Recension de Tax, Order, and Good Government. A New Political History of Canada, 1867-1917 de Elsbeth Heaman

Publié le 31 janvier 2019

Par Gabriel Monette, Université de Montréal

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Il peut être surprenant qu’un philosophe s’intéresse à un ouvrage d’histoire fiscale. On s’attendrait plutôt des philosophes qu’ils réagissent à des enjeux normatifs, comme la justification de l’impôt ou les enjeux entourant les paradis fiscaux. Dans son plus récent livre, l’historienne Elsbeth Heaman se garde bien d’une approche normative et privilégie plutôt l’analyse du discours politique sur la taxation au Canada. Cet aspect fait de son ouvrage une contribution historique utile pour les philosophes: elle y dissèque et discute ce qu’on a dit sur la fiscalité dans les décennies charnières de la construction du pays. L’auteure reconnaît d’entrée de jeu que son projet est ambitieux : présenter une histoire politique du Canada par le biais de la fiscalité.

Les questions discutées avec érudition et détail par Heaman résonnent avec l’actualité, car l’enjeu de la fiscalité canadienne n’est pas clos. Déjà le gouvernement canadien sous la gouverne de Justin Trudeau a récemment relancé les discussions sur l’impôt en proposant quelques changements de paliers d’imposition et de règles concernant l’incorporation des professionnels.les. Une proposition de cette nature était toute faite pour faire polémique et faire réagir les commentateurs.trices et l’opinion publique[1]. Heaman nous montre dans son ouvrage que ce genre de débat faisait réagir d’une manière semblable il y a plus d’un siècle. Cela témoigne de l’imminente actualité de cet ouvrage pour la mémoire militante de tous ceux et celles qui veulent une fiscalité plus juste. Les enjeux de fond sont toujours les mêmes : les enjeux distributifs, la variété des types de taxation, la question du libéralisme et le fédéralisme. La tension entre une redistribution juste et le contrôle oligarchique des institutions politiques demeure le point central de la problématique et Heaman présente avec perspicacité les tensions autour de la réforme de la taxation.

Présenter les discussions politiques qui ont entouré les transformations fiscales au Canada comme le fait Heaman dans Tax, Order, and Good Government. A New Political History of Canada, 1867-1917 est un projet ambitieux. Il suffit de voir l’ampleur et la diversité de ses sources pour saisir la complexité des enjeux soulevés par les débats sur la fiscalité canadienne à la veille de la Grande Guerre. L’auteure mobilise autant les documents légaux que les discours prononcés par divers acteurs de la scène politique et de la société civile, des articles de journaux, etc. La recherche de Heaman couvre l’ensemble du Canada tant au niveau des provinces (Colombie-Britannique, provinces maritimes, Ontario, Québec, etc.) que des grandes municipalités (Montréal, Toronto). Tout cela donne un portrait dense et documenté.

Sur le plan historique, la contribution de Heaman est importante. Plus encore, elle permet, au fil d’une fresque historique détaillée, de prendre connaissance de l’ensemble des arguments utilisés pour parler de la chose fiscale au tournant du XXe siècle. Le travail de l’auteure est d’autant plus intéressant qu’en plus de montrer les débats entourant les discours sur la fiscalité, elle décrit finement ses impacts réels sur les populations. On y voit la brutalité de ses effets sur les populations immigrantes et l’injuste manière dont l’impôt a été utilisé sur les populations qui allaient fonder le Canada. Heaman montre bien comment l’impôt a servi à contrôler et dominer les populations immigrantes. Il y a donc à la fois des enjeux culturels et des enjeux de classe. On comprend alors pourquoi certains voyaient dans les enjeux fiscaux la recette idéale pour une « guerre universelle (universal war)[2] ». À l’autre bout du spectre se trouvent les tentatives de lutte contre la pauvreté qui se développent dans les grandes villes canadiennes à l’époque. L’auteure insère avec pertinence ces discussions dans le cadre d’un libéralisme naissant qui n’a pas encore pris la forme que nous lui connaissons. Elle présente les résistances au régime libéral. Elle ne manque pas de montrer qu’au libéralisme britannique qui arrive de l’Empire britannique se mélangent les influences des progressistes américains et même des théories marxisantes qui commencent à faire sentir leur influence.

Son portrait distingue clairement, d’un côté, des élites canadiennes gouvernantes, bien à la barre du pays et, de l’autre, une multitude de groupes et de citoyens éparpillés à travers le Canada naissant, résistant aux diverses taxes imposées par le gouvernement. On pourrait aisément voir là une grille de lecture machiavélienne où on trouve d’un côté le groupe dominant et de l’autre ceux cherchant à résister à cette domination[3].

Tout au long de l’exposé sur les enjeux politiques et moraux de l’impôt, l’analyse de Heaman se démarque par son caractère nuancé. En premier lieu, on parle de réciprocité, c’est-à-dire le rapport entre la contribution que fait le citoyen et les biens et services qu’il reçoit. Cet enjeu se mêle rapidement aux enjeux culturels comme l’immigration pour faire la base des différents conflits fiscaux de l’histoire canadienne. On ne manque pas de pouvoir voir entre les lignes les abus possibles dans des contextes d’asymétrie du pouvoir. En somme, le travail de Heaman, par-delà l’étude historique de la fiscalité, analyse en fait les dynamiques de pouvoir qui ont traversé le Canada à la fin du XIXe siècle.

