Retour sur l’atelier « Le colonialisme d’implantation au Québec: un impensé de la recherche universitaire? »  (25-26 novembre 2021)

Publié le 15 mars 2022

Par Kathleen Villeneuve, candidate à la maîtrise en histoire à l’Université de Montréal

Du 25 au 26 novembre 2021 s’est tenu, à l’Université de Montréal, l’atelier « Le colonialisme d’implantation au Québec : un impensé de la recherche universitaire? ». Organisés par les professeur.es Catherine Larochelle et Ollivier Hubert, ces échanges avaient pour but de faire un état des lieux du champ d’étude sur le colonialisme d’implantation qui, mieux développé ailleurs, est encore balbutiant au Québec. L’atelier était ainsi pensé comme un premier pas vers le développement potentiel d’un champ d’étude sur le colonialisme québécois, dans un contexte où « l’agnosie coloniale[1] » limite encore les débats, dans cette province peut-être plus qu’ailleurs. Les présentations ont été regroupées en panels thématiques représentant les lieux physiques ou symboliques à travers lesquels le colonialisme d’implantation se fraie un chemin.

Les mots

D’entrée de jeu, Philippe Néméh-Nombré invite à repenser le lexique conceptuel du colonialisme d’implantation/de peuplement, traduction francophone des settler colonial studies. Les mots participant à la production du sens des objets qu’ils représentent, il importe de porter attention aux termes choisis pour désigner des réalités complexes et chargées. Tandis que les chercheuses militantes autochtones et racisées du tournant du 21e siècle mobilisaient des concepts sans ambiguïté pour exprimer la dimension destructrice et violente du projet colonial – « conquête », « impérialisme », « génocide » –, le champ des settler colonial studies, développé dans le milieu universitaire australien puis exporté à l’international, s’éloigne de ces termes en les absorbant dans l’expression du settler colonialism, que Néméh-Nombré considère trop neutre. S’appuyant sur les réflexions de Joanne Barker, qui remarque que le terme « settler » renvoie à la réconciliation, à l’entente, à la résolution, le chercheur propose d’étendre l’analyse au lexique conceptuel francophone du colonialisme d’implantation/de peuplement et à l’imaginaire qu’il convie. Tandis que le terme « implantation » signifie, dans son acception la plus commune, l’action de s’introduire ou de s’installer, celui de « peuplement » réfère à l’action de peupler, d’accroître délibérément la population d’un territoire. Ces notions renvoient à des processus créateurs et productifs, donc positifs, tout en évacuant la dimension violente et destructrice du colonialisme. Ces choix lexicaux représentent ainsi une forme d’euphémisation du processus colonial, un effacement de la « violence des antagonismes » qui compromet une démarche réellement décoloniale. En contexte québécois, cette modération du langage court le risque additionnel d’alimenter le mythe encore très présent du métissage harmonieux et de la proximité entre colons français et Autochtones.

Ce mythe va d’ailleurs de pair avec celui du Québécois « colonisé », une problématique soulevée par Ollivier Hubert et Mathieu Paradis. Les deux chercheurs observent, à partir des années 1960, le remplacement du terme « conquis » par celui de « colonisé », utilisé par certains Québécois pour se désigner. Afin de comprendre le sens de ce changement, ils étudient la revue Parti pris (1963-1968)qui théorise un socialisme décolonisateur fondé sur la représentation des Québécois en victimes du colonialisme britannique et étatsunien. Le discours de la revue est fondé sur un emprunt indiscriminé à la littérature décolonisatrice de l’époque; citant Aimé Césaire, Albert Memmi ou Frantz Fanon, les Partipristes s’identifient « sans bornes » à la figure du colonisé, allant jusqu’à décrire les Québécois comme une « communauté indigène », une « tribu dans sa réserve », victime d’un « génocide culturel ». Puisqu’elle entretient une vision binaire du colonialisme au sein de laquelle les Québécois sont les victimes, la revue reste muette sur le rôle décisif des Canadiens français dans le processus de dépossession subi par les populations autochtones. En vérité, cet emprunt aux théories décolonisatrices sert non pas à représenter fidèlement la condition des Canadiens français, mais à créer discursivement une réalité qui sert l’agenda souverainiste des Partipristes. La manipulation des faits et des concepts à laquelle se livre Parti pris, et l’effacement des peuples autochtones qui en résulte, peuvent être identifiés comme une forme de violence coloniale que l’on retrouve encore aujourd’hui dans certains débats, par exemple, sur le racisme systémique.

