Quelle université pour quelle société? Petite histoire du débat intellectuel entourant la question universitaire franco-ontarienne*

Publié le 29 novembre 2018

Michel Bock, professeur d’histoire, Université d’Ottawa

François-Olivier Dorais, professeur d’histoire, Université du Québec à Chicoutimi

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Crédit : RÉFO (Regroupement des étudiants franco-ontariens)

À la suite des décisions récentes du gouvernement Ford, la question universitaire franco-ontarienne a fait un retour en force dans l’actualité. Rappelons que le premier ministre ontarien a décidé, dans sa mise à jour budgétaire du 15 novembre dernier, de mettre un terme au projet de l’Université de l’Ontario français, en plus d’intégrer le Commissariat aux services en français au bureau de l’ombudsman de l’Ontario et d’annuler une aide financière promise au théâtre La Nouvelle Scène d’Ottawa. Depuis, plusieurs représentants de la communauté franco-ontarienne ont manifesté leur désaccord et leur colère en demandant au gouvernement de revenir sur sa décision, d’autant que ce projet d’université, adopté sous forme de projet de loi en 2015, était sur le point de voir le jour à Toronto et en voie d’accueillir sa première cohorte d’étudiants en 2020. Les Franco-Ontariens ont même pu compter sur l’appui récent de l’Institut d’histoire de l’Amérique française qui, dans les pages du Devoir du 21 novembre dernier, a dénoncé l’abolition de cette université au motif qu’elle portait « entrave à la constitution du lien social et le maintien du bien commun[1] » pour la minorité franco-ontarienne. Depuis, cette lettre a recueilli plus de deux cent signatures de la part de professeurs du Québec et de l’Ontario.

            Si la question universitaire occupe une telle place dans l’espace public franco-ontarien ces dernières années, c’est parce que l’université n’est pas tout à fait une institution comme les autres et qu’elle joue un rôle de structuration sociétale particulier. Elle est un lieu qui contribue à l’édification et à la permanence des cultures et des sociétés, un lieu dont la mission première est d’engendrer la réflexion et le débat sur leur finalité au-delà des contingences, des besoins, voire des tendances intellectuelles du moment. Cette réflexivité propre à l’institution universitaire lui confère une mission existentielle qui la conduit à transcender les impératifs purement stratégiques et circonstanciels auxquels certains voudraient l’astreindre. Cette fonction normative de l’université en fait une institution vitale au projet de société franco-ontarien, si tant est que, comme l’indiquait Joseph Yvon Thériault à propos de l’Acadie et de l’Université de Moncton, « [i]l faut se croire une société pour avoir la prétention de pouvoir s’offrir une université[2] ».

            Il ne s’agit pas, dans ce texte, de prendre position en faveur ou non de l’université française, ni de rendre compte de toutes les péripéties, de toutes les tractations, publiques ou en coulisses, qu’elle a pu générer. Il s’agit plutôt de donner un sens historique à la question universitaire franco-ontarienne, en dégageant notamment les principaux paramètres idéologiques à l’intérieur desquels a pris forme le débat intellectuel ayant pour objet à la fois le principe instituant de l’université en Ontario français et les représentations collectives qui s’y sont rattachées. Ainsi, nous espérons aussi rendre compte du dynamisme intellectuel de la communauté universitaire franco-ontarienne qui en a fait une question centrale de sa réflexion collective des quelque cinquante dernières années. Nous estimons en effet que derrière le débat sur le principe instituant de l’université en Ontario français s’en dessine un autre, plus large, qui concerne la définition même de l’identité des Franco-Ontariens et, par conséquent, les modalités de leur intégration symbolique et institutionnelle à la collectivité ontarienne et canadienne.

