L’histoire des Noirs : aujourd’hui, demain et toujours

Publié le 22 février 2023

Simplice Ayangma est enseignant-chercheur au département d’Histoire de l’Université de Yaoundé 1 (Cameroun) et chercheur postdoctoral Banting à l’université Bishop’s à Sherbrooke (Canada).

Ce texte est né à la suite de la célébration en grande pompe en février 2022, du « mois de l’histoire des Noirs ». Pour animer ce mois spécialement dédié à cette histoire incontestablement « à part », les responsables du bureau de la recherche de mon université d’accueil m’ont demandé de bien vouloir, dans un message court de 200 caractères environ, dire ce que je pensais d’une telle célébration. À dire vrai, je découvrais, stupéfait, qu’une telle célébration existait tant elle est méconnue des publics académiques africains dont je suis issu. La relative méconnaissance de cet événement à l’échelle du continent africain ne tient pas au fait de lacunes cognitives ou intellectuelles en rapport avec cette célébration, mais simplement qu’ici, il n’existe aucune manifestation dédiée à une quelconque histoire des Noirs.

Une recherche rapide sur la question a en effet permis de relever qu’à ce jour, seuls quatre pays dans le monde – les États-Unis (depuis 1976), le Royaume-Uni (en 1987), le Canada (en 1995), et l’Irlande (2010) – commémorent effectivement ce mois. Ceci amène à s’intéresser de plus près, au contexte dans lequel cette célébration a émergé, et à comprendre comment et pourquoi elle demeure une spécificité occidentale, notamment dans les pays de l’Amérique du Nord, où l’esclavage fit jadis, ses effets les plus dévastateurs. Au Canada par exemple – pour ne citer que ce cas – l’esclavage des Africains auquel il convient d’ajouter l’esclavage autochtone, fut à tous égards, un moyen légal qui contribua à faire fonctionner l’économie coloniale[1]. Très prisé par les colons et les commerçants européens à partir de 1600, celui-ci perdura jusqu’à son abolition dans l’Amérique britannique en 1834. L’esclavage fut donc le socle du commerce international canadien[2].

Qui pourrait nier que les États-Unis et le Canada sont aujourd’hui encore fortement marqués par leur identité de la période esclavagiste et coloniale ? Ce marqueur a, en grande partie du moins, motivé l’adoption d’un calendrier de célébration du « Noir », qui inclut, outre le Martin Luther King Day, le Black History Month. Si ces célébrations ont pour ambition de faire de la connaissance de l’histoire esclavagiste et coloniale un pan connu de l’histoire des pays qui les pratiquèrent jadis, elles méritent aujourd’hui, plus que jamais, d’être re-questionnées.

Au-delà des enjeux surtout politiques que ces célébrations soulèvent pour la mémoire officielle, il faut dire qu’elles parviennent le plus souvent à la mise en concurrence des mémoires communautaires, que ce soit dans les Amériques, en Europe, ou ailleurs dans le monde. Il se pose donc l’urgence d’une réflexion sur la demande sociale et intellectuelle relative à de telles commémorations, qui prennent le contre-pied des positions occidentales – et plus clairement américaines et européennes – sur la question. Cette démarche est d’autant plus intéressante qu’elle permettrait de contrebalancer les vues des tenants d’une histoire des vainqueurs, dont l’Occident a très souvent voulu se faire le relais.

Les origines du Black History Month (BHM) aux États-Unis remontent à 1926, lorsque l’historien afro-américain Carter G. Woodson[3], aidé par son Association for the Study of Negro Life and History (ASNLH), décida de créer une semaine qui serait entièrement consacrée à l’histoire du peuple noir des États-Unis. En mettant ainsi en place sa Negro History Week, Woodson entendait offrir au peuple américain, une vision autre, que celle généralement transmise dans les livres d’histoire, dont la plupart voyaient dans les humains rendus esclaves, des êtres dénués d’âmes, « sans génie », et « éternellement dépendants du bon vouloir de leurs maîtres », et en leurs descendants, des individus « dévalorisés[4] ». Woodson pensait en effet que les « Noirs » n’avaient pas été reconnus pour leur contribution à la société et que le monde devait mieux le comprendre. Il s’agissait en effet de contrer les stéréotypes négatifs attachés au passé des anciens esclaves et de leurs descendants, dans l’optique d’affermir la fierté de la « race noire » au travers de son héritage, en stimulant du même coup le respect des « Blancs » pour leurs compatriotes de couleur[5].