Selon Sarah Henzi, le fait que les Québécois se réclament d’une certaine autochtonie, à travers le mythe du métissage ou l’appropriation de l’identité d’Autochtone colonisé, va à l’encontre de toute tentative réelle de décolonisation. À travers les mots d’écrivains.es autochtones, notamment le Wendat Louis-Karl Picard-Sioui et les Innues Natasha Kanapé-Fontaine et Joséphine Bacon, la chercheuse étudie le rapport qu’ils et elles entretiennent avec leur identité. Picard-Sioui illustre comment le colonialisme se déploie par le langage quand il dit vivre dans un pays dont les deux langues officielles sont pour lui des langues étrangères, ou quand il mentionne l’effacement des civilisations autochtones à travers le remplacement des noms originels de lieux par le colonisateur. À l’inverse, les mots peuvent être le chemin vers la guérison dans un contexte où une restitution physique des terres paraît impossible : à défaut de pouvoir « reprendre possession des terres géographiques », dit Natasha Kanapé Fontaine, « je souhaite me réapproprier nos territoires imaginaires, philosophiques, culturels, humains ». Elle dit rêver d’un pays où les gens l’appelleraient « Innue » plutôt qu’« autochtone ». En 1976, dans Eukuan nin matshi-manitu innushkueu/Je suis une maudite Sauvagesse, An Antane Kapesh se réapproprie le mot « sauvagesse », en tire une fierté, car il réaffirme son identité de femme autochtone tout en l’opposant au colonisateur, qu’elle dit « moins civilisé ». Mais son livre est ignoré à l’époque : d’après Naomi Fontaine, qui signe la préface de la dernière édition du livre de Kapesh, le Québec alors en pleine révolution veut « bâtir un pays », et voit le territoire et ses ressources comme son « salut »; une « ardeur nationaliste » qui ne laisse pas de place au récit de Kapesh. Sarah Henzi, pour qui ce manque d’écoute est un problème toujours actuel, affirme la nécessité d’un « dialogue mutuel, respectueux, consensuel et réciproque » qui laisse place aux voix « de ceux qui ont été réduits au silence ».

Le territoire

Bien que l’étude des mots permette d’explorer l’univers rhétorique et les représentations collectives du colonialisme, la manière dont ce dernier se déploie dans l’espace physique en est aussi une composante fondamentale qui ne doit pas être négligée. À ce titre, Jean-Philippe Bernard et Mathieu Arsenault proposent de se détacher des grandes structures théoriques du colonialisme pour le ramener à son expression locale à travers une approche microhistorique. Jean-Philippe Bernard se penche sur la réserve de Témiskaming qui, dans le contexte de la Grande Dépression et du retour à la terre, est cédée à la paroisse voisine de Nédelec en 1939, après des années de campagne agressive de la part des colons blancs désireux d’accaparer ces terres fertiles. Le chercheur étudie à travers ce cas l’implication de différents agents du colonialisme : le maire, le curé et le fonctionnaire des Affaires indiennes. Ces trois hommes, bien que motivés par des intérêts qui leur sont propres, reproduisent le langage et les mécanismes du colonialisme d’occupation. Le maire de Nédelec mobilise la rhétorique de la terra nullius et justifie son engagement dans cette lutte pour la cession par le fait que les terres fertiles de la réserve ne sont d’aucune utilité pour les Autochtones, et que les leur laisser constituerait un frein à la colonisation. Le rôle du curé, qui use de son influence auprès des Autochtones convertis de la réserve, témoigne de la place centrale de l’Église dans le projet colonial, tandis que le fonctionnaire des Affaires indiennes, par l’utilisation qu’il fait de ses prérogatives, détermine au niveau local la manière dont les Autochtones vivent la politique coloniale étatique. Tous à leur manière et selon leurs intérêts propres, ces hommes jouent un rôle important dans la concrétisation du projet colonial dont ils se font les porteurs. 

