Memories of Absence: How Muslims Remember Jews in Morocco: recension

Publié le 13 décembre 2018
Övgü Ülgen

14 min

Par Övgü Ülgen, doctorante en sociologie à l’Université de Montréal

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Issu de dix années de recherche ethnographique et archivistique, le livre Memories of Absence : How Muslims Remember Jews in Morocco, paru en 2013, se concentre sur les perceptions générationnelles des Musulmans, comprenant des Arabes et des Berbères, à l’endroit des Juifs dans une région rurale du sud du Maroc appelée Akka. L’altérité éprouvée par les deux communautés religieuses, induite par l’intrusion du pouvoir étatique marocain et colonial français divisant les communautés, les peuples, détruisant les solidarités existantes, est le cœur de l’ouvrage de Aomar Boum. C’est pourquoi il demeure un sujet d’actualité depuis sa parution en 2013.Professeur agrégé en anthropologie à l’Université de Californie à Los Angeles, il est spécialiste de l’étude des minorités religieuses et ethniques en Afrique du Nord, des relations judéo-musulmanes et de l’antisémitisme. Boum, dans son ouvrage, souligne que l’historiographie marocaine s’est principalement intéressée aux questions de nationalisme et de panislamisme et aux perspectives islamiques des sociétés nord-africaines et remarque que, à l’inverse, la position des Juifs vis-à-vis des Musulmans en tant que minorité religieuse dans la société marocaine a été négligée la plupart du temps[1]. Par conséquent, l’objectif principal de ce livre est de mettre en évidence les histoires censurées, dépréciées et dévalorisées des Juifs ruraux construits par les perceptions des Musulmans et leurs relations complexes avec les Musulmans dans l’arrière-pays marocain méridional[2]. La thèse de l’auteur est la suivante: alors que les membres plus âgés de la communauté musulmane expriment avec nostalgie leurs sentiments d’amitié et de relations intimes avec les Juifs, les plus jeunes, âgés de 20 à 30 ans, les considèrent comme leurs ennemis politiques et sociaux[3]. Ayant publié des articles sur l’histoire et l’anthropologie des relations judéo-musulmanes du 19e siècle à nos jours, sur l’historiographie judéo-marocaine, la Shoah et les migrations de même que sur sa position de chercheur autochtone d’Akka (où il est né et a grandi), tout porte à croire qu’il a les connaissances et l’autorité nécessaires pour écrire ce livre[4].

Dans sa collecte de données, l’auteur a procédé avec respect et souci éthique. Par exemple, l’auteur reconnaît sa dette envers ses informateurs tout au long du travail de terrain dans le sud du Maroc pour l’avoir accueilli chez eux et dans leurs fermes et lui avoir permis de les rencontrer dans les rues et les cafés[5]. Le livre s’appuie sur certains carnets de voyage, manuscrits juridiques et articles de journaux afin de contextualiser les récits et témoignages recueillis au cours d’entrevues menées auprès de quatre générations successives : arrière-grands-parents, grands-parents, parents et jeunes adultes. L’auteur théorise leurs cas à travers le modèle longitudinal du sociolinguiste William Labov, selon lequel les contextes sociaux et culturels déterminent les expériences, les comportements, et les décisions des répondants. En exploitant ce modèle, Boum analyse les points de vue de chaque génération dans le cadre de sa temporalité (de sa période historique et idéologique), puis il compare les perceptions des jeunes et des anciennes générations à l’égard des Juifs.ves[6]. L’auteur rassemble ces données en posant des questions généralement ouvertes à quatre-vingts répondants, ce qui correspond à vingt pour chaque cohorte, dont l’âge varie du début de la vingtaine jusqu’à plus de 95 ans[7]. La contribution de Boum à l’historiographie marocaine réside dans son intérêt pour les attitudes générationnelles musulmanes (à la fois négatives et positives) envers les Juifs au Maroc, plutôt que celles des Juifs marocains eux-mêmes. Cependant, on note rapidement une lacune méthodologique importante qui devient évidente dès les premières pages, car l’auteur affirme que son étude n’est basée que sur des entrevues réalisées avec des hommes issus des quatre générations en question. Bien que Boum souligne que « de fortes restrictions culturelles entourant les rencontres homme-femme »[8]  l’ont amenées à exclure les femmes comme interviewées dans ses recherches, il ne convainc pas suffisamment ses lecteur.trice.s de cette limite lorsqu’il mentionne la possibilité qu’il a eu de réaliser des entrevues avec des femmes. Par exemple, l’auteur exprime qu’il a pu faire des entretiens avec des femmes en présence de leurs maris ou frères. Il souligne cependant que dans le cadre de sa recherche, la présence des parents, à côté d’elles, n’offrait pas des conditions idéales afin de collecter la parole des femmes. De ce point de vue, Boum met en danger la thèse du livre lorsqu’il ne prend en compte que des hommes dans ses recherches, car il est fort probable que les voix des femmes auraient donné des résultats différents sur les perceptions des Musulmans à l’endroit des Juifs du sud du Maroc. Par conséquent, l’absence de locutrices féminines dans cette recherche conséquemment focalisée sur la parole des hommes, en raison de ce problème de positionnalité invoqué par Boum, est d’autant plus problématique que l’auteur étend les résultats de son travail à l’ensemble de la société marocaine.

