L’unicité des Jeux olympiques : une perspective sportive

Publié le 17 janvier 2017

Par Serge Gaudreau, chargé de cours à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke

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Pourquoi s’intéresse-t-on autant aux Jeux olympiques ? La question revient inévitablement tous les quatre ans, ou plutôt tous les deux ans depuis que la formule de l’alternance entre Jeux d’été et Jeux d’hiver a été adoptée au début des années 1990.

La diversité des réponses reflète les multiples facettes du phénomène. Pour les uns, plus curieux que passionnés, le faste de l’événement en constitue l’attrait principal. L’impressionnante logistique l’entourant – coûts, participation, envergure des sites de compétition, etc. – frappe l’imaginaire, même de ceux qui s’intéressent peu au sport. La magnitude et l’omniprésence médiatique des Jeux les rendent même incontournables pour ceux qui cherchent à les ignorer ou qui considèrent ce déploiement pompeux comme une distraction futile et coûteuse.

Il va de soi que, pour d’autres, l’enjeu sportif prédomine, la perspective de voir les meilleurs à l’œuvre dans un contexte compétitif poussé à son paroxysme. L’athlète est au cœur de tout, par la dimension humaine de son parcours certes – ce dont les médias font le point focal de leurs reportages –, mais surtout par la performance qu’il va livrer. À leurs yeux, les olympiques sont d’abord et essentiellement une célébration sportive, une sélection à la carte originale dont la diversité et le niveau n’a pas d’équivalent.

Sans être férus de sport, d’autres sont captivés par la beauté de cette jeunesse qui se dépasse et dont les efforts sont porteurs d’un idéal d’excellence, d’une incitation à aller au bout de ses rêves. Jeunesse qui lorsqu’elle parade derrière les drapeaux, lors des cérémonies d’ouverture, ou dans un désordre relatif, lors de la fermeture, laisse planer l’utopie d’un monde meilleur. Pendant deux semaines, les conflits se régleront aux points ou avec un chronomètre et se solderont par une accolade ou une poignée de main.

Sentiment auquel se greffe celui de communier avec le reste de la planète, de voir en dépit des frontières, des différences de sexe, de langue, de race ou de religion, émerger un dénominateur commun capable de rassembler les peuples. Sentiment susceptible aussi d’amener celui qui est témoin des Jeux à croire qu’il s’inscrit dans quelque chose de plus grand que lui, dans l’espace comme dans le temps.

Participe à ce sentiment la riche histoire du mouvement olympique, tant dans sa version originale que moderne, qui se compte non pas en décennies, mais en siècles. L’image de ces athlètes venus de partout, mais réunis autour du drapeau à cinq anneaux, représente toujours une des plus fortes d’une humanité faisant rêver, capable de marcher côte à côte lorsqu’un idéal commun l’inspire. À cet égard, il n’y a rien de comparable à l’atmosphère entourant les Jeux olympiques.

Ce qui n’empêche pas le patriotisme, voire le chauvinisme, de colorer aussi les Jeux, comme il imprègne les autres compétitions internationales. Cette fois, la vibration semble cependant plus intense, exacerbée par des moments forts comme la remise des médailles, avec la montée des drapeaux, ou des pratiques comme le classement des pays. L’intérêt accordé à celui-ci est d’ailleurs tel que, pour certains, la récolte de « leurs » athlètes devient un indicateur permettant d’évaluer l’état de leur nation, mieux que ne le font le taux de croissance de l’économie, la qualité des programmes sociaux ou la réussite de « leurs » étudiants lors d’épreuves internationales en mathématiques ou en chimie.

Pourquoi alors s’intéresser aux Jeux olympiques ? Pour un peu de tout cela, sans doute. Et évidemment, nous le rappelons, beaucoup à cause du temps et de la place que leur consacrent les médias, un élément déterminant dans ce monde où l’information circule tous azimuts. À cet égard, ne pas jeter un coup d’œil, même rapide, aux Jeux, peut presque être interprété comme une expression de marginalité. Cette présence est d’autant plus incontournable que, parties prenantes de l’aventure, les médias électroniques, et les commanditaires qui les soutiennent, sont plus que de simples observateurs des Jeux dont les enjeux commerciaux sont énormes.