Mathieu Arsenault étudie le colonialisme municipal au 19e siècle à travers deux exemples de terres autochtones ayant fait l’objet de tentatives d’accaparement par les colons blancs voisins : le territoire malécite de Viger et la réserve de Kahnawà:ke. Comme pour Témiskaming, des rhétoriques colonialistes sont mobilisées par les administrations municipales pour obtenir satisfaction. Dans le cas de Viger, une pétition présente la réserve comme un « obstacle », les Autochtones qui l’habitent étant supposément inaptes à l’exploiter correctement. L’urgence de l’accaparement est justifiée par l’émigration de Canadiens.ne.s français.es vers les États-Unis, qui prend des proportions inquiétantes; la cession de la réserve est présentée comme bénéfique au projet colonial de peuplement en permettant de retenir les Canadien.ne.s au pays. Quant à Kahnawà:ke, les terres sont convoitées pour leur beauté et les opportunités de villégiature qu’elles offrent aux bourgeois.es de Montréal. On avance l’image d’un Autochtone fantasmé qui vit de chasse et de pêche dans les bois et qui ne cultive pas la terre pour convaincre du gaspillage représenté par la réserve. De façon intéressante, les communautés des deux réserves reprennent la rhétorique coloniale à leur avantage dans leur appel à la protection de la Couronne. Elles tentent de se présenter comme « plus colons que les colons », affirmant ne pas vouloir retourner à la vie dans les bois. Les Malécites de Viger vont même jusqu’à accuser le gouvernement d’être un « obstacle à la colonisation », puisqu’il ne leur fournit pas les semences et autres appuis nécessaires à leur sédentarisation. Au final, la communauté de Kahnawà:ke aura gain de cause et conservera son territoire, mais pas celle de Viger.

L’appropriation du territoire par le colonisateur ne se fait pas toujours de manière aussi manifeste que par la saisie légale d’une réserve. Adèle Clapperton-Richard, Caroline Desbiens et Justine Gagnon se penchent sur les effets socioculturels du développement économique de la Côte-Nord pour les Innus de la région. Pour sa thèse de doctorat, Adèle Clapperton-Richard étudie dans une perspective géohistorique l’accaparement du Nitassinan (territoire ancestral innu) par différents projets de développement industriel depuis le début du 20e siècle. Elle veut mesurer comment les savoirs et pratiques liés au territoire chez les Innus de Pessamit sont affectés et, particulièrement, comment les femmes ont vécu l’exploitation de la région. En étudiant précisément les projets de foresterie, d’hydroélectricité et de villégiature, la chercheuse évoque un engrenage d’accaparement : les sentiers déboisés pour la coupe forestière ouvrent le territoire à la villégiature, les chalets et les clubs privés de chasse et de pêche se multiplient, s’établissant sur les terres des Innus sans consultation. Se donne à voir la rencontre entre deux visions irréconciliables de l’espace : tandis que le colonisateur voit dans les forêts et les rivières des ressources à exploiter, ces dernières constituent pour les Innus le fondement de leur rapport au territoire, un rapport qui se retrouve déstructuré par cette exploitation. Le harnachement des rivières par Hydro-Québec représente un problème particulièrement important, puisqu’elles sont des voies de transport fondamentales pour les Innus.

