Prendre le voile: survivance, piété ou féminisme?

Publié le 20 novembre 2018

Par Mathilde Michaud, Doctorante à l’Université de Glasgow

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Cour du pensionnat de la Congrégation de Notre-Dame, Montréal, Canada-est (Québec), 18??.
Archives Congrégation de Notre-Dame, Montréal.

Dans le monde Atlantique Nord, les religieuses ont historiquement été perçues comme le bras auxiliaire d’une l’Église catholique en pleine modernisation. Au centre de l’essor de la religiosité, elles prospèrent et leur nombre croît malgré l’adversité, sans entraves, et leur importance aux yeux du Saint-Siège est telle qu’en 1852, l’Archevêque Paul Cullen en dit qu’elles sont « the best support to religion[1] ». Toutefois, tel que souligné par Micheline Dumont, il est facile de l’oublier lorsqu’on traite de cette institution androcentrique puisque les femmes ont plus souvent qu’autrement été reléguées à l’arrière-plan dans les recherches en histoire religieuse, demeurant dans l’ombre de leurs collègues masculins[2]. L’explosion du nombre de couvents au XIXe siècle rend cependant la tâche très difficile à ceux et celles qui souhaiteraient ignorer plus longtemps le nombre et l’importance des femmes parmi les religieux.ses. À cette époque, les femmes du Québec et de l’Irlande intègrent en effet les ordres catholiques à un rythme et à une échelle sans précédent[3]. La décennie  1840 marque le début de cette expansion fulgurante dans les deux pays. En effet, au Québec, les religieuses qui n’étaient que 650 en 1840 passent à 6600 à la fin du siècle, représentant près de 6% des femmes non mariées[4]. Durant la même période en Irlande, la taille des congrégations est multipliée par huit, alors même que, sous le coup de la famine, la population diminue de moitié[5].  Ce phénomène que certain.e.s ont qualifié de « révolution de la piété » soulève des questions incontournables pour les historien.ne.s des femmes et du genre : qu’est-ce qui a motivé tant de femmes à prendre le voile au XIXe siècle au Québec et en Irlande? S’agit-il réellement d’un élan collectif de dévotion religieuse tel que le suggère l’idée de révolution? S’agit-il plutôt d’une réaction à une nécessité économique? Ou encore, tel que suggéré par Marta Danylewycz, observons-nous l’éclosion d’une première mouvance féministe et le déplacement des corps féminins vers la sphère publique?

L’analyse conjointe des historiographies irlandaise et québécoise pose un ensemble de paramètres communs aux deux cultures catholiques pour  les comparer et avec lesquels contraster les causes, ainsi que l’évolution de cette explosion vocationnelle. En effet, l’Irlande comme le Québec vit une révolution de la piété au XIXe siècle, mais dans un contexte économique et culturel drastiquement différent. L’absence quasi totale de lien historiographique entre les deux pays doit cependant être soulignée, considérant les nombreuses similarités des deux phénomènes et le grand nombre d’Irlandais.e.s qui ont émigré au Québec durant la famine. Notons toutefois que, malgré qu’il y ait eu quelques études réalisées dans les années 1980, la majorité du corpus historiographique irlandais en histoire des femmes a été produit à partir du début du XXIe siècle, alors que la plupart des discussions relatives aux congrégations de femmes au Québec datent des trois dernières décennies du XXe. Je suggère donc ici une revue historique et historiographique comparée de le « révolution de la piété » au Québec et en Irlande, le tout, afin de répondre à la question suivante : qu’est-ce qui pousse les femmes à entrer en religion en si grand nombre au 19e siècle, survivance, piété ou féminisme?

Survivantes, Pieuses ou Féministes?

