« Sauvage », « esclave » et « Nègres blancs d’Amérique » : hypothèses sur le complexe onto-politique québécois

Publié le 11 avril 2019

Par Philippe Néméh-Nombré, doctorant en sociologie à l’Université de Montréal

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Parti Pris, vol. 5, n.6 (mars 1968). Ce numéro de Parti Pris sort en même temps que Nègres blancs d'Amérique.

Parti Pris, vol. 5, n.6 (mars 1968). Ce numéro de Parti pris sort en même temps que Nègres blancs d’Amérique.

Ce texte est la transcription d’une communication présentée le 21 mars 2019, dans le cadre du colloque Maintaining Post-Colonial (Dis)Order à l’Université McGill, organisé par le Collectif interdisciplinaire de recherche sur les identités collectives (CIRIC).

« Aucun peuple n’a le monopole de la souffrance! Bien des blancs se sont fait exploiter et se font encore exploiter! Parlez-en à mes grands-parents qui ont défriché une terre de plusieurs acres à la pelle et à la chaine dans un rang misérable du fond de la Beauce. Sentaient-ils le ‘privilège blanc’? Je ne crois pas. »

« Sachez qu’avant la Révolution Tranquille, les Canadiens français étaient considérés par le pouvoir anglophone comme de vulgaires ‘porteurs d’eau’. Je vous suggère comme lecture, un classique québécois : Nègres blancs d’Amérique. Vous allez peut-être prendre conscience que vous n’avez pas été les seuls exploités de l’histoire… On pourra alors parler des stigmates que nous portons nous aussi, les Québécois. »

Voilà des extraits de l’un des messages les plus polis que j’ai reçus durant les semaines qui ont suivi l’annulation, par le Festival de jazz de Montréal, des représentations du spectacle SLAV de Betty Bonifassi et Robert Lepage. Celui-ci m’a particulièrement marqué. D’abord, accessoirement, parce qu’il est somme toute non-violent dans son ton, même plutôt pédagogique dans son intention, étrangement. Mais, ensuite, surtout parce qu’il met en scène de manière particulièrement juste, concise et efficace deux éléments qui m’apparaissent incontournables pour penser les présents et les futurs des sociétés euro-américaines (ou dans les sociétés euro-américaines) de façon générale, et au Québec de manière probablement encore plus précise et pressante.

Deux éléments, donc. D’une part, la façon dont interagissent différentes relations et figures onto-politiques[1] racialisées, ou si on veut différentes figures d’une mythologie raciale, dans le présent politique du Québec – par exemple quand il est question de « défrichage », dont l’usage discursif présuppose et entretient la substitution et la fossilisation de toute existence autochtone, ou encore de « nègres » blancs, dont la mobilisation permet d’imager l’extériorité d’une pleine humanité. Plus précisément, ces extraits illustrent la manière dont l’auto-compréhension franco-québécoise émerge, existe et se reconduit par la mise en dialogue de deux figures : celle du « sauvage » comme quelque chose de passé, donc de pré- ou ante-ontologique, et celle de l’« esclave », du « nègre » comme la négation de l’existence et de la liberté, donc comme une figure anti-ontologique qui peut être mobilisée métaphoriquement, sans égards à l’existence réelle de personnes et communautés noires. Ce premier élément, donc, le jeu entre ces figures onto-politiques, ces différentes manières intéressées et contextuelles de racialiser les formes d’existence. Et d’autre part, un second élément, à savoir que le message cité en introduction identifie aussi très habilement l’endroit où intervient le fameux texte de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, dans cette structuration. Deux points que j’aimerais aborder pour essayer de suggérer, de façon assez exploratoire, certaines implications, certaines urgences et finalement certains débuts d’hypothèses pour déplier quelques dynamiques contemporaines à la lumière de l’usage de ces positions relationnelles racialisées dans (ou pour) l’affirmation franco-québécoise.

Je vais dans un premier temps revenir brièvement sur les phénomènes et processus historiques et structurels à partir desquels émergent et se solidifient les positions onto-politiques relationnelles autochtones et noires dans et face à la société coloniale blanche, c’est-à-dire la colonisation d’occupation et l’esclavage transatlantique. J’envisagerai ensuite Nègres blancs d’Amérique comme un moment pivot, un moment clé qui laisse place à un montage vraiment particulier et particulièrement tenace, dans le contexte québécois, de la mobilisation du « sauvage » passé et de l’« esclave » non-libre, du « nègre » à l’extérieur de l’existence.