 

Le bilinguisme universitaire : retour sur les origines d’une tradition

Avant d’aller trop loin, il convient d’emblée de rappeler sommairement les grandes étapes qui ont mené au choix du bilinguisme institutionnel comme fondement du système universitaire franco-ontarien, dont les principales composantes sont l’Université d’Ottawa, l’Université de Sudbury et l’Université Laurentienne (Sudbury), auxquelles s’ajoutent l’Université Saint-Paul et le Collège dominicain, tous deux d’Ottawa, ainsi que le Collège Glendon de l’Université York (Toronto)[3]. En effet, la fondation en 1848 du collège de Bytown, ancêtre de l’Université d’Ottawa, a lieu dans le contexte de fragilité politique et culturelle qui suit l’échec des Rébellions de 1837-1838 et l’entrée en vigueur de l’Acte d’Union de 1840. Ce collège voit le jour grâce aux Oblats qui, envoyés à Bytown par l’évêque de Montréal, Ignace Bourget, entament une œuvre d’instruction et d’enseignement en demeurant fidèle à leur orientation missiologique qui, n’ayant rien de particulièrement nationaliste, les conduisit plutôt à s’adapter aux impératifs culturels et politiques du milieu qu’ils venaient de pénétrer. La population catholique des chantiers de l’Outaouais étant bilingue, composée de Canadiens français et d’irlando-catholiques, le collège serait donc bilingue lui aussi, à l’image, faut-il le mentionner, de la Province oblate du Canada elle-même.

            C’est dans ces conditions que débuta l’institutionnalisation de l’enseignement supérieur de langue française dans ce qui deviendrait l’Ontario, quelque vingt ans plus tard. La cohabitation entre coreligionnaires francophones et anglophones à l’intérieur des mêmes structures était considérée comme une nécessité à la fois politique, religieuse et missiologique, une cohabitation qui évoluerait toutefois au gré de la transformation du rapport de force qui liait Canadiens français et irlando-catholiques les uns aux autres, mais aussi sous l’impulsion des mandements du Saint-Siège. Dans le contexte de la montée en puissance de l’impérialisme britannique au Canada anglais, voilà qui explique pourquoi, par exemple, les Oblats consentirent momentanément à adopter un régime d’unilinguisme anglais à l’Université d’Ottawa de 1874 à 1901, manière pour eux de continuer à dispenser un enseignement chrétien tout en apaisant les craintes des Irlandais devant une possible « francisation » de l’Ontario[4]. De la même manière, dans la foulée de la condamnation par Rome du « nationalisme outrancier » pendant l’entre-deux-guerres, les Oblats en vinrent à considérer l’Université d’Ottawa moins comme l’université nationale des Canadiens français de l’Ontario que comme une université d’abord et avant tout catholique devant favoriser l’unité non seulement des fidèles, mais aussi celle du pays tout entier. On verra ainsi certains professeurs, comme le théologien oblat Georges Simard, épouser très ostensiblement la cause de la « bonne entente » entre Canadiens et critiquer vertement le « séparatisme canadien-français » en ayant recours à la théorie augustinienne de l’État moyen, dont le Canada lui paraissait un parfait exemple[5]. C’est dire que le bilinguisme universitaire à Ottawa a des origines à la fois politiques et religieuses, résultat des limites imposées par la cohabitation des Canadiens français avec une majorité irlando-catholique, lesquelles rendaient plus problématique l’accession des Franco-Ontariens à l’autonomie institutionnelle.

            On pourrait en dire autant de Sudbury, où l’enseignement supérieur de langue française avait pourtant pris une autre forme sous la houlette des Jésuites, qui avaient fondé en 1913 le Collège du Sacré-Cœur, une institution bilingue, au départ, avant de passer à l’unilinguisme français. Pourtant, à l’orée des années 1960, les Jésuites se rallièrent, eux aussi, au principe du bilinguisme institutionnel en acquiesçant à la fondation des universités de Sudbury et Laurentienne, toutes deux bilingues. Il est d’ailleurs tentant de penser que cette « conversion » au bilinguisme institutionnel, comme celle des Oblats d’Ottawa, pourrait s’expliquer par des motifs éthico-religieux et que les Jésuites de Sudbury avaient eux aussi vécu de l’intérieur les déchirements provoqués dès l’entre-deux-guerres par les distances qu’avait prises une partie des milieux intellectuels et cléricaux du Canada français par rapport au nationalisme catholique. Jusqu’à quel point la remise en question du « clériconationalisme », par la montée d’une gauche catholique dite « personnaliste » après la guerre[6], avait-elle pénétré la conception qu’avaient à cette époque les Jésuites de Sudbury de leurs devoirs envers la population catholique, francophone et anglophone du Nord de l’Ontario? La question, toujours en suspens, mérite d’être soulevée. Quoi qu’il en soit, dans le contexte des années 1960, au moment où le pays était menacé d’éclatement et que la classe politique avait entrepris de refonder l’ordre symbolique du Canada en faisant preuve d’une ouverture plus grande que jamais vis-à-vis de la dualité linguistique, sinon nationale, la puissance symbolique du bilinguisme institutionnel dans la sphère universitaire franco-ontarienne devait bénéficier d’un engouement sans précédent. Ce sera le cas à Ottawa et à Sudbury, sans oublier Toronto, où le Collège Glendon ouvrit ses portes en 1966, davantage pour rapprocher le Canada anglais du Québec, cependant, que pour desservir spécifiquement les Franco-Ontariens…