Néanmoins, les Jeux olympiques ne seraient pas ce qu’ils sont sans deux autres facteurs qui, bien que mentionnés à l’occasion, ne sont, selon nous, pas suffisamment considérés lorsque vient le temps de répondre à notre question de départ. En effet, on peut se demander ce qu’il resterait de la singularité des Jeux olympiques d’été et d’hiver s’ils ne se déroulaient pas sur une période de temps aussi courte, d’une part, et s’ils ne revenaient pas tous les quatre ans, de l’autre. Considérations moins émotives et plus « terre à terre » que celles énumérées plus tôt, il faut en convenir, mais qui méritent que l’on s’y attarde.

Une quinzaine sans équivalent

La tenue de 307 épreuves et la remise de 974 médailles en seulement 15 jours confèrent aux Jeux olympiques de Rio une place unique dans le monde du sport[1]. Aucune autre compétition ne vient près d’offrir autant de finales aussi relevées en un si court laps de temps. Ce feu roulant, dont le déroulement respecte une séquence éprouvée lors de plusieurs éditions – EX. gymnastique et natation la première semaine, athlétisme et finales des sports d’équipe pendant la seconde –, est conçu de façon à ce que chaque journée soit marquée par le dénouement de plusieurs disciplines, garantissant un intérêt rapide et soutenu. En comparaison, les Championnats du monde d’athlétisme de Beijing de 2015 comptent 47 épreuves sur 9 jours, alors que l’on en dispute 75 pendant ceux de natation tenus sur deux semaines à Kazan, du 24 juillet au 9 août 2015.

Cette concentration est d’autant plus remarquable qu’elle contraste avec la tendance lourde dans le monde sportif : celle d’étirer la durée des compétitions le plus longtemps possible de façon à maximiser les entrées aux événements et les lucratifs revenus télévisés et publicitaires. La phase finale de la Coupe du monde de football constitue un bel exemple. Entre ses débuts, en 1930, et 1998, année où commence la formule en vigueur actuellement, le nombre d’équipes est passé de 13 à 32, et celui des joutes de 18 à 64[2] (en 2026, le tournoi comptera 48 équipes et 80 parties !). Autre statistique éloquente : alors que 38 parties au total ont été disputées lors du tournoi de 1978 en Argentine – il y a à peine 40 ans –, le premier tour de la Coupe du monde de 2014, au Brésil, en comptait à lui seul 48. Ce n’est qu’après qu’ont commencé les 16 parties de la phase d’élimination directe, celle au cours de laquelle le gagnant continue sa route et le perdant rentre à la maison.

Ne nous méprenons pas. Ce constat n’est pas un jugement sur la pertinence d’ajouter des pays ou des matchs à cette compétition, ou une critique des motivations commerciales derrière cette expansion. Notre but est simplement de prendre acte du fait que, contrairement à celui des Olympiques, le cadre de cet événement sportif phare sur la scène internationale a connu un élargissement significatif ; tant en ce qui touche le nombre de parties que la durée (de 17 à 28 jours entre 1930 et 2014).

Autre exemple : le tournoi de fin de saison de basketball de la National Collegiate Athletic Association (NCAA), ou March Madness, qui glue les Américains à leur téléviseur chaque année. La formule utilisée, celle d’un tournoi à élimination simple, joue pour beaucoup dans cet engouement. Elle n’a pas été modifiée. En revanche, le nombre d’équipes invitées a explosé. Limité pour la dernière fois en 1974 aux champions des différentes conférences, il s’élevait alors à 25. Il a ensuite connu une ascension fulgurante, passant à 32, l’année suivante, puis à 48, en 1980, et à 64 en 1985. En conséquence, alors que 24 parties suffisaient pour déterminer un champion en 1974, en 1985 il fallait en disputer 63, et maintenant 67. Tout cela, comme pour la Coupe du monde de football, afin d’en arriver à une seule finale couronnant un unique champion.

Plus d’épreuves entraîne davantage de recettes, de visibilité et de revenus publicitaires. Dans le cas du tournoi de la NCAA, le nombre de spectateurs aux parties a bondi de 154 112 (1974) à 422 519 (1985). Sans parler de la valeur du contrat de télévision, qui tournait autour de 700 millions de dollars annuellement en 2014 et a été renégocié à la hausse depuis[3]. À cet égard, il ne s’agit pas de faire preuve d’angélisme à l’endroit du mouvement olympique. Les Jeux ont, eux aussi, des objectifs de croissance ambitieux. Certains diront démesurés. Par contre, sur le plan compétitif, la durée de l’événement fixe des balises incontournables.

Le cas du basket-ball l’illustre bien. Malgré la popularité de ce sport, le tournoi olympique masculin n’a pas connu d’expansion depuis 1976. En fait, la formule est restée exactement la même, avec un nombre de parties comparable (34 en 1976, 38 en 2016). Ce qui assure à la plupart des rencontres un certain intérêt.