Deux interprétations sont généralement offertes pour expliquer le réveil religieux des années 1840 au Québec. D’une part, le recul des aspirations républicaines, qu’avait alimentées la petite bourgeoisie canadienne-française, suite à l’échec des rébellions de 1837-38 aurait ouvert la porte à une revitalisation religieuse, l’espace politique s’étant soudainement libéré au profit de l’Église catholique. Le second courant historiographique, bien que similaire à certains égards, repose davantage sur l’analyse des procédés politiques et suggère que ce sont des mécanismes de régulation sociale – tel que la mainmise du clergé catholique sur les institutions d’éducation, de santé et de charité – lents, mais constants, ainsi qu’un remaniement des pratiques confessionnelles qui ont permis à l’élite cléricale de prendre en charge la société québécoise jusqu’en 1965[6]. Denyse Baillargeon, qui pour sa part semble tendre vers la seconde hypothèse, explique que la cléricalisation du système d’éducation donne à l’Église l’occasion d’affirmer son autorité sur la population du Québec[7]. Elle suggère que la prise en charge du système public par l’Église, après son « abandon » par l’État libéral, redore son blason d’œuvre de charité sociale. Cette posture du bon pasteur lui devra donc d’être « remerciée » par un élan de piété renouvelée. Baillargeon n’est pas la seule à concevoir la ferveur religieuse comme étant l’élément central de cette revitalisation catholique. Barbara Walsh postule elle aussi l’importance d’une profonde sincérité spirituelle et religieuse qui aurait conduit les jeunes femmes à prendre le voile[8].

Un des apports importants de Walsh dans ce débat est sa considération de l’âge. Grâce à son étude des annales des congrégations religieuses en Angleterre et aux Pays de Gales, elle établit l’âge moyen d’entrée au noviciat comme étant de 24 ans, remettant ainsi en question la présupposition que les femmes entrant dans les congrégations étaient jeunes et inexpérimentées[9]. L’hypothèse des difficultés du mariage comme facteur d’entrée en religion doit cependant être prise au sérieux. Une analyse plus détaillée du contexte économique irlandais nous montre en effet qu’il s’agissait d’une réelle préoccupation. Mary Carbery dresse un noir portrait de la vie maritale dans son étude de l’Irlande post-famine, suggérant que « young girls had nothing to look forward to but a loveless marriage, hard work, poverty, a large family and often, a husband who drank[10]». Carbery parle d’une réticence grandissante à vivre au jour le jour dans la précarité, dans un état de pauvreté extrême. Les revenus du ménage se situant de plus en plus à l’extérieur, le système économique lui-même défavorisait les femmes. Carbery suggère d’ailleurs que l’insécurité financière décourageait les jeunes à se marier et que les femmes célibataires étaient particulièrement enclines à la “destitution due to shortage of employment[11]”. En 1851, 3,3% des femmes adultes en Irlande mendient, ou travaillent comme prostituées ou gardiennes de maisons closes[12]. Bien que la situation québécoise ne soit pas aussi dramatique, l’industrialisation rapide, combinée à l’épuisement des sols, la rareté des terres et l’augmentation des standards de vie, juxtaposés à la perpétuation de la pauvreté incitent les Québécois.e.s à être plus prudent.e.s vis-à-vis du mariage[13].

Cette révolution des vocations en Irlande peut être reliée à la situation économique; une façon d’échapper à la pauvreté et la précarité. Caitriona Clear développe un argumentaire très convaincant soutenant cette hypothèse. La plupart des femmes irlandaises, suggère-t-elle, étaient déjà familières avec les trois vœux des communautés religieuses – chasteté, pauvreté et obéissance. Elles avaient déjà expérimenté la pauvreté sous une forme ou une autre; la situation économique et les coutumes maritales les forçaient souvent à demeurer vierges contre leur gré, et l’idéal victorien de la féminité assumait déjà une forme de sacrifice de soi et d’obéissance à l’homme, à Dieu et aux supérieurs. On peut supposer que, pour les femmes de la classe ouvrière, prendre le voile constituait moins une rupture qu’une continuité, continuité dans laquelle elles gagnaient davantage de stabilité et un sentiment de camaraderie qui n’était pas facilement accessible aux femmes en dehors des congrégations[14]. Parallèlement, pour les femmes de la classe moyenne, ces vœux ne supposaient aucune perte de statut social et représentaient une alternative intéressante face à un « exhausting struggle to maintain a respectable standard of living[15]». Certain.e.s telle que Walsh ont poussé l’argumentaire encore plus loin en suggérant que cela pourrait même avoir été une stratégie de survie. Effectivement, les annales de plusieurs congrégations anglaises ont permis d’établir qu’elles étaient presque entièrement constituées d’Irlandaises pour qui ces établissements étaient la porte d’entrée vers l’Angleterre dans un moment de crise[16].