Caroline Desbiens et Justine Gagnon approfondissent cette dernière problématique relative aux cours d’eau en explorant, dans une perspective de géographie critique, sa dimension socioculturelle telle que vécue par les Autochtones de la Côte-Nord. Le point de départ de leur réflexion : la pièce de théâtre J’aime Hydro, de Christine Beaulieu, et ses « absences structurantes », soit celles d’une ontologie autochtone des rivières et d’une représentation des paysages humanisés. Malgré ses bonnes intentions, en présentant les rivières comme des espaces naturels inoccupés, la pièce reconduit le regard colonial, l’idée de terra nullius, de conquête de la nature sauvage. Les deux chercheuses invitent plutôt à reconnaître le réseau hydrographique comme un espace culturel et culturalisé, associé à une spiritualité, à un mode de vie, à une mémoire topographique, et à un vécu. Le débat public sur les enjeux énergétiques touchant l’hydroélectricité, auquel contribue J’aime Hydro, ne tient pas compte de l’occupation historique des cours d’eau par les populations autochtones ; ce faisant, il constitue une forme « d’occupation » symbolique des territorialités autochtones. Selon les deux chercheuses, une intégration de l’expertise et de la mémoire des communautés autochtones est nécessaire pour « décoloniser le récit sur les rivières du Québec ».

La recherche et l’éducation

Une telle intégration des perspectives autochtones est permise notamment par le comité de coordination de la recherche dirigé par David Bernard au Bureau du Ndakina, qui représente le Grand Conseil de la nation Waban-Aki. Devant les partenariats de recherche de plus en plus nombreux avec des chercheurs.ses universitaires, le Bureau forme en 2017 un comité ayant pour fonction de mieux encadrer ces travaux par l’établissement de politiques permettant d’assurer que les recherches réalisées respectent les savoirs et les besoins de la nation. Le protocole mis sur pied par le comité repose sur les principes PCAP des Premières Nations : possession, contrôle, accès, propriété des données. Ces dispositions font de la nation la détentrice des données produites par les recherches, qui sont conservées sur le serveur du Grand Conseil, et donnent au comité la liberté d’accepter ou de rejeter les projets proposés. Mais, alors que les nouvelles politiques servent mieux les intérêts des Abénakis, ceux-ci font face à un excès de sollicitation de leur savoir. Le nombre d’entrevues à réaliser et de projets à évaluer se multiplie. Il reste donc à trouver un équilibre afin de s’assurer que le comité demeure un service utile à la communauté.

Il importe aussi de se pencher sur la manière dont les récits historiques enseignés dans les écoles québécoises incluent les points de vue autochtones. Aude Maltais-Landry étudie le programme du cours Histoire du Québec et du Canada (HQC), obligatoire au secondaire, pour voir comment « l’impensé du colonialisme d’implantation » s’y ressent. D’entrée de jeu, elle analyse le lexique du programme : le terme « colonialisme » ne s’y retrouve nulle part, tandis que le mot « assimilation » est utilisé non pas pour parler des Premières Nations, mais des Canadiens français. Selon la chercheuse, le lien entre l’arrivée des Européen.ne.s en Amérique et la dépossession du territoire est ténu, voire inexistant. Des entrevues réalisées auprès de 21 enseignant.e.s ont cherché à savoir comment ils et elles résument les grands axes de l’histoire du Québec et ce qu’ils et elles pensent de l’idée d’ajouter les expériences historiques des Premiers Peuples au cours d’HQC. Ces entretiens révèlent que les enseignant.e.s sont ouverts.es à l’inclusion des expériences autochtones, mais inconfortables d’enseigner une autre perspective que la leur; l’un d’eux propose plutôt d’inviter des personnes autochtones dans sa classe. Le récit historique québécois que livrent ces enseignant.e.s est généralement assez classique et très près du programme du cours d’HQC; il est centré sur la dualité Français/Anglais et tient compte des Autochtones seulement jusqu’à l’arrivée des Européens.nes. Un défi de nature fonctionnelle est aussi identifié par plusieurs enseignants.es, qui évoquent la difficulté de changer leur enseignement devant les contraintes de temps qu’ils et elles subissent.