Un débat en trois temps

1969-1985 : La prise de conscience des limites du bilinguisme universitaire

Au cours de la décennie 1960, l’Ontario français est plongé dans un processus de redéfinition institutionnelle (et identitaire) majeur lié à l’éclatement du Canada français traditionnel, à la montée de l’État-providence ontarien et à l’affirmation d’une nouvelle identité canadienne structurée par la puissance symbolique renouvelée du bilinguisme officiel. C’est aussi l’époque où l’Ontario français se voit reconnaître, pour la première fois, le droit à un réseau d’écoles publiques de langue française au niveau secondaire. Si la question universitaire ne fut pas immédiatement propulsée à l’avant-scène du débat public à ce moment, elle s’imposerait progressivement comme un enjeu majeur, à mesure que le champ des études franco-ontariennes se développerait et se donnerait ses propres lieux de réflexion. Si on exclut le débat provoqué par le bilinguisme institutionnel parmi les étudiants, qui mériterait une étude à part entière, on peut en retracer une première manifestation substantielle en 1969, dans le rapport final du Comité franco-ontarien d’enquête culturelle, une sorte de Commission Laurendeau-Dunton franco-ontarienne, que préside le professeur ottavien Roger Saint-Denis[7]. Le rapport du comité Saint-Denis formula une critique très sévère des insuffisances du bilinguisme universitaire tel que pratiqué à Ottawa et à Sudbury. Cette critique s’appuyait notamment sur le constat d’une minorisation déjà grimpante des francophones sur les campus d’Ottawa et de la Laurentienne, où l’on espérait que cette tendance inquiétante serait inversée. Au même moment, l’Association canadienne-française de l’Ontario (ACFO) alla même jusqu’à revendiquer la « francisation complète éventuelle » de l’Université d’Ottawa, signe que l’on continuait de voir dans la vieille institution oblate l’université historique des Franco-Ontariens. À Sudbury, certains professeurs, comme le jésuite Fernand Dorais, devaient y aller d’une critique plus massacrante encore du colonialisme anglo-saxon en Ontario, qu’auraient incarné les structures universitaires bilingues. Dorais fut de ceux qui revendiquèrent très tôt une transformation radicale des structures de l’Université Laurentienne par la création de deux campus linguistiquement séparés, sur le double plan administratif et géographique[8].

            La donne se mit à changer au milieu des années 1970, lorsque des mouvements de jeunesse franco-ontariens portèrent la question de l’enseignement collégial et universitaire à l’avant-scène du débat public franco-ontarien. Galvanisés par la politisation des enjeux linguistiques au Québec, Direction-Jeunesse et l’Association des étudiants francophones de l’Université Laurentienne acheminèrent au ministère de l’Éducation ontarien une demande formelle visant la création d’une université de langue française dans le Nord de l’Ontario, idée qui rallia plusieurs personnalités publiques de la région de Sudbury. Cette mobilisation attestait, pourrait-on dire, de la mutation de l’attitude politique des Franco-Ontariens vis-à-vis de la question universitaire. Devant le dénouement positif, en 1982, de la crise scolaire de Penetanguishene, la reconnaissance par la Cour supérieure de l’Ontario, en 1984, du droit des Franco-Ontariens à la gestion de leurs écoles, les débats entourant l’adoption d’une éventuelle loi-cadre sur les services en français (laquelle verrait le jour en 1986) et les tentatives de réforme constitutionnelle qui mèneraient, éventuellement, à l’Accord du lac Meech, une partie de l’élite francophone agissante se mit à envisager plus sérieusement la possibilité de transposer à l’université les succès obtenus ailleurs. C’est aussi dans ce contexte que plusieurs universitaires produisirent, au milieu des années 1980, une série d’études accablantes sur le rapport des Franco-Ontariens à l’instruction universitaire et collégiale, le plus connu étant sans doute celui de Stacy Churchill qui exposa au grand jour que le taux de fréquentation postsecondaire des francophones était alors de moitié inférieur à celui du reste de la province[9]. Peu à peu, l’idée faisait son chemin au sein de la communauté universitaire franco-ontarienne : le modèle universitaire bilingue hérité des années 1960 ne semblait convenir que bien imparfaitement aux besoins de l’Ontario français.