L’interprétation de Clear d’une forme de continuité dans la religion ne concorde cependant que faiblement face aux interprétations d’historien.ne.s du Québec qui postulent que la religion représentait une situation pleine d’opportunités pour les Québécoises. En effet, bien que Baillargeon reconnaisse que la situation économique peut avoir favorisé cette croissance des entrées en religion, l’argument le plus convaincant suggère plutôt que la montée des sphères séparées, empêchant les femmes d’agir dans le domaine public, est au centre de cette révolution[17]. Suivant la suggestion faite par Micheline Dumont dans le Rapport de la Commission Bird (« L’histoire de la condition de la femme dans la province de Québec », 1970), Marta Danylewycz fut la première à investiguer l’idée que la vie séculière n’aurait peut-être pas fourni aux femmes des classes moyenne et supérieure des défis et des opportunités, mais aussi la mobilité et l’épanouissement personnel de manière satisfaisante, faisant de la vie religieuse le choix des femmes ambitieuses[18]. Son travail a eu d’importantes répercussions sur les historien.ne.s du Québec, et plusieurs ont suivi ses pas, incitant Dumont à soulever la question suivante : Les religieuses sont-elles féministes[19]?

La vie religieuse comme champ des possibles

Le Collectif Clio présente la prise de voile comme une façon qu’auraient eue les femmes de préserver leur personnalité juridique[20]. En 1866, les femmes canadiennes voient effectivement les droits relatifs à la gestion de leur corps et de leur propriété se resserrer. Le nouveau Code civil réitère, dans une terminologie « moderne », l’incapacité légale des femmes mariées et criminalise l’avortement, tout en rendant de plus en plus difficile pour les femmes victimes de violences conjugales et sexuelles d’en faire la preuve[21]. Cependant, bien qu’elles conservent leur capacité légale, les religieuses doivent laisser de côté sexualité et propriété matérielle, refusant ainsi la plupart des avantages juridiques du célibat. Il a donc été suggéré que ce serait plutôt les opportunités intellectuelles, professionnelles et potentiellement politiques qui auraient nourri l’intérêt envers les congrégations de femmes[22]. En effet, alors que le gouvernement retire le droit de vote des femmes en 1848, les congrégations leur donnent la possibilité de s’organiser entre elles[23]. Alors que les universités refusent d’admettre les femmes sur leurs bancs, les congrégations leur offrent un avenir professionnel[24]. L’historienne Deirdre Raftery, qui étudie plutôt les réalités individuelles, insiste d’ailleurs sur l’improbabilité qu’une femme provenant d’une grande famille rurale ait eu les moyens d’accéder à une éducation supérieure autrement[25].

Grâce aux congrégations, plusieurs professions s’ouvrent donc aux femmes. Elles peuvent devenir administratrice, économiste, musicienne, institutrice, infirmière, peintre ou historienne. Les congrégations encouragent d’ailleurs les femmes talentueuses à développer leurs habiletés, surtout si celles-ci peuvent être mises au service de la communauté. Danylewycz met en lumière le cas de Sœur St-Léonard qui fut la première femme à compléter un doctorat en philosophie en Amérique du Nord, ou encore celui de Sœur St-Eucher dont les talents en génie mécanique furent remarqués et financés par sa congrégation, car ils étaient jugés utiles à la communauté[26]. Le Collectif Clio rappelle néanmoins que, pour chaque institutrice enseignant devant une classe, on comptait dix, vingt sœurs changeant les draps dans les hôpitaux ou faisant la cuisine dans les séminaires[27].

Les communautés de femmes ont plusieurs fois souligné leur potentiel organisationnel. La loi canonique stipulait en effet que les membres d’une communauté religieuse avaient le droit, sinon l’obligation, d’élire leur supérieur.e par un vote secret.  La Supérieure générale, parfois aussi appelée Mère Supérieure, une fois élue, était chargée de l’administration des affaires ordinaires de la communauté, au même titre que l’administrateur d’une compagnie laïque l’aurait été : conclure des contrats, vendre, acheter, louer. À travers son étude des congrégations anglaises, Barbara Walsh a mis en lumière le travail de quelques supérieures dont les talents administratifs avaient « astonish men of the world[28] ». L’ascension de certaines religieuses aux postes leur permettant d’administrer et de contrôler les congrégations leur ouvrait la porte à d’uniques opportunités de gestion et d’autorité financières qu’il leur aurait été quasi-impossible d’acquérir en dehors des communautés religieuses[29]. Danylewycz a démontré de manière convaincante  que, dans la plupart des congrégations, jusqu’à 12% des membres ordonné.e.s pouvaient aspirer à des postes administratifs ou de leadership[30]. Elle ajoute que, du point de vue social, les communautés religieuses « provided a viable and esteemed alternative to motherhood in a society that seemed to value lay women solely as procreative beings[31]».

