Pourquoi la pratique du Blackface persiste-t-elle, et que peut faire la communauté historienne pour que les choses changent?*

Publié le 21 novembre 2019

Par Cheryl Thompson, Ryerson Univsersity

Il y a quelques années, celui qui était alors mon superviseur postdoctoral et qui est aujourd’hui professeur émérite au Centre for Theatre, Drama and Performance Studies de l’Université de Toronto, Stephen Johnson, était invité à intervenir dans une émission de radio sur les raisons expliquant la résurgence de la pratique du Blackface dans la société actuelle. L’entretien n’a cependant jamais eu lieu, puisque la priorité a été accordée à la couverture d’évènements jugés plus significatifs.

J’ai depuis repris le flambeau sur cette question, et en réfléchissant aux discussions que j’ai eues avec Stephen sur le sujet, j’en suis venue à la conclusion que la pratique du Blackface n’a en fait jamais cessé.

Du film Tropic Thunder (Tonnerre sous les tropiques), sorti en 2008 et mettant en vedette l’acteur Robert Downey Jr. dans le rôle du soldat noir Kirk Lazarus, à cette scène de 2013 de la série Mad Men (qui se déroule dans les années 1960), dans laquelle Roger Sterling (John Slattery) apparait avec un visage peint en noir pour chanter à sa fiancée My Old Kentucky Home (une chanson de Minstrel Show écrite par Stephen Foster en 1853) lors d’une assemblée publique, le recours au Blackface est toujours bien présent. La population canadienne n’a d’ailleurs jamais cessé de consommer ces représentations.

Il y a quelques semaine, en réponse à l’émission de fin de soirée de la Canadienne Lilly Singh, l’écrivaine McKensie Mack expliquait au magazine Teen Vogue que la façon dont Singh, en tant que femme brune, incarnait une femme à la peau noire, s’apparentait à un Minstrel Show : « C’est un Blackface sans la peinture sur le visage », disait-elle, ajoutant que la culture noire pouvait représenter bien des choses, mais qu’elle n’était certainement risible.

Ces exemples ne datent pas d’il y a 100 ans. Ils témoignent de la persistance de la pratique du Blackface à l’époque contemporaine et permettent de mieux mettre en contexte le Brownface de Justin Trudeau, une variante du Blackface, à l’occasion d’une soirée sur le thème des nuits arabes tenues en 2001, ainsi que les photos de lui avec le visage peint en noir diffusées subséquemment.

La pratique du Blackface a commencé comme une forme de représentation théâtrale à New York, à Boston et à Philadelphie, dans les années 1830 et 1840. Dans les années 1850, des artistes des États-Unis (comme The Virginia Minstrels, qui auraient inventé la pratique du Blackface) se produisent sur les scènes de l’ouest, du centre et de l’est du Canada, le visage peint en noir. Dans la même décennie, le Canada produit ses propres artistes de Minstrels, comme Colin « Cool » Burgess, né à Toronto en 1840 (la même année où la communauté noire de Toronto présente sa première pétition contre la présence de comédiens de Minstrels sur scène et dans les cirques).

Fondamentalement, le Minstrel Show visait à maintenir une ligne à la fois réelle et imaginaire entre le vrai et le faux.

Dans le discours national canadien, il n’y a jamais vraiment eu la volonté de s’engager dans une discussion collective sur la pratique du Blackface. Lorsque l’on se fait dire de passer à autre chose ou de se consacrer à de « vrais problèmes », surtout au cœur d’une élection fédérale, le message véhiculé est que le dénigrement des personnes noires et le mépris pour leur vie ne sont pas un problème.

L’héritage le plus durable du Minstrel Show est d’abord la nostalgie blanche d’un passé (plus simple), puis le déni de la dignité noire dans ce passé romancé.

Dans les années 1890, par exemple, le format du Minstrel Show perd en popularité. Durant cette décennie – et jusque vers les années 1960 –, les représentations de Minstrel, qui font généralement partie de spectacle Vaudeville et, plus tard, de productions hollywoodiennes, caricaturent les femmes et les hommes à la peau noire comme étant nostalgiques d’un passé d’esclaves. En d’autres termes, les personnes noires sont dépeintes comme des bouffon.e.s satisfait.e.s, lâches et, surtout, heureuses et heureux de leur subordination. Cette trame narrative sert d’inspiration à la première sensation nord-américaine du xxe siècle, l’émission Amos ’n’Andy, qui est d’abord présentée à la radio avant d’être transposée à l’écran dans les années 1950.

