Recension de l’ouvrage de Mary Anne Poutanen : Une histoire sociale de la prostitution : Montréal, 1800-1850

Publié le 25 janvier 2022

Une histoire sociale de la prostitution | les éditions du remue-ménage

Amélie Dufresne, candidate au doctorat en histoire à l’Université du Québec à Montréal

Le présent ouvrage, publié en 2021, offre une traduction française de Beyond Brutal Passions : Prostitution in Early Nineteenth-Century Montreal parue en 2015. Cette édition arrive à un point nommé, puisque la pandémie de la COVID-19 a considérablement aggravé les inégalités sociales, y compris la marginalisation des travailleuses du sexe[1]. Cette publication permet d’enrichir notre compréhension de la prostitution hétérosexuelle à Montréal pour la première moitié du XIXe siècle. Mary Anne Poutanen y analyse principalement les interactions des femmes justiciables avec leurs familles, la société et les représentants de la justice. À l’instar de plusieurs autres historiennes étudiant le travail du sexe, l’autrice se penche sur les femmes accusées de prostitution pour retracer leurs parcours, et non simplement sur les lois ou les positions morales de la société face à ce commerce. L’agentivité des femmes accusées de prostitution tient une place centrale dans cet ouvrage. L’historienne soutient en effet que le comportement sexuel jugé hors norme de ces femmes était, en fait, l’expression de leur agentivité qui se voyait réprimée par leur famille, leurs voisins et les policiers. Grâce à l’utilisation de sources très variées telles que des documents d’archives judiciaires, des recensements, des journaux, des registres paroissiaux et la base de données du programme de recherche en démographie historique, l’autrice parvient à construire une histoire de la prostitution qui se concentre principalement sur les femmes, la sexualité et le pouvoir judiciaire.

Les trois premiers chapitres constituent la première partie de l’ouvrage qui se concentre sur les femmes justiciables par une analyse des lieux de leur pratique et les différents types de prostitution (de rue et en maison). Le premier chapitre présente donc la géographie du travail du sexe. L’autrice retrace les lieux très variés ou s’implante ce commerce allant des faubourgs à la rue Notre-Dame jusqu’aux fermes situées sur les versants du Mont-Royal. L’omniprésence de ce commerce dans la ville crée des interactions entre des individus de diverses classes, et généralement une certaine tolérance à l’égard des travailleuses du sexe règne jusqu’au moment où elles transgressent trop les normes collectives. Le deuxième chapitre aborde la vie dans les maisons closes. L’autrice offre d’abord un portrait (âge, classe sociale, ethnicité, etc.) des femmes arrêtées pour tenir ce type d’établissement ou pour y avoir travaillé.

Ensuite, l’autrice s’intéresse au chemin menant des femmes à tenir ce type de commerce. Par exemple, Élisabeth Deganne a installé un commerce prostitutionnel dans sa maison à la fois pour pouvoir subvenir aux besoins de sa famille, s’occuper de ses enfants et de son époux mourant, et effectuer les tâches domestiques. D’autres femmes, comme Lucie Lenoir, optent pour le travail du sexe pour accéder à une indépendance économique, sociale et sexuelle. L’autrice démontre aussi que les femmes pouvaient travailler entre elles, mais aussi avec des membres de leur famille dans les bordels. Un autre point important de ce chapitre que l’autrice aborde est la question des risques encourus. Les travailleuses du sexe sont susceptibles de connaitre des violences physique et sexuelle, les clients risquent de se faire voler, les tenancières tentent parfois de saboter le commerce de la concurrence, etc. La vie dans les bordels peut donc se révéler dangereuse dû au mélange hétéroclite d’individus qu’on y retrouve, à la consommation d’alcool et aux jeux d’argent, notamment.

Finalement, dans son troisième chapitre, l’historienne aborde plus spécifiquement la prostitution de rue. L’autrice offre d’abord un portrait des femmes arrêtées pour ce motif en s’intéressant à leur âge et à leur ethnicité par exemple et elle note certaines différences entre elles et les travailleuses dans les bordels. L’autrice poursuit en questionnant les motifs qui peuvent pousser des femmes vers la prostitution de rue. Elle en identifie plusieurs, tel que la survie, la volonté d’indépendance, l’alcoolisme ou un mariage malheureux, pour nommer que ceux-là. Les solidarités et les liens affectifs liant les travailleuses du sexe entre elles ou avec des vagabonds sont aussi abordés dans ce chapitre. Étudier ces relations permet de rendre compte de leur importance dans les stratégies de survie des travailleuses. Par exemple, certaines d’entre elles aidaient des soldats à commettre des vols ou d’autres crimes dans le but de recevoir une protection, de quoi se nourrir ou se loger.  

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, constituée des quatre chapitres suivants, Poutanen s’intéresse aux interactions de ces femmes avec le système judiciaire. Pour ce faire, elle procède à une étude attentive des plaintes, des peines, de leurs relations avec les policiers et de leurs stratégies pour se tirer de leurs démêlés avec le système judiciaire. Dans le quatrième chapitre, l’autrice met l’accent sur la procédure judiciaire. Elle y présente, notamment, les lois ayant trait au travail du sexe, le traitement des plaintes et les procédures d’arrestation. Par le fait même, elle brosse un portrait des plaignants. On remarque alors qu’il s’agit majoritairement d’hommes et de femmes de la classe populaire francophone ou anglophone faisant partie du voisinage des accusées. Les agents de police sont aussi nombreux à arrêter des travailleuses du sexe et à porter plainte contre elles. Ensuite, l’historienne s’intéresse aux récits retrouvés dans les dépositions. Elle démontre notamment que ces dépositions sont caractérisées par des formules stéréotypées et fournissent des renseignements sur le lieu et les individus fréquentant ces maisons closes.