En créant en 1926 sa Negro History Week, Woodson espérait faire de ce court moment une célébration annuelle. Il entendait aussi encourager un enseignement généralisé et coordonné de l’histoire des « Noirs » dans les écoles publiques, ce qui justifie à plusieurs égards, la publication de Mis-Education of the Negro[6], son ouvrage de référence, portant sur l’impact des relations raciales sur l’éducation et les mentalités des Afro-américain.e.s. Produit en opposition à une approche misérabiliste et d’auto-culpabilité dont étaient frappés les siens, l’ouvrage de Woodson défendait enfin les victimes d’une ségrégation institutionnalisée, en vue de rétablir leur dignité humaine et offrir les possibilités d’une reconnaissance de leurs droits fondamentaux.

La principale spécificité de cette œuvre de Woodson, « père de l’histoire afro-américaine »[7], est qu’il engage ses successeurs (Rayford Logan, Alrutheus Ambush Taylor, Charles Wesley, etc.[8]) à dépasser les postures victimaires et les identités tragiques. Elle permet de paver la voie des Black Studies dont la symbolique est avant tout construite autour de dates, de personnages-clés, etc. Cette entrée dans l’histoire à partir d’une date ou d’un personnage spécifique, et matérialisée dès février 1926 par la Negro Week History, était en réalité faussée ou du moins biaisée. On ne saurait le reprocher aux activistes de cette heure-là, puisqu’il fallait bien commencer quelque part. La Negro Week History, pour sa part, est célébrée jusqu’en 1976, date à laquelle le gouvernement américain – comme par charité – décide d’étendre la semaine au mois entier. Cette « faveur » est obtenue à l’occasion du bicentenaire de la déclaration d’indépendance des États-Unis, au cours de laquelle le mois de février est choisi comme celui qui devra désormais favoriser la célébration de la mémoire des « Noirs » : c’est la Black History Month (BHM).

Le choix du mois de février se justifie du point de vue de Woodson par le fait qu’il permettait de rendre hommage à deux figures essentielles dans l’écriture d’une histoire de l’esclavagisme américain. Il s’agit avant tout du président Abraham Lincoln – né le 12 février 1809 – qui signa la Proclamation d’émancipation de 1863, rendant anticonstitutionnel l’esclavage dans les États du Sud de l’Amérique Il s’agit également du cas de Frederick Douglass – né officiellement le 14 du même mois en 1818 –, esclave qui prit la fuite en 1838 pour devenir, par la suite, l’un des plus grands défenseurs de la cause anti-esclavagiste.

L’initiative de Woodson est à saluer, puisqu’elle a permis de reconnaître l’apport des descendant.e.s d’esclaves à la culture nationale américaine. Partie intégrante de l’histoire officielle des Amériques, l’idée derrière le BHM est timidement reprise par d’autres sociétés esclavagistes, et notamment européennes. En France par exemple, les noms comme Victor Schœlcher, ou Toussaint Louverture sont constamment évoqués lorsqu’on fait référence à la mémoire de l’esclavage. Ici aussi, le débat semble osciller autour de deux dates principales, et notamment : 1794 et 1848, dates qui obéissent à deux processus d’abolition bien distincts. Si la première abolition, qui intervient en février 1794, fait suite à la Révolution de 1789 et octroie la citoyenneté aux « hommes de couleur », elle manque toutefois d’effectivité car, combattue dans les colonies. C’est ainsi que l’esclavage est réintroduit par Napoléon en 1802. La seconde abolition est celle enfin obtenue par Schœlcher en 1848.

Les Anglais, pour leur part, décidèrent dès 1807 d’interdire la traite négrière et entreprirent la surveillance des côtes dans l’optique d’appréhender les bateaux négriers engagés dans la poursuite du commerce. Ils seraient les premiers à avoir mis un terme à ce trafic en 1833, bien avant le Danemark (1847), la France (1848) et les États-Unis (1865), etc. Ces histoires officielles ignorent le plus souvent – volontairement ou non – les efforts des populations esclavagisées dans le processus d’abolition, depuis leurs zones d’origine jusqu’à leurs lieux de captivité comme l’analyse du reste, l’historienne genevoise Aline Helg[9].