1985-1989 : « Pour l’université française »

Durant la seconde moitié de la décennie 1980, la question universitaire prendra un nouvel essor à la faveur d’une revendication d’autonomie institutionnelle beaucoup plus affirmée. L’université française fut alors de plus en plus perçue par les leaders du milieu associatif franco-ontarien comme la suite d’un développement normal, comme l’aboutissement d’un parcours dont l’histoire permettait d’apercevoir le sens.

            C’est dans les pages de la Revue du Nouvel-Ontario (RNO), premier périodique interdisciplinaire de langue française portant spécifiquement sur l’Ontario français, que devait s’affirmer une première parole intellectuelle substantielle sur la question de l’université française. Dans un numéro de 1985 au titre aussi engagé qu’évocateur, « Pour l’université française », le directeur de la revue et professeur d’ethnologie à Sudbury, Jean-Pierre Pichette, écrivit, confiant, que « l’université française en Ontario n’[était] plus qu’une question de temps[10] ». Son collègue Georges Bélanger, du département de français, estimait, pour sa part, que le système d’éducation de l’Ontario français serait « voué à l’échec s’il n’y a[vait] pas d’enracinement dans un cadre culturel d’ici, déterminé, rattaché avant tout à la vie quotidienne des Franco-Ontariens et à la réalité de la francophonie québécoise, canadienne et du monde ». Car, ajouta-t-il, « on ne dira jamais assez la nécessité pour un groupe en situation minoritaire d’insister sur ses structures propres, ici et maintenant, pour éviter toute stagnation, acculturation, assimilation, ou absence de dynamisme culturel[11] ».

            Dans le même numéro, l’historien Gaétan Gervais fit paraître une étude historique pionnière sur l’enseignement supérieur en Ontario français. Il s’attacha à montrer en quoi la relative indifférence du gouvernement provincial à l’égard du sort des Franco-Ontariens, avant les années 1960, conjuguée avec son refus de financer l’enseignement confessionnel, avait contribué à barrer à trop de Franco-Ontariens l’accès à l’université. Maintenue malgré elle dans un « régime d’exclusion » aux XIXe et XXe siècles, la minorité francophone n’avait pu, selon lui, profiter pleinement, pendant les années 1960, de la vague d’expansion des universités, de leurs programmes, de leurs budgets et de leur clientèle[12]. Dans cette lecture de l’Histoire, le bilinguisme institutionnel apparaissait comme le lourd héritage d’un passé où la minorité, marginalisée politiquement, économiquement et culturellement, avait été condamnée à la clandestinité.

            Le positionnement de Gervais recoupait largement celui de l’ensemble des intellectuels qui envisageaient l’autonomie comme le seul principe pouvant de plein droit instituer l’université en Ontario français. Chez l’historien sudburois, cette proposition d’autonomie découlait de sa propre conception de la collectivité franco-ontarienne qui, en tant que minorité nationale dépositaire de la tradition autonomiste du Canada français historique, pouvait légitimement aspirer à s’afficher et à s’institutionnaliser comme une culture globale à part entière. C’est parce qu’elle témoignait d’une volonté d’intégration différenciée dans l’espace politique ontarien et canadien que l’université française lui apparaissait comme un projet de première importance. Aussi, le principe d’autonomie se justifiait-il, sous sa plume, en référence à une certaine conception de l’« institution » en milieu minoritaire, chargée d’assurer le maintien des « relations permanentes entre les personnes[13] ». À la fois dépositaire et productrice du lien social, l’institution était fonction et condition de la cohésion et de la permanence de la collectivité : « Privée de ses institutions, une société se désintègre parce qu’elle ne se composerait plus alors que d’individus sans liens permanents entre eux[14] ». En assurant « la continuité des valeurs et de la culture, d’une part, et [l]’adaptation, par des emprunts ou des changements, aux conditions nouvelles, d’autre part », l’institution facilitait aussi le travail d’« adaptation à la modernité[15] », exigence autrement indispensable pour une culture fragile et à l’avenir incertain[16]. Du fait de sa double fonction « critique » et « méthodologique », l’université demeurait, selon Gervais, l’institution gardienne par excellence de la culture d’une société et du savoir qui en émanait, mais aussi de la construction de son leadership. Si elle devait accomplir ses fonctions universelles, qu’il lui fallait explicitement revendiquer, l’université demeurait toutefois organiquement liée à la collectivité qui l’avait vu naître et dont elle contribuait, à l’inverse, à la construction. L’on comprend mieux, dans ce contexte, l’importance que pouvait revêtir, aux yeux de Gervais, la question universitaire en Ontario français. Sur quel principe instituant reposaient les universités Laurentienne et d’Ottawa, tout compte fait? À quelle collectivité, au juste, étaient-elles organiquement liées, d’abord et avant tout? Quelle « culture globale » contribuaient-elles à construire? L’Ontario français? Gervais se permettait d’en douter. Le Canada? Peut-être, mais de quel Canada s’agissait-il, le cas échéant? Celui de l’unicité sociétale ou celui de la dualité nationale?