Les deux premiers chapitres préparent le terrain en proposant une recension historiographique de récits des puissances coloniales et postcoloniales en comparaison avec les récits de voyageurs européens, les histoires nationalistes et la littérature marocaine sur les Juifs.ves[9]. Le sentiment d’aliénation de l’auteur vis-à-vis de ses interlocuteurs, notamment en raison de son intérêt pour les rapports/relations entre communautés musulmanes et juives et de sa position similaire à celle des explorateurs européens vis-à-vis des Musulmans.nes de la région, est également bien exposé. En effet, quoique Musulman marocain, l’auteur indique que quelques individus ont considéré son travail ethnographique avec méfiance?; ceux-ci supposant qu’Israël et les États-Unis l’avaient envoyé pour amasser des documents légaux concernant les propriétés que les Juifs.ves avaient vendues aux Musulmans.nes avant leur migration du Maroc[10].

Le chapitre 2 examine l’histoire de la communauté juive méridionale et rappelle, en mobilisant des archives familiales et des textes juridiques, la présence juive ancestrale dans la région. À partir des documents légaux, par exemple, l’auteur souligne que la pluralité des formes de juridiction qui se regroupait en örf et shari’a offrait un cadre socio-économique et politique idéal pour les Juifs.ves du sud en Maroc. L’auteur utilise le terme « syncrétisme juridique » pour décrire comment les lois coutumières (örf) et islamiques (shari’a) étaient avantageuses pour les marchands et les colporteurs juifs en dehors du mellah, un quartier juif gouverné par des rabbins. Toutefois, certains termes juridiques auraient dû être clairement définis par l’auteur, de sorte que les lecteur.trice.s qui ne sont pas familier.ère.s avec ces termes puissent les saisir. À cet égard, Boum semble supposer que tout le monde connaît bien ces concepts techniques.

