Réfléchir en temps de crise

Publié le 29 avril 2020
Sommaire des premiers numéros des revues L’Esprit international, L’Année politique française et étrangère, Affaires étrangères et L’Europe nouvelle

Florence Prévost-Grégoire, candidate au doctorat à University College Dublin[1]

Comme plusieurs d’entre nous, depuis maintenant près de sept semaines, je vis dans un nuage de confusion causé par la perte de repères. S’alternent angoisse, tristesse, colère et lassitude face à la situation. Au travers de cela, il y aussi l’appréhension quant au travail et à la rédaction. Une réflexion m’habite pourtant : la pandémie se présente en quelque sorte comme une occasion pour empreindre mon travail d’historienne d’une émotion longtemps recherchée. Ma thèse de doctorat portent sur l’internationalisme des intellectuel.le.s français.es après la Première Guerre mondiale.  Alors que je n’ai peu, voire pas du tout accès à ce que ces gens pouvaient ressentir au sortir de la guerre (et ce n’est pas faute d’avoir cherché dans de très nombreuses archives personnelles), l’expérience que nous vivons sur les plans collectif et individuel est potentiellement ce qui me permettra le mieux de comprendre dans quel état d’esprit ces intellectuel.le.s se trouvaient lorsqu’elles et ils ont mis sur papier leurs idées chargées d’espoir pour un monde nouveau. 

Avant même la fin de la Première Guerre mondiale, un grand effort de réflexion sur le maintien de la paix s’est organisé en France pour éviter qu’un conflit d’une telle ampleur ne se reproduise. L’atteinte de cet objectif a d’abord été envisagée sur la base d’une meilleure gestion des relations entre les nations. S’appuyant sur l’idée d’internationalisme, les contemporain.e.s ont imaginé une organisation (en l’occurrence la Société des nations) pour arbitrer les conflits entre les nations et encourager les échanges entre elles. Avec davantage d’arbitrage, d’interconnexions et d’interdépendance, la guerre n’aurait plus raison d’être. Convaincu.e.s de la valeur de l’arbitrage international et de l’intérêt de créer la Société des Nations, les intellectuel.le.s français.es ont vite tourné leur réflexion vers d’autres enjeux : de quelle façon articuler cet internationalisme et les instances nouvellement créées? Quels genres d’échanges mettre de l’avant? Comment, concrètement, changer la conception que les gens se faisaient de leur monde? Comment, enfin, cultiver ce que plusieurs nommaient « l’esprit international »? Les horreurs de la guerre ont motivé les intellectuel.le.s à investir l’internationalisme et à imaginer un monde nouveau.  Les années 1920 ont conséquemment été le théâtre d’un grand bouillonnement d’idées.

Tout ne fut pas si simple. Et c’est en cela que je comprends mieux l’état d’esprit des protagonistes de ma recherche. Repenser le monde s’est avéré une tâche particulièrement ardue, ne serait-ce que face au défi d’imaginer des structures, des relations et un « esprit international » complètement neufs. Pour les penseur.seuse.s des années 1920, cela se traduisait d’abord par un intérêt marqué pour les idées qui avaient déjà été imaginées avant la guerre, comme celles de la paix par le droit (une paix organisée par un système de droit international). On recourait également aux analogies domestiques à des fins figuratives : les relations entre nations étaient comparées à celles entretenues par les individus à l’intérieur des communautés nationales. Une rhétorique similaire mobilisait de nombreuses métaphores familiales dans lesquelles chaque pays était associé à un membre de la grande famille des nations et où les rôles et les statuts étaient calqués sur les dynamiques de pouvoir de la cellule familiale. En d’autres termes, le système international était pensé comme un élargissement des relations organiques qui constituaient la base de la société. Les nouvelles circonstances ont aussi suscité beaucoup d’espoirs pour de nombreux projets et idées, dont plusieurs ont échoué ou ne sont pas advenus. Je pense entre autres aux différents plans de réformes internationales des programmes scolaires menés par la Société des Nations dans les années 1920, une politique jugée finalement trop ambitieuse puisqu’elle prévoyait l’implication de la SDN dans les programmes de différents pays.