            Les partisans de la création d’une université française, en qui on reconnaîtra aussi des figures comme Raymond Tremblay, recteur du Collège universitaire de Hearst; les professeurs et chargés de cours Guy Gaudreau, Jean-Charles Cachon, Simon Laflamme, Benoît Cazabon et Normand Renaud de l’Université Laurentienne, ainsi que plusieurs étudiants, martelèrent sans relâche que l’idéal du bilinguisme institutionnel correspondait bien peu à la réalité des interactions entre les groupes linguistiques. En refusant à la minorité la possibilité de s’institutionnaliser selon ses aspirations culturelles « globales », cet idéal serait plutôt venu cristalliser une situation d’inégalité face à la majorité. Bon nombre d’entre eux s’organisèrent d’ailleurs en créant, en 1989, la Société des universitaires de langue française (SULFO) pour défendre le principe d’une université linguistiquement homogène à campus multiples. Lors de son congrès annuel, la même année, l’Association canadienne-française de l’Ontario (ACFO) fit officiellement de la création d’une université française en Ontario l’un de ses principaux chevaux de bataille.

1989-1998 : de nouveaux acteurs entrent en scène

L’année 1989 semble véritablement marquer un tournant dans le débat sur la question universitaire, laquelle fit l’objet, à partir de ce moment, d’une polarisation plus grande que jamais. Les adversaires du projet d’université française, qui commencèrent alors à se mobiliser, notamment dans la région d’Ottawa, se partageraient en deux camps qui se positionneraient toutefois à partir de prémisses et de postulats souvent fort différents. D’un côté, il y avait les recteurs et vice-recteurs de l’Université d’Ottawa qui se liguèrent pour opposer dans l’opinion publique une fin de non-recevoir au projet d’université française et prendre la défense sinon du bilinguisme institutionnel en tant que tel, du moins de l’Université d’Ottawa et de sa tradition de service envers la francophonie ontarienne. Le père Roger Guindon fut probablement le représentant le plus convaincu et acharné de ce groupe. Celui qui fut recteur pendant vingt ans (1964-1984) multiplia les sorties en reprochant notamment aux défenseurs du projet d’université française leur mentalité « québécoise », dont il laissa sous-entendre qu’elle s’opposait à celle des Franco-Ontariens, plus ouverte à la collaboration et hostile au « séparatisme[17] ». À l’inverse, pour le père Guindon, l’Université d’Ottawa devait plutôt être l’instrument d’une conception de l’unité canadienne fondée d’abord sur l’impératif moral et religieux de la collaboration entre catholiques, plutôt que sur l’idée que les Franco-Ontariens pussent s’institutionnaliser en tant que minorité nationale. Le mode d’intégration à la société ontarienne et canadienne que préconisait Guindon pour la collectivité franco-ontarienne s’écartait donc de l’autonomie institutionnelle et référentielle que revendiquaient les défenseurs de l’université française.