Un autre exemple est celui du hockey sur glace masculin. Lors des premiers Jeux d’hiver de 1924, 16 parties servent à départager les 8 équipes impliquées[4]. Puis, le nombre d’affrontements atteint la trentaine, avant la guerre, et même la quarantaine, avec une douzaine d’équipes, entre 1988 et 1994.

L’ascenseur ne peut toutefois aller plus haut. En effet, même s’il est important pour le mouvement olympique de « meubler » les Jeux d’hiver afin d’améliorer leur potentiel commercial, il ne peut aller plus loin avec le hockey sur glace, pourtant une des disciplines les plus suivies. Le nombre de joutes diminue même à partir des olympiques de 1998, avant de se fixer à 30 en 2010. Parmi les facteurs expliquant cette décision, il y a l’arrivée des hockeyeurs professionnels qui sont au cœur de leur saison régulière.

Comme dans le cas du basket-ball, la durée du tournoi reste néanmoins l’élément déterminant. Pour le remporter, le champion doit disputer 6 rencontres en 11 jours, peut-être même 7 selon son classement dans la ronde initiale. Aux yeux de plusieurs, ce calendrier serré, pour un sport aussi exigeant que le hockey sur le plan physique, dépasse déjà l’entendement.

En empêchant d’étirer la sauce, l’échéance olympique de deux semaines contribue donc à assurer à chaque partie, ou, à tout le moins, à la plupart des parties, un enjeu significatif. Qui devient déterminant lorsque débute la phase éliminatoire.

Pour assurer sa croissance, le mouvement olympique a d’autres options. Le nombre de disciplines et d’épreuves en est une. L’augmentation de celles qui sont accessibles aux femmes aussi. Il n’y a pas d’ambiguïté à ce niveau. Entre les premiers Jeux de l’après-guerre, en 1948, et les plus récents, en 2014 et 2016, le nombre de médailles d’or décernées a plus que doublé pour les olympiques d’été, de 138 à 307, et augmenté de 450 pour cent pour celles d’hiver, de 22 à 99.

Le choix des nouvelles disciplines – curling, planche à neige, etc. – ou l’ajout d’épreuves à l’intérieur de disciplines au programme – 50 mètres libre à la natation, plongeon synchronisé, etc. – fait parfois l’objet de débats musclés. Que l’on apprécie leur présence ou non importe cependant peu ici, car leur addition ne modifie pas la durée de l’événement, restée stable à 15 jours. Au demeurant, elles ne font qu’ajouter d’autres finales au programme, contribuant à enrichir l’offre sportive sans altérer le fonctionnement des disciplines en place (excluant bien entendu celles qui sont disparues en cours de route).

À cause de cet horaire chargé, des finales sont prévues du premier au dernier jour. Cette approche tranche radicalement avec ce qui est la référence des sportifs nord-américains : les interminables saisons des ligues professionnelles qui font les manchettes à longueur d’année. Le modèle le plus familier aux Québécois, celui de la Ligue nationale de hockey (LNH), est révélateur. Lorsque l’époque de la LNH à 6 équipes prend fin, en 1966-1967, la saison régulière compte 210 parties. Ce qui est déjà pas mal. Mais 50 ans plus tard, il faut attendre la conclusion de 1230 joutes[5], étalées sur près de 6 mois, pour savoir non pas qui est le champion, mais qui prendra part aux séries éliminatoires.

En comparaison, aux JO, les amateurs peuvent assister à des finales moins de 24 heures après le début des cérémonies d’ouverture ! L’expérience olympique d’un athlète se joue peut-être même à ce moment, sa seule épreuve se déroulant, et se terminant, dès la première fin de semaine des Jeux.

Le contraste entre cette réalité et celle du sport professionnel saute aux yeux. Les circuits majeurs doivent déployer des trésors d’imagination pour convaincre les amateurs qu’une partie de saison régulière a un impact sur le sort de leurs favoris, même si ceux-ci en disputeront 80 et plus avant les séries éliminatoires. S’ils y participent.

Et même ces dernières, qui dans le cas du hockey ou du basketball s’étendent maintenant sur des mois, ne réussissent pas toujours à maintenir le suspens, en dépit du support de stratégies de marketing étoffées et d’une presse complaisante qui en redemande. On le comprend : il a fallu 91 parties de séries en 2015-2016 avant que la coupe Stanley ne soit décernée aux Penguins de Pittsburgh, alors que 30 ont suffi pour déterminer le gagnant de la médaille d’or olympique à Sotchi, en 2014.