Colonialisme d’occupation, esclavage transatlantique et positions relationnelles

Dans son exploration des imaginaires et des formes de colonialisme d’occupation (« settler colonialism »), Lorenzo Veracini propose, à mon avis, l’une des formulations les plus claires de la différence entre le colonialisme et le colonialisme d’occupation. Quoiqu’ils puissent coexister, se juxtaposer, ils fonctionnent selon différentes compréhensions de la souveraineté, différentes capacités et intentions de contrôle des populations et différents récits structurants et dispositions psychiques. La colonisation d’occupation, d’abord, se situe dans la médiation entre : 1) la « colonie » pensée comme un corps politique qui relève d’une agentivité et d’un pouvoir exogènes et 2) la « colonie » pensée comme une entité exogène qui se (re)produit dans un environnement donné; c’est-à-dire essentiellement qu’elle implique une collectivité (en partie) autonome qui revendique une souveraineté (en partie) désarticulée de celle de la métropole et qui prétend à une capacité régénérative et substitutive. Pour cette raison, la colonisation d’occupation s’articule et est possible par l’idéation du caractère nécessairement dispensable, éliminable, de la population autochtone et surtout des femmes et l’occultation des conditions de sa production, les conditions du processus de substitution qui la permettent. C’est dans ce sens-là, donc, que Patrick Wolfe, suggère de penser le colonialisme d’occupation comme une « logique d’élimination » dont il identifie deux dimensions, l’une négative ou destructrice et l’autre positive ou structurante : schématiquement, mais évidemment toujours en fonction d’arrangements contextuels, destructrice dans le sens de la dissolution des sociétés autochtones et structurante dans le sens de la structuration d’une société coloniale sur, à partir et en incorporant cette dissolution.

Cet aperçu – très rapide, très sommaire –  de la logique de la colonisation d’occupation sert surtout à mettre en évidence le processus qui se déploie, et non la matérialité de la colonisation depuis la Nouvelle-France. Je n’irai pas de ce côté d’abord parce que plusieurs personnes beaucoup plus compétentes que moi l’ont fait et le font[2] et ensuite parce que adosser la logique à ses effets concrets dépasse l’intention de cette présentation. Une chose, cependant : avant de poursuivre, j’aimerais attirer l’attention sur le fait que la Conquête britannique n’entame pas la colonisation d’occupation, pas plus qu’elle ne la « durcit » ou la rend moins « douce ». En fait, la France, depuis son arrivée sur la côte est du continent, entre dans les mêmes ententes légales que les autres empires européens, des ententes sur les droits monopolistiques d’acheter le territoire « découvert » aux peuples autochtones, par exemple, sans évidemment leur offrir la possibilité de ne pas vendre ; elle utilise les mêmes distorsions et manipulations discursives que les autres empires ; elle met en place le même genre de pratiques expansionnistes, de discours de tutelle et d’équilibre entre les intérêts seigneuriaux, religieux et monarchiques. Bref, à partir de la Conquête britannique – et j’insiste sur le mot « conquête » puisqu’il se distingue radicalement, dans la théorie autant que dans la pratique, de ce que j’ai présenté comme étant le processus de colonisation d’occupation –, à partir de la Conquête britannique les stratégies et pratiques coloniales sont centralisées ailleurs, mais ce qui se produit, plus qu’autre chose, c’est la reconduction d’une logique d’élimination poursuivant celle du régime français. Une logique qui facilite l’interférence dans la gouvernance des différentes communautés autochtones, leur surveillance, leur contrôle, la relation dite de « tutelle » qui entretient la dépendance, bref la structuration de l’État colonial sur, à partir et en incorporant la – tentative de – dissolution, un processus toujours en cours.