Les hommes

Catherine Larochelle et Daniel Rück explorent la manière dont la construction du genre, et particulièrement le genre masculin, est entrelacé avec le colonialisme. Catherine Larochelle évoque les louanges dont la figure de l’oblat Albert Lacombe est l’objet après son décès en 1916, un discours qui mêle sans distinction le travail religieux du missionnaire et le « progrès » qu’il a permis dans la colonisation du pays. Parti dans l’Ouest canadien au 19e siècle pour fonder des missions et évangéliser les Autochtones, Lacombe joue aussi un rôle d’agent de colonisation pour les Canadiens.nes français.es, de pacificateur dans le cadre de la construction du chemin de fer transcontinental et de médiateur dans la signature de certains traités; en d’autres termes, il déborde de son rôle de religieux et agit comme facilitateur de la colonisation. Personnage alors fort admiré au Québec, le père Lacombe est célébré dans une biographie publiée au moment de sa mort et distribuée dans tous les centres francophones du Canada et des États-Unis. L’héroïsation de personnages coloniaux et les valeurs diffusées à travers elle – notamment par les femmes – constitueraient-elles une « reproduction idéologique » du colonialisme?

Selon Daniel Rück, la masculinité est un facteur clé dans le déploiement et la perpétuation du colonialisme d’implantation. Le chercheur se réfère au récit chrétien de la Création, dans lequel l’homme a le monopole de l’agentivité, domine la nature, tandis que les femmes sont une « afterthought », Ève étant créée par Dieu pour combler la solitude d’Adam. Ce que Rück nomme le « settler patriarchy » serait le résultat naturel d’un tel imaginaire fondé sur la hiérarchisation, permettant à ceux qui trônent au sommet de cette catégorisation de décider « who is expendable and who is given priority », ouvrant la voie à l’exploitation de la terre et des créatures, humaines ou non. Pourtant, ce patriarcat colonial « made itself unseen and taken for granted »; il est une force invisible qui détermine les rapports sociaux et oriente le développement de l’État. En épluchant les journaux intimes d’Otto Klutz (1852-1921), un bourgeois d’origine allemande arpenteur pour le gouvernement canadien, Rück trouve un homme qui mesure les terres qui seront enlevées aux Premières Nations et données aux colons, un homme qui multiplie les propos racistes et misogynes dans un journal qui, pourtant, est tenu pour la postérité et souvent partagé à ses proches. Daniel Rück invite à reconnaître le profond entrelacement historique entre le patriarcat et le colonialisme d’implantation et à développer des modèles masculins positifs pour espérer ébranler l’ordre colonial patriarcal qui est toujours le nôtre.

Brian Gettler explore quant à lui la complexité de l’expression masculine en contexte colonial à travers la personne de Louis-Philippe-Ormond Picard Arôsen (1879-1930), un membre illustre de la communauté wendate de Wendake. Photographe amateur, il a laissé des photos agrémentées de légendes de son cru qui permettent d’avoir un aperçu de ses idées et de son univers de représentations à travers une double analyse iconographique et textuelle. C’est un personnage complexe et contradictoire à bien des égards, que l’on pourrait qualifier à bon droit de « colonisateur colonisé ». Homme d’affaires issu d’une des rares familles bourgeoises de Wendake, il sera l’un des fondateurs des Picard Gold Mines. Il s’exprime surtout en anglais et il est un patriote convaincu et un militaire de carrière, fier de servir la Couronne britannique. Les thèmes militaires sont d’ailleurs très récurrents dans ses photos : parades, monuments, médailles. Bien qu’il soit lui-même autochtone, Picard paraît célébrer l’écrasement de la rébellion du Nord-Ouest. On retrouve aussi dans ses photos ce que Brian Gettler identifie comme un « settler’s gaze », possiblement ironique: photos de Wild West shows, d’Autochtones à cheval, portraits de lui posant près d’un chef autochtone ou d’une habitation qu’il nomme « Indian hut ». Malgré cela, on le retrouve aussi parfois dans le rôle d’activiste engagé dans la politique autochtone. Fait de contradictions, il milite pour ses droits en tant qu’Autochtone et profite en même temps de ce que la société coloniale a à offrir. En ce sens, Picard brouille les cartes lorsqu’on se penche sur la question du colonialisme d’implantation.