Entrave à l’émancipation

Malgré ces possibilités d’émancipation à l’intérieur des congrégations, la reconnaissance publique du statut professionnel des religieuses n’est cependant pas acquise. Effectivement, en Irlande, ce n’est qu’en 1900 que la hiérarchie ecclésiastique masculine reconnait le pouvoir dont sont investies les supérieures générales, et ce seulement suite au décret du pape Léon XIII[32]. Les décisions les plus importantes devaient être approuvées par l’évêque local et celui-ci commandait souvent  des changements à son bon vouloir, concrétisant l’absence de confiance de l’Église envers les hiérarchies féminines[33]. Au Québec comme en Irlande, certaines congrégations se voyaient même ouvertement restreintes et empêchées d’acquérir de l’influence ou du capital. Guy Laperrière démontre notamment comment Mgr Bourget, l’évêque de Montréal (1840-1876), maintient une hiérarchie entre les communautés afin que celles au bas de l’échelle – tel que les Sœurs de la Providence –  prennent en charge les femmes « indignes » des congrégations les plus en vue[34]. Il existe effectivement un ordre de priorité plaçant l’éducation des enfants bien au-dessus du soin des mères non mariées[35]. La différence de statut social se fait aussi sentir à travers les conditions matérielles des différents ordres, et conséquemment, dans le pouvoir d’attraction qu’ils exercent envers les jeunes femmes du « monde ». En effet, selon Danylewycz, « the nature of the work, the value society assigned to it, and the ambiance of a given community were bound to influence decisions about vocations[36]».

Certaines études suggèrent même que plusieurs des organisations charitables québécoises n’avaient pas originellement pour objectif de s’intégrer au monde religieux. Émilie Tavernier Gamelin, par exemple, fut forcée à prendre le voile afin de ne pas se voir exclue de l’œuvre de sa vie lorsque Bourget décida que son œuvre de bienséance ne pourrait continuer d’exister que sous l’ombrelle de l’Église. Plus d’une dut prendre la décision de se soumettre ou de voir son travail réapproprié par les congrégations[37]. Bien que plusieurs organisations charitables irlandaises furent aussi converties en congrégations à la demande des évêques, les relations de pouvoir qui ont menées à ces transformations n’ont pas encore été analysées par les historien.ne.s.

Le pouvoir androcentrique de l’Église se manifeste aussi par l’émergence de congrégations auxiliaires dont l’unique tâche est de voir au service temporel du clergé masculin. Destinées aux travaux manuels nécessaires au bon fonctionnement des séminaires, collèges et évêchés, la vie des Petites Sœurs de la Sainte-Famille demeure déterminée par les règles et les normes de la domesticité. Il a aussi été suggéré que plusieurs religieuses rattachées à cette congrégation aspiraient à d’autres tâches, telles que l’enseignement, mais auraient été expressément restreintes par les évêques[38]. Le Collectif Clio maintient que ces ordres auxiliaires représentent l’image la plus caricaturale de la séparation genrée des rôles au sein de l’Église où le terrestre, le mondain, appartenait aux femmes et le spirituel demeurait la chasse gardée du clergé masculin[39]. Dans certains cas, on pourrait même défendre l’idée que les religieuses sont utilisées comme main-d’œuvre bon marché. Cette hypothèse est effectivement appuyée par  les recherches de Giselle Huot sur le Séminaire de Québec où les religieuses voient une diminution drastique et continuelle de leur salaire au cours du 19e siècle.[40]

Le pouvoir masculin n’est cependant pas le seul défi auquel doivent faire face les femmes dans la vie religieuse. Pour plusieurs sœurs, celles qui n’ont pas la bonne fortune d’être nées dans une famille nantie capable de leur offrir une éducation, la vie religieuse ressemble étrangement à celle d’une femme mariée[41]. Dans les années 1880, un nouveau type de religieuses apparaît au Québec : les sœurs séculières, une distinction introduite à la fin des années 1850 en Irlande[42]. Partie intégrante du système de stratification des congrégations de femmes, elles sont chargées des corvées de ménages afin que les sœurs enseignantes et infirmières puissent allouer plus de temps à leurs tâches[43]. Les sœurs séculières, majoritairement issues de familles illettrées de la classe ouvrière, sont considérées comme ayant « a religious but no ecclesiastical vocation[44]». Leurs vœux, simples, les distinguent des autres sœurs et les placent dans une situation où il ne leur est pas permis de prendre part aux activités religieuses formelles de leur communauté. En comparant les congrégations d’enseignantes à celles dédiées aux activités charitables, Danylewycz conclu que cette division des tâches est plus commune dans les ordres considérés comme supérieurs, comme les ordres enseignants, où elles permettent aux sœurs enseignantes de déléguer, allégeant leur lourde charge, une amélioration de leur qualité de vie qui se fait cependant au détriment des sœurs séculières[45]. Cette hiérarchisation met en lumière le fait que prendre le voile n’était en aucun cas une manière de briser les lignes de classes. Pour bien des femmes, cela ne leur permit point de s’élever au-delà de l’éducation qu’elles avaient (ou non) reçue avant d’entrer dans les ordres, les condamnant à rester dans l’ombre; elles étaient, en quelque sorte, des domestiques portant le voile[46].