Si ces différentes abolitions méritent aujourd’hui d’être célébrées et leurs différent.e.s auteurs et autrices glorifié.e.s, il reste pertinent de rappeler que de simples dates, et\ou quelques individus pris singulièrement ne sauraient rendre compte des processus dans lesquels ces abolitions sont intervenues. Cela n’explique pas non plus la manière dont l’esclavage, en tant que pratique multi-scalaire, a impacté les communautés noires toutes entières, ou largement contribué à l’essor des économies qui l’ont expérimenté. Ne retenir que quelques dates, ou du moins – un mois spécifique dans l’année – pour célébrer l’histoire des « Noirs », ou ne se focaliser que sur certains abolitionnistes (à l’instar de Lincoln, Douglas, Schœlcher ou Louverture) fait en effet se croiser des histoires nationales occidentales (notamment américaines et européennes) – donc celles des vainqueurs – qui laissent croire qu’un tel exercice suffirait à rendre justice à l’ensemble de la communauté noire déshumanisée pendant plusieurs siècles. Que Nenni !

Rappelons qu’une célébration de l’histoire des « Noirs » dans le contexte où elle a été théorisée et implémentée par Carter G. Woodson et les autres qui lui ont succédé, semble en tout point de vue, bien justifiée. Woodson entendait en tout cas offrir « un espace du calendrier à l’histoire des Noirs[10] ». Ce faisant, ce pionnier de l’histoire mémorielle de l’esclavage saisissait à bon escient les nécessités et surtout, les opportunités qui permettaient, à lui et à ses semblables, de s’émanciper d’une histoire américaine qui ne leur offrait ni considération ni reconnaissance. Convenons avec Boukari-Yabara que l’histoire des États-Unis est celle d’une double civilisation (blanche et noire) dans laquelle les antagonismes ne pouvaient être résolus que sur le plan historique et\ou politique, à partir d’une étude et d’une valorisation plus ou moins égale. Si cette histoire insiste sur les combats individuels et des dates spécifiques, elle semble, en revanche, ignorer les luttes opérées sur la longue durée et les revendications communautaires qui ont permis aux populations esclavagisées de s’affranchir, et surtout, de contribuer au développement économique et culturel de l’ensemble des sociétés esclavagistes.

Vu sous cet angle, le combat mené par Woodson et ses successeurs semble aujourd’hui déplacé. Il l’est d’autant que la reconnaissance d’un mois de l’histoire des « Noirs » relevait avant tout d’une institutionnalisation empathique qui visait prioritairement à apaiser, à moindre frais, une partie assez infime des revendications politiques de la communauté noire de l’Amérique[11]. La célébration de nos jours d’un mois pour l’histoire des Noirs (BHM), instituée en 1976 aux États-Unis, apparaît, en effet, à plusieurs égards, comme décontextualisée dans la mesure où elle réédite, consciemment ou non, l’histoire de la supposée « suprématie blanche » puisqu’elle tend à revivifier les réalités d’une société américaine – au moins en apparence – surannée. S’il est évident que les célébrations – quelles qu’elles soient – ne sont en réalité que la « première étape de la reconnaissance effective d’un événement »[12], il reste constant que le BHM n’est que le commencement d’un processus inachevé qu’il conviendrait de parachever.

Si consacrer un mois dans l’année pour l’histoire des « Noirs » relève en effet de cette sorte de connaissance et surtout de reconnaissance, il s’agit bien là d’une forme de reconnaissance négative, ou du moins incomplète, qui continue de placer l’autre (le/la « Noir.e ») aux antipodes de l’humanité. Or, parce que racialisante, cette célébration est par essence dévalorisante. La monopolisation de ce débat sur la célébration de l’histoire des « Noirs », par quelques nations seulement – et occidentales en l’occurrence – et donc par celles mêmes qui en sont les moins concernées, montre bien pourquoi les choses n’ont pas évolué jusque-là. Il s’agit pourtant d’un débat commémoratif global dont devrait s’approprier l’ensemble de la composante mondiale aujourd’hui, et plus encore, celle qui devrait en être la plus intéressée.

En assignant un seul mois dans l’année à la célébration de l’histoire des « Noirs », on semble agir comme si cette histoire n’était pas en train de s’écrire. Tout porte aussi à croire que les « Noirs » ayant contribué une fois à l’histoire d’une certaine humanité, ont cessé de le faire, ou alors qu’ils ne le font que le temps d’un seul « mois », et une fois le mois passé, ils cessent d’y apporter leur contribution. Si on a l’honnêteté de reconnaître que l’histoire des « Noirs » n’est pas en marge de l’histoire globale de l’humanité, malgré sa spécificité, on reconnaîtra aussi qu’un seul mois dans l’année pour la célébrer est très largement insuffisant. Il faut cesser de mettre l’accent sur ce mois, pour le porter sur l’année tout entière, comme l’appelait déjà de son temps, et de tous ses vœux, Joe Conner alors vice-président de la Black Students Union de l’University of Southern California. « Chaque jour de notre vie devrait être noir[13] », conclut-il.