Le chapitre 3 décrit l’intérieur du mellah et le système éducatif mis sur pied par la communauté juive depuis la fin du 19e siècle. Il souligne qu’avant l’arrivée des Français et la création de l’école moderne sous le nom d’Alliance Israélite Universelle (AIU), « l’éducation et l’enseignement étaient assurés par la synagogue locale et supervisés par le rabbin » à l’intérieur du mellah[11]. Outre le rôle de l’AIU dans le passage du système éducatif traditionnel au système moderne, Boum mentionne d’autres associations telles que le Comité conjoint de distribution juive américaine (JDC) et l’Œuvre de Secours aux enfants (OSE) qui, en collaboration avec l’AIU, ont étendu leur aide médicale et éducative aux Juifs du Sud. Si l’auteur affirme que « l’Holocauste a joué un rôle majeur pour faire appel à l’appui d’organismes juifs internationaux, tels que le JDC, pour atténuer les souffrances des Juifs.ves dans le monde entier »[12], il n’explique pas les raisons de l’implication française dans l’éducation juive moderne avant Holocauste. Même si l’auteur indique que la plupart de ses interlocuteurs, parmi les membres de la génération des arrière-grands-parents, parlaient de l’illettrisme des femmes juives avant l’arrivée de l’Alliance, nous pensons qu’il aurait dû détailler la politique française qui visait à « diviser pour régner » (Owen 2004). Cela aurait permis une compréhension de l’intérêt qu’il y avait à favoriser la rigueur de l’éducation des Juifs.ves ainsi que la dynamique des relations entre les deux communautés religieuses au cours de l’ère coloniale.

Dans le chapitre 4, l’auteur a pour intention de montrer les raisons du départ des Juifs.ves ruraux du Maroc méridional vers Israël au cours de la seconde moitié du vingtième siècle, en tenant aussi compte des migrations avant l’indépendance marocaine en 1956. Il entend également proposer une critique du nationalisme marocain après l’indépendance, sous l’angle de l’inclusion des Juifs.ves dans la société marocaine, et clarifier le rôle du sionisme quant aux migrations juives. Boum arrive à ces trois objectifs à partir des entrevues et de sources médiatiques qu’il mobilise. Il argue que c’est aussi « l’idéologie sioniste et son influence sur le discours messianique du retour »[13] qui sont à l’origine de l’aliya (la migration vers Eretz-Israël), plutôt que seulement les facteurs économiques et politiques expressément énoncés par les Juifs.ves du sud du Maroc durant la deuxième moitié du vingtième siècle. D’après lui, c’est la combinaison de l’idéologie sioniste et des intérêts sociaux, économiques et politiques de la communauté juive rurale qui a provoqué l’émigration des Juifs.ves ruraux du Maroc méridional. En outre, l’auteur porte une attention particulière au point de vue dénigrant à l’égard des Juifs d’Afrique du Nord et ottoman – stigmatisés comme arriérés, primitifs et non civilisés, en se basant notamment sur des sources secondaires comme un carnet de voyage écrit par un Juif italien, Samuel Romanelli, ayant vécu au 18ème siècle et dont Boum utilise l’ouvrage Travel in an Arab Land[14].

Le chapitre cinq met l’accent sur les perceptions des communautés juives entretenues par la plus jeune génération interviewée de même que par l’État marocain, suite à l’indépendance du Maroc en 1956, en l’adossant au concept de « ayn mika », qui signifie « […] des choses qui pourraient être importantes mais qui devraient être ignorées en raison des problèmes rencontrés par l’observateur qui les observe »[15]. Ici, l’auteur arrime ce concept à ce qu’il comprend comme « l’acte international collectif d’ignorer les Juifs marocains et leur histoire lorsqu’elle était en conflit avec la politique de l’État concernant la question palestinienne »[16]. De plus, Boum soutient que les perceptions à propos des Juifs.ves du sud du Maroc par la jeune génération musulmane peuvent être comprises sous le prisme des discours islamistes et panarabes dominants au Maroc après son indépendance. Par exemple, l’auteur déclare qu’« après 1991, l’Islam politique a commencé à émerger comme force politique au Maroc et a commencé à exercer son influence sur le corps étudiant »[17]. Cependant, l’auteur atténue le concept de « ayn mika » dans la société marocaine notamment en raison de la présence d’un musée juif dans la région.