Qui plus est, bien que supportant l’idée que les communautés de femmes aient pu jouer un rôle important dans le développement d’opportunités pour les femmes du 19e siècle, plusieurs historien.ne.s concluent de l’impact négatif de ces mêmes communautés pour l’avancement général des droits des femmes. Fahmy-Eid souligne effectivement les profonds désaccords qui existaient entre les ordres religieux et le mouvement féministe, coupant ce dernier d’une large portion des femmes actives[47]. Clear ajoute à cela que le mode de vie à l’intérieur des congrégations menait à la création de « what was primarily a religious rather than a gender identity[48]». De plus, Baillargeon suggère qu’en même temps qu’elles offraient un refuge aux démuni.e.s et une éducation à la jeunesse, les religieuses contribuaient au maintien de l’ordre catholique et à la propagation de ses enseignements[49]. C’est cependant le Collectif Clio qui insiste le plus fortement sur les effets dommageables de la révolution des vocations, nous rappelant qu’autant les communautés de femmes ont pu être agentes d’autonomisation à court terme, elles ont à plus long terme restreint le rôle des femmes dans la société et l’ont fixé en termes de dévotion aux autres. Elles suggèrent même qu’alors que partout dans le monde atlantique nord les femmes repoussaient les frontières, investissaient les universités et les ordres professionnels, au Québec, les catholiques prenaient le voile[50].

Conclusion

Ce qu’il faut conclure de ce survol historique et historiographique est, tout d’abord, l’impossibilité de résumer ou de statuer sur l’expérience des femmes entrées en religion au 19e siècle, leur expérience était tout sauf uniforme. Même à l’intérieur d’une seule communauté, il existait une hiérarchie basée sur le statut social et le niveau d’éducation au moment de faire ses vœux. Les femmes dans les ordres au Québec semblent toutefois avoir pu profiter d’une plus grande marge de manœuvre que celles en Irlande. Dans les deux contextes cependant, les congrégations représentaient la seule grande agrégation homosociale féminine auquel les femmes avaient accès et plusieurs historien.nes ont utilisé le terme « networking » afin de parler de cette « shared identity, common ideals and co-operative experience of women working together[51]». On peut argumenter que cela a mené, dans plusieurs cas, à la création d’un sentiment d’appartenance et un désir de changement au sein des communautés.  La question demeure : cela fait-il des congrégations religieuses un espace propice à l’élaboration d’une forme de conscience protoféministe?

Établir les motivations à agir d’une population demeure l’une des questions historiques auquel il est le plus difficile de répondre. Sans un large corpus d’écrits de soi, il est parfois même impossible d’émettre une conclusion convaincante, nous obligeant à perpétuellement réitérer de nouvelles hypothèses. Ce que la littérature nous apprend tout de même, dans le cas de l’Irlande et du Québec, est que trois types de force – sociale, économique et religieuse – poussent les femmes à prendre le voile au 19e siècle. Nonobstant leurs motivations à entrer en religion, les communautés religieuses permettaient aux femmes de s’organiser entre elles et leur offraient des opportunités professionnelles et académiques qui auraient été impensables pour une laïque. Cependant, tel que souligné maintes fois dans l’historiographie, ces congrégations religieuses semblent reproduire à grande échelle les rapports de force de l’unité familiale, maintenant, pour la plus grande part, les femmes directement sous l’égide masculine[52]. De même, ces rassemblements de femmes représentaient une vision très conservatrice, à la fois des rôles de genres prescrits par la morale catholique et du mode d’organisation sociale classiste plus généralement. De fait, ne pourrait-on pas suggérer que, si elles ont pu représenter un facteur d’émancipation au début du 19e siècle, les congrégations religieuses se sont transformées en boulet; une entrave à l’élan des mouvements féministes au tournant du 20e siècle? Il serait cependant difficile de nier que l’entrée en religion de tant de femmes, en Irlande comme au Québec, devrait être perçue comme une forme d’agentivité propre aux femmes de cette époque. En effet, que ce soit par désir charitable, né d’un sentiment de piété, ou par ambition, ne serait-il pas possible de lire ce mouvement collectif comme une prise de parole, pour un monde différent sinon meilleur? À savoir si cela fait des religieuses du 19e siècle des protoféministes, le débat pourrait continuer encore longtemps.