La pensée de ces intellectuel.le.s françai.se.s m’est accessible par les articles publiés dans des revues traitant d’enjeux internationaux. Si la majorité des articles visait surtout à rapporter ce qui se passait sur la scène internationale, d’autres étaient plus philosophiques et analysaient les stratégies à adopter pour transformer le monde et éviter qu’un nouveau conflit aussi violent ne se reproduise. Dans les deux cas, un même sentiment motivait les réflexions : la guerre avait permis de faire table rase, il fallait donc en profiter pour véritablement changer les choses.

Les parallèles entre la situation de ces intellectuel.le.s ayant pensé l’internationalisme dans l’après-guerre et le contexte actuel sont nombreux. Même si nous comprenons maintenant que la pandémie ne se résorbera de sitôt, nous avons déjà commencé à penser au monde de l’après-COVID-19. Frappée par certaines correspondances qui me rapprochent des gens au cœur de ma thèse, cette question tourne dans ma tête : que se passe-t-il quand, en tant qu’historienne, on se retrouve soudainement dans une situation semblable à celle de notre sujet d’études et quand les limites entre notre réalité et celle du passé étudié deviennent de plus en plus floues?

Comme historien.ne, on nous apprend rapidement qu’il ne faut pas juger le passé, qu’il faut essayer de le comprendre en remettant les choses dans leur contexte, en prenant en considération les croyances et les habitudes des gens de l’époque. Ce rapprochement, forcé (mais aussi bienvenu) avec mes sources, révèle finalement pour moi la nécessité de faire preuve d’indulgence et de compassion envers ceux et celles que l’on étudie. Par indulgence et compassion j’entends ceci : se rappeler qu’au-delà du contexte, derrière les évènements étudiés se cachent des individus aux histoires personnelles, des individus aux émotions bien réelles. En tant qu’ historien.ne.s, la prise en compte de ces émotions peut enrichir notre compréhension du passé. C’est « l’univers mental » des gens de ces époques qui peut être recréé par cette émotivité retrouvée, celle témoignée par les acteurs.trices ou imaginée a posteriori par l’historien.ne.

L’historiographie récente de l’internationalisme de l’entre-deux-guerres est déjà indulgente en ce sens qu’elle met en évidence ce qui a été accompli par des organismes comme la SDN, plutôt que de souligner son échec à empêcher la Seconde Guerre mondiale. Dans le cas plus particulier de l’histoire des idées, faire preuve d’indulgence permet d’aller encore un peu plus loin. Sans mettre de côté mon esprit critique ou faire preuve d’un relativisme absolu, j’arrive à mieux comprendre certaines attitudes des intellectuel.le.s francais.e.s. Un exemple : l’attachement presque obsessif que ces dernier.ière.s accordaient à l’idée d’objectivité dans leur façon de penser l’international. Si la croyance en l’existence d’une science objective est attribuable au contexte scientiste du début du siècle, il est pertinent de se demander s’il n’y avait pas quelque chose de rassurant et d’apaisant dans l’idée de se tourner vers la science et la raison alors que le monde venait de basculer. Aujourd’hui, je ne suis plus l’historienne qui comprend de façon théorique que l’objectivité faisait partie des croyances de l’époque ; je ressens au fond de moi-même pourquoi ces gens se sont tournés vers des « certitudes » comme celles offertes par la science. N’est-ce pas ce que je fais moi-même chaque jour alors que je consulte une tonne d’articles qui rapporte l’avis d’expert.e.s?

Enfin, ce regard neuf sur mes sources me donne envie de tirer une leçon. En cette période difficile, il est important d’être indulgent.e.s envers nous-mêmes comme individus, mais aussi comme société. Repenser le monde au moment même où l’on doit encaisser le choc de la pandémie et ses conséquences n’est pas chose facile. Prendre conscience de la difficulté de penser et de faire sens d’un monde en plein changement ne nous permettra peut-être pas de trouver les meilleures solutions aux problèmes de notre époque (même si je le souhaite ardemment), mais peut-être cela nous permettra-t-il de nous libérer d’une certaine pression et de mieux apprivoiser les défis qui nous attendent.  Si certains des projets imaginés dans l’entre-deux-guerres ne se sont pas réalisés, les réflexions des années 1920 sur l’internationalisme, par exemple la volonté de gérer la santé publique à l’échelle planétaire, ont survécu à la SDN et ont un impact qui se fait encore sentir aujourd’hui.



[1] Je tiens à remercier de tout coeur Vincent Houle pour ses commentaires et son aide lors de la rédaction de ce texte.