Les institutions

L’étude du colonialisme d’implantation ne peut laisser de côté celle de ses héritages encore visibles dans les institutions; c’est ce que font Ariane Benoît, François Dansereau et Samir Shaheen-Hussain. À travers une étude des soins de santé apportés aux enfants inuit en situation d’adoption, Ariane Benoît explore comment l’implantation d’un peuple qui impose sa culture affecte les pratiques culturelles des populations autochtones, en l’occurrence celle de l’adoption coutumière. Conçue pour répondre à des besoins sociaux ou familiaux, cette pratique très commune chez les Inuit est vécue comme une coutume positive qui resserre les liens dans la communauté. Elle est toutefois affectée par l’institutionnalisation des soins à l’enfance, d’abord au 20e siècle par la prise en charge des enfants autochtones par des institutions religieuses, puis par la rafle des années 1960 quand plus de 20 000 enfants inuit sont adoptés par des familles allochtones. En 1976, la création de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) aggrave le problème : son fonctionnement ne prend en compte ni le principe d’adoption coutumière ni les besoins particuliers des enfants inuit, et offre peu de ressources pour que ces derniers restent en contact avec leur langue et leur culture. On assiste cependant aujourd’hui à une certaine réappropriation des soins de l’enfant par les Inuit. En 2001, une modification de la loi sur la protection de la jeunesse exige que les enfants inuit soient placés en priorité au sein de la famille élargie, de leur village ou au moins de leur territoire, avant de considérer l’adoption en famille allochtone. En 2020, la loi C-92 permet l’autonomisation des services de protection de l’enfance par la création d’un service par et pour les Inuit. Malgré que certaines communautés aient commencé à se prévaloir de ces nouveaux droits, on observe malheureusement un certain décalage entre la loi et la pratique.

François Dansereau étudie la dimension intellectuelle et épistémologique du colonialisme d’implantation telle qu’elle se manifeste dans les espaces archivistiques. La valeur des archives est fondée sur des conceptions eurocentriques reconnaissant une autorité officielle et une validité légale à certains documents textuels, des « fictions légales qui évoquent des droits de souveraineté imaginés et construits pour l’entreprise coloniale » dit Dansereau reprenant la notion élaborée par Raymond Frogner, qui sont inopérantes dans la tradition orale en vigueur chez les Autochtones. En ce sens, la production d’archives repose sur la délégitimation des récits, des perspectives et des systèmes culturels autochtones, ce qui fait des dépôts d’archives et autres institutions de mémoire des « plaques tournantes » de l’effacement des Premiers Peuples. Les archivistes ont adopté dans leurs valeurs professionnelles une position de neutralité qui mène souvent à l’absence de perspective critique. Il en résulte une « validation des visions du monde et perspectives coloniales représentées sous forme documentaire ». De la même manière, l’absence de problématisation au sujet de la provenance des documents et «l’insertion non critique de langage offensant » dans leurs descriptions constituent selon le chercheur une reproduction de la violence coloniale. Toutefois, le lancement de plateformes numériques contrôlées par des communautés autochtones est en plein essor, surtout aux États-Unis, et des orientations critiques des pratiques archivistiques se développent actuellement dans le monde anglophone. Ces nouvelles orientations visent à mettre de l’avant les responsabilités de l’archiviste et l’impact sociétal de son travail afin que s’épanouissent les dimensions émancipatrices et réparatrices de l’archivistique, notamment par la mise en contexte des documents et la révision des descriptions inappropriées. C’est malheureusement une approche encore peu explorée au Québec et, selon François Dansereau, largement discréditée au niveau institutionnel.