Dans Amos ‘n’Andy, des acteurs blancs au visage peint en noir, Freeman Gosden et Charles Correll, caricaturent deux hommes noirs. Alors qu’Amos (Gosden) est naïf et dupe, mais honnête (jusqu’à en être un défaut) et travaillant, Andy (Correll) est paresseux, mais de nature joviale. Ce spectacle reproduit alors des tropes de la masculinité noire toujours présents dans la culture populaire. Si Amos et Andy finissent par être représentés par des acteurs afro-américains dans leur adaptation télévisuelle dans les années 1950, « les règles sociales et culturelles des relations raciales entre personnes noires et blanches demeurent explicites : l’altérité noire est nécessaire pour la subjectivité blanche », comme l’a fait remarquer le spécialiste de la télévision Herman Gray.

Karen Cox, une spécialiste de l’histoire du sud des États-Unis, souligne qu’Amos ‘n’Andy récoltait près de 40 millions de cotes d’écoute, ce qui représentait près 53 % de l’auditoire de la radio. À son sommet, dans les années 1920, 1930 et 1940, l’émission a inspiré le travail de nombreux autres Minstrels à la radio. Le médium a fourni des emplois aux artistes pratiquant le Blackface, au grand plaisir de l’auditoire américain.

Au Canada, l’auditoire blanc consommait aussi Amos ‘n’Andy, parce que l’émission présentait une image qui renforçait les conceptions que l’on se faisait des personnes noires. Les personnes noires n’appartenaient pas à l’identité nationale, mais leurs caricatures, elles, en faisaient partie.

Alors que je suis devenue spécialiste de la question, il y a des programmes de théâtre, d’études cinématographiques et d’études canadiennes à travers le pays qui continuent pourtant d’ignorer complètement ce sujet. J’ai déjà enseigné un cours de troisième année de baccalauréat dans un programme d’études noires canadiennes à l’Université de Toronto et les étudiant.e.s me demandaient à répétition comment il était possible qu’elles et qu’ils n’aient encore jamais entendu parler de l’histoire de l’esclavage au Canada, de la pratique du Blackface ou de racisme anti-noir dans leur éducation. Comme éducateurs et éducatrices, nous décidons de ce que nous croyons être important, et dans beaucoup trop d’écoles à travers le pays l’histoire noire ainsi que le racisme anti-noir ne sont toujours pas considérés comme des sujets importants. Ainsi, le fait que les médias et la majorité de l’électorat aient rapidement oublié les actions de Trudeau lors de la dernière campagne électorale est emblématique de cet effacement.

L’histoire et le contexte ont leur importance. Les photos de notre premier ministre peuvent être considérées comme des « erreurs du passé », mais la pratique du Blackface est une constante au Canada depuis 1850. Le Blackface de Trudeau est un exemple flagrant de cette habitude d’oubli et de nostalgie pour un passé qui absout la population blanche au Canada du racisme et des actes d’exclusion à l’endroit des personnes noires. Cet effacement délibéré est également présent dans les universités canadiennes et explique pourquoi il a fallu beaucoup de sensibilisation de la part des militant.e.s noir.e.s envers les universitaires et la Fédération pour les sciences humaines et sociales, afin de faire reconnaître les torts causés à l’étudiant néo-écossais Shelby McPhee, victime de profilage racial lors du congrès annuel ayant eu lieu à l’Université de Colombie-Britannique en juin 2019. Que le thème du congrès de 2020 soit « Bâtir des passerelles : combattre le colonialisme et le racisme anti-noirs » montre qu’il y a une reconnaissance du besoin urgent de mettre de l’avant des conversations et de développer un savoir à propos de ce sujet au Canada.

Les Canadiennes et les Canadiens doivent faire mieux. Comment pouvons-nous combattre le racisme alors qu’autant de gens continuent de plaider l’ignorance? Les gens qui étudient l’histoire canadienne se doivent de remettre en question les savoirs pris pour acquis et, surtout, de reconnaître que la pratique du Blackface n’est pas accidentelle, mais qu’elle est bien un élément faisant partie intégrante de notre tissu culturel.


Cheryl Thompson est professeure adjointe à la School of Creative Industries à l’Université Ryerson. Elle est l’autrice de Beauty in a Box : Detangling the Roots of Canada’s Black Beauty Culture (Wilfrid Laurier Press, 2019). Son prochain livre, Uncle : Race, Nostalgia, and the Politics of Loyalty, sera publié chez Coach House Books en 2020.

*Ce texte a été traduit par Florence Prévost-Grégoire et d’autres membres du comité éditorial d’Histoireengagee.ca.

Vous pouvez trouver le texte original sur ActiveHistory.ca.