Les JO est les ligues professionnelles ont le même objectif : vendre des émotions. Convaincre l’amateur que l’événement présenté mérite que l’on s’y arrête, que les athlètes qu’il va voir à l’œuvre n’ont d’autre choix que de se donner à fond puisque ce qui va se produire pourrait bien être le moment décisif de leur saison. Peut-être même de leur carrière.

À cet égard, les JO ont tout de même plusieurs longueurs d’avance. Pas évident de se passionner pour la poursuite en vélo, un combat de taekwondo ou le concours équestre quand on ne connaît rien à ces disciplines. L’importance de l’enjeu et la proximité du dénouement de la compétition deviennent alors des contrepoids efficaces, susceptibles de rendre intrigant ce qui, en temps normal, aurait fait zapper l’amateur profane. Regarder de l’aviron à longueur d’année ? Suivre de bout en bout le circuit de la Coupe du monde de ski acrobatique ? Bof. S’intéresser à une compétition dont on connaîtra la conclusion d’ici quelques minutes, quelques heures ou, au plus, quelques jours ? C’est une autre histoire. Et cela, les olympiques peuvent l’offrir.

Misant sur d’autres supports pour vendre son produit en saison régulière, le sport professionnel renoue un peu avec cet esprit dans les dernières semaines du calendrier, avant de jouer cette carte à fond dans les séries éliminatoires. Comme si le reste n’était qu’un long prélude aux « choses sérieuses ». « Choses sérieuses » que la LNH – comme la National Basketball Association (NBA), la National Football League (NFL) et les Ligues majeures de baseball d’ailleurs – , a tout de même pris soin d’étirer au fil des ans, ajoutant des quarts de finale (1967-68), puis une ronde préliminaire (1974-75), avec à l’origine un maximum de 3, puis de 5 et de 7 parties (1986-87).

La 7e joute d’une série, indépendamment de la ronde disputée, devient alors le symbole de ce que le sport offre de meilleur : l’affrontement ultime au terme duquel le vainqueur avancera et le vaincu rentrera dans ses terres les mains vides. La presse recourt aux titres les plus racoleurs pour décrire cet instant de grâce, la tension qui l’entoure et l’enjeu en découlant. Oubliant momentanément le parcours interminable qui l’a précédé !

Comment un athlète se prépare-t-il pour le 7e match d’une série ? Comment peut-il composer avec les attentes qui l’accompagnent sans laisser la pression l’accabler au point de perdre ses moyens dans le feu de l’action ? Cela, les olympiens doivent l’apprendre vite. Car eux sont conscients, bien avant d’approcher du site de leur compétition, que leur sort va se jouer rapidement. Qu’une fois sur place, le compte à rebours les séparant des moments qui vont définir « leurs » Jeux va se lire en journées et en heures, pas en semaines. Encore moins en mois !

Des vétérans des circuits professionnels étonnent en évoquant la fébrilité qui les habite toujours au début d’un camp d’entraînement, d’une partie inaugurale ou même d’une joute pré-saison. Que ressent alors un boxeur qui, après 4 ans à en avoir fait l’objectif central de sa vie, se retrouve finalement dans l’arène face à son premier adversaire ? Sachant qu’il doit canaliser tout ce qu’il sait, et tout ce dont il est capable, en ces quelques minutes, mais en sachant également que celles-ci le séparent de dire « mission accomplie » ou de vivre un des instants les plus pénibles de sa vie. Dans un cas comme dans l’autre, un jugement qui pourrait bien lui coller longtemps à la peau.

Plongeurs, judokas, gymnastes, kayakistes : cette tension s’applique à tous, même lorsqu’il s’agit d’une étape préliminaire. Chargées d’électricité, les rondes de qualifications peuvent d’ailleurs déstabiliser les athlètes les plus rompus, le mot « formalité », que l’on ne prononce qu’après-coup, ne provenant généralement que de la bouche de ceux qui décrivent les épreuves, rarement de ceux qui les vivent.