Le dernier chapitre examine le développement des perceptions des jeunes Musulmans à l’égard des Juifs.ves à travers des blagues, des commérages et les médias sociaux. L’auteur affirme que l’abandon historique des Juifs.ves du sud du Maroc, leur déplacement et le conflit israélo-palestinien en cours ont engendré une absence (physique) juive empêchant l’acceptation de l’Holocauste chez les jeunes Musulmans de son échantillon et l’émergence d’attitudes positives envers les Juifs.ves chez les jeunes Musulmans. Ici, une vignette reproduisant les propos d’un jeune Musulman de 24 ans, Saïd, qui a un diplôme d’études islamiques, est tout à fait frappante. Le discours haineux qu’il tient résume en grande partie les sentiments de la jeune génération musulmane envers les Juifs.ves, selon cette étude de Boum, et les perspectives sur la Shoah dans la société marocaine d’aujourd’hui[18].

En conclusion, l’ouvrage révèle qu’en raison de l’absence des Juifs.ves dans la société marocaine d’aujourd’hui, les hommes musulmans de quatre générations se sont retrouvés seuls avec des souvenirs d’une présence juive qui y vivait autrefois. Alors que les générations des arrière-grands-parents et des grands-parents témoignent à la fois des relations enrichissantes entre les Musulmans.nes et les Juifs.ves et expriment des opinions amicales et positives envers une communauté religieuse qui existait dans la région d’Akka, la jeune génération entretient des jugements mal informés sur les Juifs.ves. À partir des transcriptions collectées auprès d’informateurs, Boum en tire une analyse cohérente en les confrontant à diverses sources primaires historiques, telles que les récits de voyages, les manuscrits légaux et les sources médiatiques. Malgré les lacunes précédemment évoquées, en particulier en ce qui concerne l’absence du point de vue des femmes, le livre présente une rupture dans la manière dont les perceptions des Musulmans.nes vis-à-vis des Juifs.ves ont évolué au fil des générations, que l’auteur explique par le manque d’interaction entre ces deux groupes religieux. Malgré ses limites, le livre de Boum annonce une nouvelle ère de l’écriture de l’histoire dans le contexte de l’historiographie officielle marocaine. L’auteur parvient à mettre en lumière que « le statut des Juifs reste un tabou national »[19] dans la société marocaine. Il expose les perceptions des Musulmans à propos d’une vie juive qui existait autrefois à Akka et propose des explications à ces perceptions en s’appuyant librement sur des méthodologies interdisciplinaires. Ainsi, il ouvre la voie à une revue des souvenirs musulmans, des études générationnelles musulmanes et de l’évolution des perceptions des Musulmans.nes au sujet des Juifs.ves au Maroc.

Pour en savoir plus

Hobsbawm, E. J. (1994), The Age of Extremes: The Short Twentieth Century, 1914-1991, Pantheon Books

Owen, R. (2004), State, Power and Politics in the Making of the Modern Middle East, London: Routlege

Beinin, J. & Hajjar, L. (2014) “Palestine, Israel and the Arab-lsraeli Conflict. A Primer”, MERIP [en ligne] : https://www.merip.org/sites/default/files/Primer_on_Palestine-Israel(MERIP_February2014)final.pdf


[1] Boum, Aomar. Memories of Absence: How Muslims Remember Jews in Morocco, Stanford University Press, 2013, pp.1-2.

[2] Ibid., pp.5-6.

[3] Ibid., p.4.

[4] Ibid., p.2.

[5] Ibid., p.6.

[6] Ibid., p.169.

[7] Ibid., pp.5-6.

[8] Ibid., p.5.

[9] Ibid., p.13.

[10] Ibid., p.28.

[11] Ibid., p.69.

[12] Ibid., p.75.

[13] Ibid., p. 89, 104.

[14] Ibid., pp.100-101.

[15] Ibid., p.185.

[16] Ibid., p.110.

[17] Ibid., p.120.

[18] Ibid., p.150.

[19] Ibid., pp.158-159.