Dans le cinquième chapitre, l’autrice présente un aspect fort intéressant soit les relations entre les policiers et les travailleuses du sexe. Si certains policiers arrêtent des femmes pour sollicitation, ils peuvent, par ailleurs, leur extorquer de l’argent, de l’alcool ou des services sexuels, alors que d’autres peuvent aussi louer des logements à des femmes connues des forces de l’ordre pour s’être prostituées ou encore tenir un bordel. Dans ce même chapitre, Poutanen explique comment les travailleuses du sexe pouvaient utiliser leurs relations avec des policiers à leur avantage pour obtenir de la protection ou éviter une arrestation. Dans le chapitre suivant, l’historienne porte son attention sur les procédures judiciaires impliquant les travailleuses du sexe. Elle note tout d’abord la différence de traitement entre les travailleuses de rue et de maison. L’appareil judiciaire rend les travailleuses de rues presque toutes coupables et elles sont soumises à de lourdes peines tandis que les autres travailleuses ne sont généralement pas reconnues coupables. L’autrice présente également le fonctionnement de la procédure judiciaire et les moyens employés par les accusées pour éviter d’être reconnues coupables, par exemple elles ne se présentent pas devant le juge à temps et elles présentent leurs propres témoins. Finalement, dans le dernier chapitre, l’historienne s’intéresse à l’institution de la prison et aux peines subies par les travailleuses du sexe. Elle aborde différents éléments tels que les conditions de vie en prison, la durée de l’emprisonnement et les peines infamantes. De plus, elle met de l’avant les multiples rôles que pouvait tenir la prison, offrant parfois un refuge pour les travailleuses du sexe qui désiraient se nourrir, se loger et se faire soigner.   

Avec cet ouvrage Mary Anne Poutanen brosse un portrait global et limpide de la prostitution montréalaise de la première moitié du XIXe siècle en mettant de l’avant l’agentivité des femmes qui s’inscrivent dans ce commerce. Elle retrace autant le parcours de vie des travailleuses du sexe que leurs relations avec la communauté (famille et voisinage) et les forces de l’ordre, en passant par leur cheminement dans le système judiciaire. L’attention que Poutanen accorde aux vécues de ces femmes marquent assurément un point fort de cet ouvrage, puisque sa lecture des sources et son argumentaire offrent au lectorat une vision juste de l’expérience de ces travailleuses. Elle ne fait pas de ces travailleuses du sexe des victimes ou des êtres ayant réussi à s’émanciper du système patriarcal, elles les montrent pour qui elles sont réellement, soit des femmes qui exercent une profession particulièrement difficile pour diverses raisons en fonction de leurs parcours de vie. Un autre élément fort de cet ouvrage est assurément l’attention que porte l’autrice aux voix des travailleuses du sexe. Cela nous permet de mieux comprendre leurs expériences et leurs stratégies pour évoluer dans ce milieu. Par ailleurs l’autrice explique bien pourquoi elle a choisi d’employer cette méthode qui « […] donne à celles qui ont exercé ce métier leur place légitime comme agentes actives de l’histoire de Montréal. »[2] Un autre point fort de l’ouvrage doit être mentionné, soit le fait que l’autrice parvient à bien présenter les changements qui s’effectuent au sein du phénomène prostitutionnel pour la période étudiée. Par exemple, elle met de l’avant qu’à partir de 1830, la tolérance envers les travailleuses du sexe diminue de plus en plus et que les habitants de Montréal protestent davantage contre elles. De plus l’autrice effectue aussi une analyse qui s’inspire de l’intersectionnalité, concept issu des féministes afro-américaines, pour démontrer comment la classe sociale ou l’ethnicité influencent les capacités d’agir et le vécu de ces femmes. L’autrice parvient donc à mettre de l’avant différentes perspectives dans son argumentaire et réussit de ce fait à enrichir la compréhension du lecteur du phénomène prostitutionnel pour cette période. Avec ce livre, l’autrice comble un vide important dans l’historiographie des femmes, de l’urbanité et du fonctionnement du système judiciaire au Québec. Par ailleurs, cet ouvrage s’inscrit dans la même lignée que de nombreux historiens, comme Tony Henderson[3], Erica Marie Benabou[4] ou Annick Riani[5], s’étant intéressés au travail du sexe en milieu urbain à Londres, Paris ou Marseille notamment. Son ouvrage se relève donc un incontournable pour toutes personnes voulant en apprendre davantage sur le phénomène prostitutionnel au début du XIXe siècle à Montréal.


[1] Liotard, Philippe. « Vulnérabilités des corps méprisés : Les travailleuses et travailleurs du sexe au temps du COVID-19 », Revue internationale et stratégique, 3, 119 (2020) : 129-138.

[2] Mary Anne Poutanen, Une histoire sociale de la prostitution : Montréal, 1800-1850, Montréal : les éditions du remue-ménage, 2021, p. 400.

[3] Tony Henderson, Disorderly Women in Eighteenth-Century London : Prostitution and Control in the Metropolis, 1730-1830, Londres : Routledge, 1999.

[4] Erica Marie Benabou, La prostitution et la police des mœurs au XVIIIe siècle, Paris : Perrin, 1987.

[5] Annick, Riani, « Pouvoirs et contestations : la prostitution à Marseille au XVIIIe siècle (1650-1830) », thèse de Ph. D., Université Provence, 1982.