Cette proximité entre l’épreuve et le résultat peut être grisante. Peu connu sur la scène internationale, l’Américain Billy Mills passe du jour au lendemain à la postérité en 1964 en décrochant l’or aux 10 000 mètres, choisissant ce moment propice pour pulvériser sa meilleure marque personnelle. La conquête de l’or au slalom géant par la skieuse canadienne Kathy Kreiner à Innsbruck, en 1976, est tout aussi surprenante : en 10 ans sur le circuit, elle ne remporta qu’une seule épreuve de la Coupe du monde, en 1974[6]. Et que dire de la victoire des États-Unis sur l’Union soviétique lors de la phase finale du tournoi de hockey sur glace des Jeux de Lake Placid en 1980, ou de celle du lutteur greco-romain Rulon Gardner en 2000 contre le presque invincible russe Aleksandr Karelin. Pour un soir, une course, une partie, l’ordre des choses peut être bouleversé.

La médaille a également un revers. Même si leur suprématie est bien établie dans leurs épreuves respectives, les coureurs à pied Ron Clarke et Jim Ryun, des athlètes bardés de records, sont incapables d’accéder à la plus haute marche du podium lors des Jeux au cours des années 50, 60 et 70. Le sort est également cruel pour le skieur alpin canadien Ken Read. Un des rares athlètes de son pays à aspirer aux grands honneurs à Lake Placid, en 1980, celui-ci voit sa seule course des Jeux, la descente, se terminer brusquement à cause d’un bris d’équipement. Le tout s’est joué en une quinzaine de secondes. Quinze secondes !

Il se trouve alors beaucoup d’amateurs, habitués à la logique du sport professionnel, pour rappeler qu’une seule course ne reflète pas la valeur d’un athlète. Que s’il y avait 2 ou 3 essais en descente, Read aurait pu glaner l’or. Que 9 fois sur 10 Karelin serait venu à bout de Gardner, peut-être même facilement. Enfin, que si les hockeyeurs universitaires américains avaient affronté les Soviétiques dans une série 4 de 7 en 1980, ces derniers auraient remis les pendules à l’heure et fait payer chèrement leurs tombeurs d’un soir pour leur impertinence. Ce qui est défendable.

Mais dans le monde olympique, cette approche n’a pas voix au chapitre. Les règles du jeu sont claires et acceptées par tous. Personne ne penserait à remettre en question la légitimité de ces victoires ou de ces titres sous prétexte qu’ils ont été décernés au terme de compétitions durant quelques jours, quelques heures… ou quelques minutes. En fait, cette importance accordée à une épreuve aussi ciblée dans le temps permet plutôt de renouer avec l’essence du sport, si une telle chose existe.

Entre savoir qui sont les meilleurs après un calendrier de 80 parties et deux mois de séries éliminatoires, et savoir qui sont les meilleurs à un instant précis, en fonction duquel tout le monde a axé sa préparation, il y a peu à choisir. À ce niveau, la quinzaine des Jeux demeure un modèle. Et tant que ceux-ci se limiteront à un calendrier de deux semaines, ils resteront garants d’émotions intenses et uniques ; d’histoires humaines troublantes et authentiques susceptibles de captiver n’importe qui, les amateurs de sport comme le grand public.

Être le meilleur au bon moment

Bien que déterminante dans la passion suscitée par les Jeux, cette concentration dans le temps le serait moins sans un autre élément. L’intérêt porté aux Olympiques, comme celui accordé à la Coupe du monde de football, repose en effet aussi sur la période de quatre ans séparant chaque édition. En comparaison des Championnats du monde, qui se déroulent annuellement ou aux deux ans, ou des séries de fin de saison des circuits professionnels, qui reviennent sur une base annuelle, le cycle de quatre ans donne aux Jeux olympiques une perspective différente jouant pour beaucoup dans l’engouement qu’ils suscitent.

À ne pas en douter, les athlètes sont envahis par les émotions lorsqu’ils remportent un titre majeur, que ce soit un championnat du monde ou un événement prestigieux comme le Masters, au golf, Wimbledon, au tennis, ou les 500 milles d’Indianapolis, en course automobile. Mélange d’exaltation face au travail accompli, mais aussi, et beaucoup, sentiment de soulagement d’avoir réussi à inscrire au moins une fois son nom sur ces palmarès qui comptent tant d’appelés et si peu d’élus.

Pour les athlètes aspirant sérieusement aux grands honneurs dans ces sports, les occasions de retomber rapidement sur leurs pieds sont toutefois nombreuses. D’une part, dans des sports comme le golf et le tennis, les autres tournois du grand chelem offrent trois autres possibilités d’obtenir un titre majeur au cours de la même année.