            Le successeur de Guindon au rectorat, Antoine D’Iorio, apporta de l’eau au moulin en soutenant, de son côté, que « toute tendance à l’isolement favoriserait une mentalité de ghetto[18] ». Le remplacement de l’Université d’Ottawa par une université française, à son avis, aurait rendu « un bien mauvais service à la collectivité franco-ontarienne  »  : « Loin d’assurer de meilleurs services aux francophones, un tel projet aurait plutôt pour effet de balayer du revers de la main tout le patrimoine érigé par des générations successives d’éducateurs franco-ontariens[19] ». L’Université d’Ottawa était non seulement la dépositaire d’une tradition qu’il aurait été malavisé d’écarter, elle avait aussi une mission qui débordait la seule question franco-ontarienne en ce sens qu’elle « se [voulait] un reflet du Canada entier », un établissement où les étudiants pouvaient tirer profit des avantages « qui découl[ai]ent des rapports harmonieux et des échanges entre les deux principaux groupes culturels du pays[20] ».

            Dans le contexte politique survolté de la fin des années 1990, marqué par l’échec de Meech et la poussée souverainiste au Québec, le débat sur la question universitaire prenait un autre sens. Pour certains, comme le recteur de l’Université Laurentienne, John Daniel, les promoteurs de l’université française étaient des « séparatistes », l’université servant ainsi à faciliter la « transition » entre le communautarisme ethnique et la société globale ontarienne. Le recteur Daniel poussa l’audace jusqu’à faire un rapprochement entre les « forces séparatistes » à l’œuvre à la Laurentienne et les tenants du régime d’apartheid qui vivait alors ses derniers jours en Afrique du Sud. On ne pouvait nier plus explicitement les prétentions à l’autoréférentialité des Franco-Ontariens. À l’inverse, le bilinguisme institutionnel portait en lui, toujours selon Daniel, une « synergie civilisatrice », liant ainsi, dans une très large mesure, la question universitaire à l’avenir de la « référence » canadienne, présentée comme le lieu d’un dialogue, voire d’une réconciliation culturelle[21].

            Cela étant, entre les promoteurs de l’autonomie institutionnelle et les défenseurs du « bilinguisme intégré », autrement dit entre Gervais et Guindon, se dressait un troisième groupe, encore largement issu de l’Université d’Ottawa, qui postulait que le système universitaire franco-ontarien devait être renouvelé, certes, mais qu’il existait bel et bien en Ontario français une tradition universitaire qui possédait toujours quelque valeur et avec laquelle il eut été malavisé de rompre. Cette tradition, soutenait-on, n’était pas que le résultat d’une longue aliénation, elle avait favorisé le progrès des Franco-Ontariens en tant que collectivité culturelle autoréférentielle, elle avait été, historiquement, l’incarnation d’une certaine idée du Canada fondé sur la dualité nationale et sociétale, sur un authentique biculturalisme, sur une conception collective et non simplement individuelle du bilinguisme. Ce groupe, dans lequel on retrouvait des professeurs comme Pierre Savard, Joseph Yvon Thériault, Charles Castonguay, Serge Denis, René Dionne, Linda Cardinal, François Houle, Robert Major et d’autres, renouait à plusieurs égards avec les prémisses du Rapport Saint-Denis, paru vingt ans plus tôt. Parmi les plus actifs au sein de ce groupe, il y avait le sociologue Joseph Yvon Thériault qui, en réponse aux appels à la création d’une université française, avait lancé cette boutade dans les pages du journal Le Droit : l’université n’était pas un « milieu d’animation sociale », mais un « lieu d’enseignement supérieur[22] », c’est-à-dire une institution qui devait transcender les impératifs contextuels du moment, nécessairement éphémères, et dont il était essentiel de préserver l’indépendance vis-à-vis de la communauté, une communauté à laquelle elle était liée, en revanche, et dont elle partageait le destin. Dans une série de trois articles substantiels et remarqués parus dans Le Droit en mars 1998, alors que l’ancienne université oblate fêtait son 150e anniversaire, Thériault critiqua de plus belle le projet d’université française et son « utopique autonomie institutionnelle » en proposant plutôt un projet de reconquête de l’Université d’Ottawa par sa population francophone. « Le bilinguisme dans une université à prédominance francophone, voilà un projet qui semble coller à la fois à la tradition de l’Université d’Ottawa et aux besoins de la francophonie », conclut Thériault qui proposait de s’en remettre, non pas aux dirigeants de l’institution, mais plutôt à la collectivité franco-ontarienne pour mettre un tel projet à exécution, mais plutôt à la collectivité franco-ontarienne elle-même. « Ne serait-il pas normal, avant d’avoir à recommencer à zéro, que cette communauté exige de la vieille université bilingue qu’elle revienne à sa mission première[23] ? »