Le pédiatre urgentiste Samir Shaheen-Hussain dénonce quant à lui l’establishment médical et son rôle actif dans le projet colonial canadien depuis les tout débuts de la colonisation. Le colonialisme médical est défini comme « une culture ou une idéologie enracinée dans un racisme anti-autochtone systémique et faisant appel à des pratiques et à des politiques médicales pour établir, maintenir ou faire avancer un projet colonial génocidaire ». C’est un problème que le médecin a pu observer à travers la règle québécoise interdisant aux parents d’accompagner leurs enfants lors des transports médicaux aériens, une disposition qui affectait de façon disproportionnée les Autochtones du Nord-du-Québec avant d’être abolie en 2018 grâce à la campagne « Tiens ma main ». Cette injustice vécue par les communautés autochtones du Nord est déterminée par des rapports de pouvoir historiques et par les politiques coloniales passées, notamment par le choix de ne pas doter les réserves autochtones d’infrastructures médicales, malgré les recommandations faites à cet effet depuis les années 1940. S’inscrivent dans la même lignée les milliers d’enfants autochtones disparus « dans et par le système de santé » dans les années 1970. Durant la campagne « Tiens ma main », le gouvernement Couillard avait initialement refusé d’abolir la pratique de non-accompagnement, prétextant ne pas disposer des moyens budgétaires nécessaires. Ce refus d’employer le budget de l’État au bénéfice des Premiers Peuples, dans un pays dont la prospérité repose sur l’accaparement de leurs terres et de leurs ressources, peut être vu comme une reconduction du colonialisme québécois.

L’atelier s’est terminé par quelques mots de conclusion des professeurs.es Caroline-Isabelle Caron, de l’Université de Queen’s, et David Meren, de l’Université de Montréal. Tous deux ont rappelé l’importance de la terminologie employée dans l’étude du colonialisme d’occupation, la nécessité de porter attention à ce que les mots choisis mettent en évidence ou, au contraire, occultent. Malgré l’importance fondamentale du lexique, David Meren appelle à ne pas accorder une importance excessive à la théorisation, pour ne pas passer à côté de la « messiness » du colonialisme tel qu’il se déploie dans les couches les plus intimes de la vie des individus. Selon lui, il faut reconnaître les limites du cadre d’analyse national, qui laisse peu de place à la complexité du phénomène colonial. S’ancrer dans le contexte local permettrait de dépasser la tension entre la théorie et la réalité historique du colonialisme, de révéler des agentivités et des résistances autochtones qui ne seraient pas nécessairement visibles autrement. Soulignant un vent de changement dans le milieu académique, Caroline-Isabelle Caron invite les universitaires à saisir cette opportunité pour déconstruire le récit historique hérité du colonialisme et « délégitimer les souverainetés coloniales » afin de laisser place aux discours et points de vue autochtones. Elle rappelle toutefois que cette responsabilité doit être partagée par l’ensemble de la population québécoise si l’on veut voir un véritable changement.

Je tiens à remercier Benoît Gaudreault pour son aide précieuse dans la rédaction de ce compte-rendu.


[1] Le concept d’agnosie coloniale désigne l’idée selon laquelle le colonialisme d’occupation, en tant que structure de pouvoir envahissante, englobante et génocidaire, reste incompris par la population des États colonisateurs. Une dissonance cognitive s’installe dans l’esprit du colon, qui refuse de voir les conséquences de ses actions sur les Premiers Peuples. Voir : Manu Vimalassery, Juliana Hu Pegues et Alyosha Goldstein, « Introduction : On Colonial Unknowing », Theory & Event, vol. 19, n°4, 2016. https://muse.jhu.edu/article/633283 ; Mark Rifkin, « Settler Common Sense », Settler Colonial Studies, vol. 3, n°3-4, 2013. https://doi.org/10.1080/2201473X.2013.810702.