Si ce cri d’orfraie de Conner semble n’avoir pas fait assez d’échos, il reste plus que jamais d’actualité. C’est dire que l’espoir reste grand pour que le BHM parvienne un jour à transpirer aux normes de toutes les histoires célébrées quotidiennement[14], afin que le monde entier puisse marquer un autre pas vers plus d’égalité et de justice, et davantage de compréhension mutuelle entre toutes les civilisations qui peuplent notre planète. Le temps exige, en tout cas, que quelque chose de nouveau puisse se produire, et ce n’est pas la prolifération des Black Studies, des African Studies ou encore plus largement, l’étude des diasporas noires – appréhendées dans une perspective globale plutôt que simplement américaine – dans les universités occidentales qui aujourd’hui, le démentirait[15]. Ces études doivent d’ailleurs largement y contribuer. L’histoire des « Noirs » doit être comme les autres histoires du monde, célébrée et enseignée quotidiennement. Célébrer l’histoire des « Noirs » au quotidien, serait un grand pas vers plus de justice raciale, et donc vers la justice sociale tant recherchée. Et ce n’est pas trop demander. Le faire saurait garantir la jouissance d’un plein droit, et c’est d’ailleurs un droit inaliénable !


[1] Amadou Ba, L’histoire oubliée de la contribution des esclaves et soldats noirs à l’édification du Canada (1604-1945), Québec, Éditions Afrikana, 2019.

[2] Natasha Henry, « Esclavage des Noirs au Canada », L’Encyclopédie canadienne, 16 juin 2016, [en ligne] consulté le 17 février 2022, https://thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/black-enslavement, voir aussi Dorothy Williams, « Olivier Le Jeune », in L’Encyclopédie canadienne, 23 janvier 2020, [en ligne], consulté le 17 février 2022, in https://thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/olivier-le-jeune

[3] Jacqueline Goggin, Carter G. Woodson: A Life in Black History, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1993.

[4] Amzat Boukari-Yabara, « Black History Month et journée de Célébration. L’institutionnalisation de la mémoire de la Traite Négrière, de l’esclavage et de son abolition aux États-Unis, et en France à partir du calendrier », in Revue Asylon(s), N°4, mai 2008, Institutionnalisation de la xénophobie en France, consulté le 16 janvier 2023, URL : http://www.reseau-terra.eu/article731.html.

[5] Nicolas Martin-Breteau, « Le Black History Month : Réhabilitation historique, reconnaissance politique », La vide des idées, février 2015 [en ligne] consulté le 18 janvier 2023, in https://www.lavidedesidees.fr

[6] Carter G. Woodson, The Mis-Education of the Negro, The Associeted Publishers, 1933.

[7] « Dr Carter G. Woodson, le précurseur de l’histoire afro-américaine », in Agora Africaine, janvier 2022 [en ligne] consulté le 20 janvier 2023, in https://www.agoraafricaine.info/2022/02/01/dr-carter-g-woodson-le-precurseur-de-lhistoire-afro-americaine/

[8] Pero Gaglo Dagbovie, The Early Black History Movement, Carter G. Woodson, and Lorenzo Johnston Greene, Urbana, University of Illinois Press, 2007.

[9] Aline Helg, Plus jamais esclave ! De l’insoumission à la révolte, le grand récit d’une émancipation (1492-1838), Paris, Éditions La Découverte, 2016.

[10] Amzat Boukari-Yabara, « Black History Month et journée de Célébration ».

[11] Nicolas Martin-Breteau, « Le Black History Month ».

[12] Amzat Boukari-Yabara, « Black History Month et journée de Célébration ».

[13] Henry Louis Gates Jr., « Shouldn’t Every Day Be “Black History Month”? », The Root, 3 février 2014 [en ligne] consulté le 19 janvier 2023, in https://www.theroot.com/shouldn-t-every-day-be-black-history-month-1790874435

[14] Henry Louis Gates Jr., « Shouldn’t Every Day Be “Black History Month”? ».

[15] Robert S. Boynton, « Black Studies Today; Out of Africa, and Back », The New York Times, April 14, 2002 [en ligne] consulté le 19 janvier 2023, in https://www.nytimes.com/2002/04/14/education/black-studies-today-out-of-africa-and-back.html