Conclusion

On voit bien que Thériault, comme Gervais, était préoccupé par le lien entre savoir et culture, entre l’universel et l’incarné, bien que leurs réflexions respectives les eussent conduits à tirer des conclusions différentes sur les modalités institutionnelles à privilégier pour favoriser la participation des Franco-Ontariens au champ universitaire. Ces deux camps se rejoignaient aussi dans leur rejet de la conception de l’université et de l’identité franco-ontarienne défendue par le « clan » Guindon, pour qui le principe fondateur ou instituant de l’Université d’Ottawa n’était pas la pérennité de la collectivité franco-ontarienne définie comme une minorité nationale, mais le bilinguisme canadien, défini, pour sa part, comme un parangon de vertu, de tolérance et de réconciliation interculturelle. Autrement dit, Gervais et Thériault refusaient de subsumer simplement la spécificité franco-ontarienne sous le paradigme du bilinguisme canadien. Dans les deux cas, on définissait l’Ontario français comme un sujet politique collectif. L’écart était plutôt à trouver ailleurs, dans les modalités institutionnelles spécifiques retenues pour favoriser la réalisation de ce sujet politique franco-ontarien : d’une part, on choisirait le biculturalisme, mais un biculturalisme authentique subordonné aux intérêts de la minorité, seul moyen de contrebalancer l’inégalité du rapport de force qui la liait à la société majoritaire; d’autre part, on choisirait tout simplement l’autonomie, le bilinguisme institutionnel, irrécupérable, ayant fourni à maintes reprises la preuve de son échec. « Égalité ou indépendance », aurait dit Daniel Johnson père.

            Résumons grossièrement. Autonomie franco-ontarienne, biculturalisme franco-anglais et bilinguisme canadien : trois principes instituants pour l’université qui correspondaient à trois modes d’intégration sociétale plus ou moins distincts pour la collectivité franco-ontarienne. À la fin de la décennie, le débat sur la question universitaire franco-ontarienne avait pourtant déjà commencé à s’essouffler, une situation due, en partie, du moins, au peu de cas que faisait le gouvernement conservateur de Mike Harris, élu en 1995, des revendications institutionnelles du leadership francophone. Soulignons aussi, en dernière instance, la dynamique interrégionale dans laquelle s’est déroulé ce débat. La majorité des partisans de l’université française, il faut bien le reconnaître, étaient du Nord, où le bilinguisme institutionnel, au niveau universitaire, était un phénomène aussi récent que l’institution universitaire elle-même. Dans l’Est, en revanche, le poids du capital symbolique de l’Université d’Ottawa, véritable lieu de mémoire(s), était colossal. S’il faut attribuer cette divergence aux différents climats socioreligieux qui ont façonné, à leur manière, les identités régionales de l’Ontario français, force est aussi d’admettre que le contexte institutionnel propre à chacune des communautés universitaires a été déterminant. L’accentuation du bilinguisme dans le discours et dans la loi de 1965 de l’Université d’Ottawa, l’expansion du financement destiné à ses programmes en français et la persistance, jusqu’aux années 1970, d’un bilinguisme à « dominance française[24] » au sein de la population étudiante et du corps professoral, en particulier à la Faculté des sciences sociales, ont sans doute entretenu dans la capitale un attachement plus fort à l’endroit d’une certaine conception du bilinguisme institutionnel. Inversement, l’engagement moins explicite de la charte de la Laurentienne vis-à-vis de la culture française en Ontario, la baisse rapide des effectifs francophones peu après sa fondation et le déséquilibre plus marqué entre francophones et anglophones dans l’accès aux programmes d’études supérieures ont pu nourrir, très tôt, le sentiment chez plusieurs de ses étudiants et professeurs que la création d’une université française s’imposait. Quoi qu’il en soit, cette fracture interrégionale a contribué, autant que les divergences de vue sur les fins mêmes de l’Ontario français, à la difficulté d’obtenir un consensus sur la question universitaire au sein de la communauté universitaire franco-ontarienne.