D’autre part, le cycle d’un an séparant les compétitions d’envergure permet à celui qui y participe de revenir à la charge plusieurs fois au cours d’une carrière. La marge de manœuvre pour ceux qui évoluent dans les sports d’équipe, avec un seul championnat à la fin de l’année, est plus limitée. Au hockey et au baseball professionnel, par exemple, la carrière moyenne d’un joueur est d’environ 5 saisons. Là-dessus, il ne participera aux séries de fin de saison qu’environ 1 année sur 2, parfois moins, parfois plus, selon l’équipe avec laquelle il évolue. Avec en moyenne 2 ou 3 participations aux éliminatoires, il serait donc tentant de déduire que le joueur de hockey ou de baseball professionnel est dans une situation comparable à celle des olympiens.

Cependant, ces statistiques tiennent compte de tous les membres d’un circuit professionnel donné. Or, plusieurs joueurs ne disputeront qu’une seule saison sous la grande tente – plus de 20 pour cent dans le cas de la LNH – et une forte proportion ne prendra jamais part aux séries – plus de 40 pour cent selon une étude[7]. Ce qui tend à réduire la moyenne.

Mais pour les meilleurs, comme le sont les olympiens, la réalité est différente. On peut parler pour eux de 8 à 12 chances, parfois même plus, d’être au départ d’une saison et, par le fait même, dans la course pour un titre.

Encore une fois, cette fenêtre varie selon les sports. Depuis le début de l’ère Open, le plus jeune champion d’un tournoi du grand chelem a 17 ans, le plus âgé 37. Pour l’Indy 500, la fourchette va de 22 à 47 ans, alors que dans l’ère moderne du golf, le plus jeune champion d’un des quatre titres majeurs avait 21 ans et le plus âgé 48.

Comme nous l’avons vu pour les sports d’équipe, l’écart peut aussi varier. Il y a des cas extrêmes. Des légendes des sports d’équipe comme Ty Cobb (baseball), Dan Marino (football) et Marcel Dionne (hockey) sont aujourd’hui connus, en plus de leurs exploits, pour le fait qu’ils n’ont jamais remporté la Série mondiale, le Super Bowl ou la coupe Stanley. Ils ont pourtant évolué respectivement 24, 17 et 19 saisons au plus haut niveau.

Il va de soi que, lorsqu’ils sont actifs, même les meilleurs joueurs ne savent pas toujours s’ils reviendront d’un tournoi ou d’une saison à l’autre. Une part d’incertitude subsiste pour tous. De plus, certaines disciplines olympiques, comme les sports équestres ou le curling, sont tout à fait accessibles à des athlètes plus âgés. Le cas d’Éric Lamaze, vainqueur en 2016 de la médaille de bronze en saut d’obstacles à 48 ans, vient à l’esprit. Il faut aussi considérer les athlètes, comme les nageurs ou les gymnastes, qui peuvent être éligibles à plusieurs finales lors d’une seule édition des Jeux.

Comparer la situation des meilleurs athlètes professionnels avec celle des olympiens demeure néanmoins difficile. Pour ces derniers, l’incertitude entourant chaque participation aux Jeux est encore plus grande. À cet égard, l’écart de 4 ans entre deux présentations pèse lourdement dans la balance. En effet, l’athlète professionnel, même celui qui n’évolue que pendant 5 saisons au plus haut niveau, disputera probablement celles-ci pendant qu’il est à son apogée.

Pour l’olympien, la cible est plus serrée. Advenant une première présence à l’âge de 21 ans – c’est le cas du sprinter Usain Bolt –, il peut envisager deux, peut-être trois participations au meilleur de sa forme. Un quatrième rendez-vous, à 33 ans, est déjà beaucoup plus hasardeux. En ce sens, participer aux Jeux est une chose, y participer alors que l’on est en pleine possession de ses moyens en est une autre.

À supposer que l’athlète puisse même y avoir accès. N’oublions pas que seule l’élite des différentes disciplines atteint les Jeux. Le chiffre de 11 000 athlètes et plus présents à Rio impressionne, mais il faut le décliner entre les deux sexes, puis entre les 28 sports et les 306 épreuves au programme. La compétition des super-lourds en haltérophilie, par exemple, n’implique que 23 athlètes, alors qu’à la boxe, dans la même catégorie, on ne compte que 18 participants.

Pour en faire partie, il faut d’abord franchir l’étape des qualifications nationales ou internationales, ou alors atteindre des standards très élevés. Avant qu’Al Oerter (1956-1968) ou Carl Lewis (1984-1996) ne remportent 4 médailles d’or dans 4 Jeux consécutifs, respectivement au lancer du disque et au saut en longueur, ils ont d’abord dû se classer aux sélections américaines. Ce qui n’est pas une mince tâche. Peut-être le plus grand sprinter de sa génération, Lewis n’a pu se qualifier qu’à deux reprises (1984, 1988) sur l’équipe des États-Unis dans les épreuves de 100 et 200 mètres.