La structure générale de l’ouvrage est claire. Elle présente en alternance d’un côté les révoltes fiscales, c’est-à-dire des contestations plus ou moins intenses contre le régime fiscal, et de l’autre les tensions causées par la pauvreté et la richesse, le tout amené chronologiquement. La première partie discute de la construction du gouvernement fédéral et les tensions qui ont émergé des projets liés au développement d’un gouvernement central, notamment ce qui a entouré l’expansion dans l’ouest. Elle y discute par exemple les enjeux régionaux de l’intégration au projet canadien tout comme les enjeux raciaux qui ont été centraux, notamment en Colombie-Britannique avec les nouveaux immigrants chinois[4], sans oublier les populations autochtones.

La seconde partie commence par le cas de Montréal, le cœur industriel et manufacturier du Canada à cette époque et première ville canadienne à développer des banlieues prolétaires paupérisées. Il s’agit là certainement d’une contribution importante à la réflexion sur la ville et elle a le potentiel d’apporter beaucoup aux philosophes de la ville qui développent des théories défendant l’idée selon laquelle c’est par le biais des municipalités que seront revigorés les politiques progressistes et égalitaires. C’est une perspective qui résonne fortement avec le travail de Heaman qui montre bien que Montréal a été le lieu d’une lutte féroce entre les élites urbaines qui abusaient de leur pouvoir politique et financier pour perpétuer une pauvreté crasse dans la ville[5]. L’auteure s’attarde ensuite aux réactions face aux taxes corporatives à Toronto et aux questions tarifaires aux frontières.

L’histoire qu’elle retrace se termine au moment où la nécessité de la Première Guerre mondiale force l’État canadien à mettre en place un impôt sur le revenu. C’est l’événement qui annonce le triomphe de la fiscalité progressive. On conscrit les citoyens tout en conscrivant la richesse des plus opulents d’entre eux. Ce moment marquera la transition vers un paysage politique canadien radicalement transformé et redistribuera non seulement un peu la richesse, mais contribuera également à restructurer les dynamiques politiques entre les groupes d’influence, les citoyens.nes et les élites canadiennes. L’arrivée d’un outil fiscal comme l’impôt sur le revenu a lancé les transformations qui allait être la nouvelle donne du siècle suivant, un contexte à la fois semblable sur le fond (les questions distributives), mais radicalement nouvelle en ce qui concerne les politiques débattues. Avant ce moment, les taxes avaient de multiples formes et les divers conflits que Heaman retrace exemplifient les divers espaces où se déployaient ces débats. Il y a les taxes sur les propriétés qui enrageaient les élites propriétaires, les tarifs qui dérangeaient les commerçants.tes, les taxes à la consommation et une multitude d’autres petites taxes directes et indirectes qui touchaient diverses strates de la population. D’autres commentateurs de l’ouvrage n’ont pas manqué de présenter la discussion sérieuse des enjeux linguistiques et culturels dans les mailles des tensions fiscales[6]. Il est vrai que, dans l’immense quantité d’enjeux soulevés par l’auteure, on peut bel et bien y trouver de la matière pour analyser ce qui se passait au Québec entre les groupes linguistiques, mais ce n’est qu’un sujet parmi un florilège d’autres cas discutés avec force de détails.

Ce que nous présente Heaman n’est pas simplement une histoire des types de taxations et des réactions politiques des citoyens canadiens à celles-ci, mais bien une histoire politique des conflits distributifs à une époque où se construisait l’État canadien. C’est une histoire de pauvreté et de richesse. C’est une histoire de solidarité, par la nature redistributive de la fiscalité, mais aussi conflictuelle et adversative entre les divers groupes touchés par les taxes et les impôts.

En conclusion, la contribution qu’Heaman fait est donc non seulement impressionnante sur le plan historique et philosophique, mais aussi pertinente pour la compréhension approfondie des tensions qui traversent les questions fiscales aujourd’hui. Non seulement offre-t-elle une analyse sérieuse du matériel historique important sur les enjeux fiscaux au Canada, mais elle propose en même temps une contribution importante sur l’histoire politique des dynamiques de pouvoir au sein même de la jeune confédération. Pour les philosophes, le travail de Heaman offre une présentation érudite, critique et instructive des débats entourant la fiscalité dans un pays en transformation, au moment où le libéralisme ne faisait que commencer à s’installer et était en constante transformation.


[1] Pensons par exemple à la forte résistance qui a été mobilisée par les lobbys professionnels contre les changements en lien avec l’incorporation. Les médecins et les avocats.tes ont notamment été sur les barricades pour défendre ce privilège fiscal.

[2] Elsbeth Heaman, Tax, Order, and Good Government: A New Political History of Canada, 1867-1917, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2017, p. 129.

[3] John P McCormick, Machiavellian Democracy, Cambridge, England; New York, Cambridge University Press, 2011.

[4] Heaman, Tax, Order, and Good Government, chap. 4.

[5] Ibid., chap. 5.

[6] Marc Vallières, « Heaman, E. A., Tax, Order, and Good Government. A New Political History of Canada, 1867-1917 (Montréal-Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2017), 582 p.. », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 72, no. 1 (été 2018), p. 101–104.