 

Bibliographie

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[1] Mary Peckham Magray, The Transforming Power of the Nuns, (Oxford: Oxford University Press, 1998), p. 11.

[2] Micheline Dumont, « L’histoire religieuse sans les femmes », Études d’histoire religieuse, 67 (2001), p. 198; Caitriona Clear, Nuns in Ninetheenth-Century Ireland (Dublin: Gill and Macmillan, 1987), p. xvii.

[3] Clear, p. xvi.

[4] Denyse Baillargeon, Brève histoire de femmes au Québec (Montréal: Boréal, 2012), p. 77.

[5] Ibid., p. 37.

[6] Guy Laperrière, Histoire des communautés religieuses au Québec (Montréal: VLB Éditeur, 2013), p. 97.

[7] Baillargeon, p. 76.

[8] Barbara Walsh, Roman Catholic Nuns in England and Wales 1800-1937, (Dublin: Irish Academic Press, 2002), p. 125.

[9] Walsh, p. 134.

[10] Mary Carbery, The Farm by Lough Gur (London : 1937), p. 47 cité dans Walsh, p. 135.

[11] Clear, p. 9.

[12] Ibid., pp. 4-5.

[13] Marta Danylewycz, Taking the Veil, (Toronto: McClelland and Stewart, 1987), p. 52.

[14] Clear, pp. 136-139.

[15] Ibid., p. 140.

[16] Walsh, pp. 126, 146.

[17] Baillargeon, p. 77; Danylewycz, p. 53.

[18] Danylewycz, p. 70.

[19] Micheline Dumont, Les religieuses sont-elles féministes? (Montréal: Bellarmin, 1995),

[20] Le Collectif Clio, L’histoire des femmes aux Québec, (Montréal: Éditions du club Québec loisir, 1983), p. 226.

[21] Baillargeon, pp. 85-88.

[22] Deirdre Raftery, « The “Mission” of Nuns in Female Education in Ireland c. 1850-1950 », Paedagogica Historica, 48/2 (2012); Danylewycz, p. 107.

[23] Micheline Dumont, Les religieuses sont-elles féministes? (Montréal: Bellarmin, 1995), p. 36.

[24] Baillargeon, p. 107.

[25] Raftery, p. 307.

[26] Danylewycz, p. 107.

[27] Collectif Clio, p. 223.

[28] Walsh, p. 90.

[29] Ibid., p. 90.

[30] Danylewycz, pp. 101-103.

[31] Ibid., p. 106.

[32] Clear, pp. 55, 63.

[33] Ibid., p. 56.

[34] Laperrière, p. 81.

[35] Ibid., p. 87.

[36] Ibid., p. 82.

[37] Laperrière, p. 95.

[38] Ibid., p. 112.

[39] Collectif Clio, p. 224.

[40] Giselle Huot, Une femme au séminaire: Marie de la Charité (1852-1920), (Montréal: Bellarmin, 1987), 647p.

[41] Collectif Clio, p. 224.

[42] Clear, p. 92.

[43] Laperrière, p. 89.

[44] Clear, pp. 93-94.

[45] Danylewycz, p. 76.

[46] Walsh, p. 125.

[47] Nadia Fahmy-Eid, « Marta Danylewycz: Profession: religieuse, Un choix pour les Québécoises », Recherches féministes 3/2 (1990), p. 198.

[48] Clear, p. 150.

[49] Baillargeon, p. 83.

[50] Collectif Clio, p. 226.

[51] Clear, p. 148.

[52] Maria Luddy, Women and Philanthropy in Nineteenth-Century Ireland (Cambridge: 1995), in Magray, p. 10 ; Bernard Denault, Eléments pour une sociologie des communautés religieuses au Québec (Montréal: Presses de l’Université de Montréal, 1975), p. 105.