Et la marche demeure élevée. À la boxe, en 2016, aucun Américain ne s’est classé pour les Jeux chez les lourds et les super-lourds, des catégories où le pays de l’Oncle Sam avait pourtant l’habitude de collectionner les médailles.

D’autres facteurs peuvent entrer en ligne de compte. Les boycotts de 1976, 1980 et 1984 ont mis fin au rêve de milliers d’athlètes pour qui il aurait s’agit d’une unique participation ou d’une excellente chance de médaille aux Jeux. C’est le cas de plusieurs coureurs africains à Montréal. Le destin fut également impitoyable pour la spécialiste du saut en hauteur canadienne Debbie Brill, retenue au pays par le boycott des Jeux de Moscou, en 1980, alors qu’elle figure parmi les favorites.

Parmi les meilleurs marathoniens de leur époque, les coureurs à pied québécois Édouard Fabre et Gérard Côté ont possiblement été privés d’une consécration olympique par la suspension des Jeux, l’un en 1916, l’autre en 1940 et 1944, à cause des conflits mondiaux[8]. C’est dans un contexte plus difficile que Côté, maintenant âgé de 35 ans[9], se présente finalement aux Jeux de Londres, en 1948, où il termine 17e. Pour lui, comme pour d’autres, le manque de timing a été déterminant.

La poisse peut également prendre la forme d’une blessure inopportune. Rival acharné du légendaire Jesse Owens, qu’il défait à quelques reprises au sprint et au saut en longueur, l’Américain Eulace Peacock est tenu à l’écart des Jeux de Berlin, en 1936, par une blessure l’empêchant de se qualifier[10]. Tombeur du boxeur poids lourd cubain Teofilo Stevenson à deux reprises en compétitions internationales, le Soviétique Igor Vysotsky voit pour sa part ses ambitions olympiques entravées peu avant les Jeux de 1976 par une coupure subie à l’entraînement. Le sort est moins brutal pour le patineur de vitesse Gaétan Boucher. Victime d’une grave blessure à une cheville en mars 1983, celui-ci a pu profiter d’une période de récupération suffisante. Si cet incident était survenu à l’automne suivant, Boucher aurait-il pu être au top à Sarajevo en février 1984 et devenir le premier athlète de son pays à récolter trois médailles, dont deux d’or, dans les mêmes Jeux ? Un rendez-vous historique aurait été manqué.

Ce qui nous rappelle une des exigences incontournables des Jeux : la capacité à atteindre son meilleur niveau à un moment précis, puis être en mesure de s’exprimer dans des épreuves cernées dans le temps et sous haute pression, sans espoir de lendemain. Du moins, avant 4 ans. Et en sachant que, d’ici-là, si autre chance il y a, le verdict qui sera porté sur nous, même de la part de gens qui ne connaissent rien à notre sport, reposera sur la performance livrée et les résultats obtenus à cette occasion[11]. Aux Jeux, il ne s’agit pas seulement d’être le meilleur, il faut l’être au bon moment.

Terminons en utilisant une autre comparaison avec les professionnels. Le Canadien de Montréal, avec 6 coupes Stanley, a été sans conteste la grande équipe de la LNH pendant les années 1970. Or, en ne s’arrêtant qu’aux années olympiques, soit 1972, 1976 et 1980, cette formation d’exception n’aurait eu à montrer, malgré ses succès, qu’une seule « médaille d’or », soit sa conquête de 1976. Pire, elle n’aurait monté sur un hypothétique podium qu’à cette occasion, puisqu’elle n’atteint même pas la demi-finale en 1972 et 1980.

La différence avec les olympiens : le Canadien ayant la chance de se reprendre sur une base annuelle, il a pu prouver sa suprématie en gagnant la coupe Stanley en 1971, 1973, 1977, 1978 et 1979. Et ainsi passer à l’histoire.

Toujours en respectant les années olympiques, les puissants Spurs de San Antonio de la NBA, vainqueurs de 5 titres entre 1999 et 2014, auraient pour leur part passé complètement sous le radar lors des Jeux ! Évincés des finales en 2000, 2004, 2008 et 2012, ils auraient même été incapables de gagner une seule médaille d’or ou d’argent !

