moderne. Pour l’écrivain contemporain, il n’y a pas à choisir entre l’héritage de la Révolution tranquille et d’autres traditions qui semblaient à l’époque contradictoires : nous ne sommes plus à l’ère d’une tradition à inventer, mais de traditions plurielles à recycler.

Pour en savoir plus

BIRON, Michel, François DUMONT et Élisabeth NARDOUT-LAFARGE. Histoire de la littérature québécoise. Montréal, Boréal, 2007, 700 p.

SARTRE, Jean-Paul Sartre. Qu’est-ce que la littérature ? Paris, Gallimard, 1948, coll. « Idées NRF », 384 p.


[1] Michel Biron est professeur à l’Université McGill.

[2] Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948, coll. « Idées NRF », p. 124.

[3] Ibid., p. 135.