Notes

*  Ce texte est une version abrégée d’une étude parue dans les pages de la Revue du Nouvel-Ontario (n° 41, 2016, p. 121-195).

[1] Brigitte Caulier, Karine Hébert, Martin Pâquet et Louise Bienvenue, « Pour l’Université de l’Ontario français », Le Devoir, 21 novembre 2018.

[2] Joseph Yvon Thériault, « L’université et la société en Acadie », dans Faire société. Société civile et espaces francophones, Sudbury, Éditions Prise de parole, 2007, p. 228.

[3] Il faut ajouter à cette liste l’Université de Hearst, petite institution affiliée à l’Université Laurentienne, mais qui a la particularité d’être la seule institution universitaire unilingue française de la province.

[4] Serge Dupuis, Alyssa Jutras-Stewart et Renée Stutt, « L’Ontario français et les universités bilingues (1960-2015) », Revue du Nouvel-Ontario, n° 40, 2015, p. 18.

[5] Michel Bock, « La théologie au service du bon-ententisme à l’Université d’Ottawa : le père oblat Georges Simard (1878-1956), ou comment un groulxiste devient loyaliste », Cahiers Charlevoix, n° 11, 2016, p. 213-160.

[6] Voir E.-Martin Meunier et Jean-Philippe Warren, Sortir de la « Grande Noirceur ». L’horizon personnaliste de la Révolution tranquille, Sillery, Septentrion, 2002, 207 p.

[7] La Vie culturelle des Franco-Ontariens. Rapport du Comité franco-ontarien d’enquête culturelle, Ottawa, [s.é.], 1969.

[8] Voir notamment Fernand Dorais et l’équipe Franco-Parole, « J’sus pas d’accord ! », Réaction, septembre 1973, p. 18-19.

[9] Stacey Churchill et coll., Éducation et besoins des Franco-Ontariens. Le diagnostic d’un système d’éducation. 2 volumes, Toronto, Conseil de l’éducation franco-ontarienne, 1985.

[10] Jean-Pierre Pichette, « L’université française en Ontario : une question de temps », Revue du Nouvel-Ontario, n°  7, 1985, p. 8-9.

[11] Georges Bélanger, « L’enseignement de la littérature et de la culture franco-ontariennes », Revue du Nouvel-Ontario, n° 7, 1985, p. 63-64.

[12] Gaétan Gervais, « L’enseignement supérieur en Ontario français (1848-1965) », loc. cit., p. 44-45.

[13] Gaétan Gervais, « Le Canada-Français : un phare illuminé sur mille citadelles », Francophonies d’Amérique, n° 4, 1994, p. 166.

[14] Gaétan Gervais, « La stratégie de développement institutionnel de l’élite canadienne-française de Sudbury ou le triomphe de la continuité », Revue du Nouvel-Ontario, n° 5, 1983, p. 72.

[15] Gaétan Gervais, « Le Canada-Français : un phare illuminé sur mille citadelles », loc. cit., p. 166.

[16] Sur l’itinéraire professionnel et intellectuel de Gaétan Gervais, voir François-Olivier Dorais, Un historien dans la cité. Gaétan Gervais et l’Ontario français, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2016, 264 p.

[17] Lettre de Roger Guindon reproduite dans André Nadeau, « Un aîné parle aux “jeunes loups », Le Droit, 1989, AUL, Fonds de l’ACFO Sudbury, P039, boîte 19, dossier : « 1989 – Coupures de presse (UFO) »

[18] Robert Bousquet, « Le recteur D’Iorio émet ses appréhensions », Le Droit, 14 octobre 1989, p. 11.

[19] Antoine D’Iorio, cité dans « Collation des grades d’automne : l’Université francophone, c’est nous, dit le recteur », Gazette de l’Université d’Ottawa, vol. 2, n° 4, 1989, p. 3.

[20] Ibid.

[21] John Daniel, « “Separatist forces” at work in Laurentian », Sudbury Star, 25 mars 1989, p. 4.

[22] «  Les professeurs participent à la réflexion  », Le Droit, 10 octobre 1989, p. 5.

[23] Joseph Yvon Thériault, « L’Université d’Ottawa et la francophonie. Revenir à sa vocation première », Le Droit, 6 mars 1998, p. 19.

[24] L’expression est de Gaétan Gervais (« L’enseignement supérieur en Ontario français… », loc. cit., p. 36).