Maigre héritage pour ces formations qui, comme nous le soulignions, ont pourtant dominé leur sport au cours de ces périodes. Ce qui nous rappelle, une fois de plus, à quel point le succès olympique est fragile, sa gloire sujette à une foule d’impondérables. Impondérables qui contribuent tout de même à expliquer l’intérêt que nous leur portons.

Conclusion

La défaite en finale de l’US Open de 2016 du numéro 1 mondial, le Serbe Novak Djokovic, contre le Suisse Stanislas Wawrinka, était difficile à encaisser. Échouer si près du but fait mal, même pour un tennisman abondamment titré comme Djokovic. Celui-ci sait toutefois que d’autres finales l’attendent sur le tour, peut-être même lors des prochains internationaux d’Australie, en janvier 2017.

La dynamique des JO n’est pas la même. Les larmes qu’a versées Djokovic après sa défaite à Rio, en première ronde du tournoi olympique de 2016 contre l’Argentin Juan Martin Del Potro, en témoignent. Plus forte que celle que le Serbe subit lorsqu’il évolue chez les professionnels, la pression de répondre aux attentes de ses compatriotes ajoute aux Jeux une dimension émotive particulière à laquelle le gagnant de 12 titres du grand chelem ne pouvait rester insensible. Comme plusieurs pays aux récoltes plus modestes – 8 médailles en tout à Rio, dont 2 d’or –, la Serbie misait beaucoup sur les chances de son athlète le plus célèbre.

Mais sa réaction aurait-elle été la même si une autre chance au titre olympique s’était présentée en 2017 ? Jusqu’à quel point celle-ci a-t-elle été aussi influencée par le fait que l’athlète de 29 ans sait bien qu’il est, en 2016, au sommet de son art.

Or, qu’en sera-t-il lors des prochains Olympiques, en 2020 ? Si l’on dit que 6 mois sont une éternité en politique, que dire de 4 ans dans le monde du sport où les nouveaux visages, plus jeunes, plus fous, se massent aux portes dans l’espoir de bousculer la hiérarchie mondiale. Comment savoir aussi dans quel état de santé l’athlète serbe abordera cet autre rendez-vous ? De favori en 2016, Djokovic, s’il atteint les Jeux de 2020, deviendra alors le vétéran négligé, donnant une nouvelle texture à son personnage et au tournoi olympique qui sera, une fois de plus, garant d’émotions fortes. « La rareté du fait donne du prix à la chose », écrivait Jean de La Fontaine. Tant que leurs éditions seront séparées par une période de 4 ans, les Jeux olympiques incarneront cet adage comme aucune autre manifestation sportive.

Pour en savoir plus

FOISY, Paul. Gérard Côté. 192 000 kilomètres au pas de course. Wentworth, KMag, 2013, 240 p.

JANSON, Gilles, Serge GAUDREAU et Paul FOISY, dir. Dictionnaire des grands oubliés du sport au Québec. Québec, Septentrion, 2013, 448 p.

SCHAAP, Jeremy. Triumph : the Untold Story of Jesse Owens and Hitler’s Olympics. New York, Houghton Mifflin, 2007, 272 pages.


[1] « Rio 2016 », Olympics.org, en ligne.

[2] « Statistiques de la Coupe du Monde depuis 1930 », CM Brésil 2014, en ligne.

[3] « CBS Sports, Turner Broadcasting, NCAA Reach 14-Year Agreement », NCAA (22 avril 2010), en ligne.

[4] « Ice hockey », Olympics.org, en ligne.

[5] « NHL announces 2016-17 season schedule », NHL.com (21 juin 2016), en ligne.

[6] « Katy Kreiner (- Philips) », Le Temple de la renommée du ski canadien, en ligne.

[7] « Average Length of a Hockey Player Career », Quanthockey.com, en ligne.

[8] Gilles Janson, Serge Gaudreau et Paul Foisy, dir., Dictionnaire des grands oubliés du sport au Québec, Québec, Septentrion, 2013, p. 163-167.

[9] Paul Foisy, Gérard Côté. 192 000 kilomètres au pas de course, Wentworth, KMag, 2013, p. 141-156.

[10] Jeremy Schaap, Triumph : the Untold Story of Jesse Owens and Hitler’s Olympics, New York, Houghton Mifflin, 2007, 272 pages.

[11] Même si leurs championnats sont disputés annuellement, les athlètes universitaires ou les hockeyeurs de niveau junior, dont les parcours sont limités par l’âge ou les années d’éligibilité, doivent aussi composer avec ce sentiment d’urgence.