Quelques mots sur l’esclavage, maintenant. D’abord l’esclavage comme pratique économique, politique et guerrière n’est pas le fait de la modernité européenne, ni même de la modernité ou de l’Europe. Ce qu’il y a de vraiment particulier avec l’esclavage transatlantique, l’esclavage des Africain-e-s qui commence au 15e siècle et se finit officiellement au 19e siècle, ne tient pas exactement à la relation de domination extrême, au processus institutionnel, à l’aliénation de naissance, à la perte d’honneur et donc à l’ensemble des caractéristiques générales de l’esclavage, si on veut. La spécificité de l’esclavage transatlantique, n’est donc pas l’institution ou la pratique en elle-même, mais d’abord son ampleur, et plus encore le fait que ce qui se structure est une tension racialisée entre l’esclavage et la liberté – une tension, pour le dire simplement, entre par exemple le « Britons never, never, never shall be slaves » du Rule, Britannica ! et l’entente entre Français et Anglais qui prévoit en 1747 que « Every negro is a slave wherever he happens to be ».

Très simplement, et très froidement, si on s’attarde aux calculs des coûts impliqués dans l’esclavage transatlantique, la première observation qu’on peut faire est la suivante : selon une rationalité économique, tout indique que l’idéal aurait été de favoriser des esclaves européen-ne-s plutôt que des esclaves africain-e-s. La question de l’esclavage transatlantique, de l’esclavage des Africain-e-s et de la volonté d’esclaves noir-e-s ne se pose donc pas en termes exclusivement économiques, en termes d’exploitation et d’accumulation. Ce qui est également déterminant est le fait que son ampleur est parallèle au développement, ou plutôt permet matériellement, comme plusieurs auteurs et autrices l’ont remarqué[3], de matérialiser les idéaux et promesses libérales d’égalité (notamment, et significativement, l’égalité juridique entre les classes dominées et dominantes en Europe), d’émancipation par la citoyenneté, de libertés individuelles et économiques et ainsi de suite. Ce qui est en jeu n’est donc pas seulement une structuration économique, mais vraiment le fondement du rapport entre Européens et Africain-e-s, le fondement de la racialisation d’une dialectique entre liberté et absence de liberté, existence et non-existence, humain et non-humain, etc. La singularité de l’esclavage transatlantique des Africain-e-s est ainsi politique, ontologique et culturelle.

Cette lecture permet d’élargir au-delà de la rationalité économique, au-delà de la plantation par exemple, notre compréhension d’abord de l’esclavage transatlantique, mais aussi de la pérennité de ses effets, traumas et héritages déshumanisants et structurants. Au Québec et au Canada, ce rappel apparait peut-être plus essentiel encore étant donné que les enquêtes statistiques, archivistiques, démographiques et économiques, de façon générale, atténuent d’une part l’intensité de l’esclavage, présenté comme « bénin » lorsque reconnu, et d’autre part échouent dramatiquement à apprécier la structuration raciale qui sous-entend l’esclavage, en émerge et se poursuit encore aujourd’hui. Autrement dit, pour autant que l’on comprenne l’esclavage comme un processus et une structure ontologique et culturelle, l’absence et/ou l’impraticabilité d’une économie de plantation sous les régimes français puis britannique ici n’évacue en rien leurs intentions esclavagistes et la négation ontologique de l’humanité des Africain-e-s par la société coloniale. Comprendre l’esclavage au-delà de ses dimensions purement économiques et/ou statistiques permet de mieux en saisir les effets et héritages et de comprendre comment, conséquemment, au Québec, l’esclavage émerge, structure et participe encore d’une ontologie politique raciale selon laquelle les existences noires sont à l’extérieur de l’humanité.

Dans le contexte nord-américain, le colonialisme d’occupation et l’esclavage comme processus structurels et ontologiques créent, façonnent et entretiennent des positions relationnelles. En ce qui a trait à la position onto-politique autochtone, c’est-à-dire comprise comme « à civiliser », « à éliminer », « point de départ », « passé », « sauvage », etc., sa relationalité est structurée dans et à l’extérieur de la société coloniale blanche à partir d’une position, d’antériorité à dépasser. Une absence qui permet positivement l’ontologie, une précondition, un terrain à partir duquel la pensée et l’existence euro-moderne deviennent possibles et à l’intérieur desquelles cette antériorité demeurera une trace, un souvenir. Si on prend par exemple ce panel, et ma propre présentation, sans présence Kanien’kehà:ka, Haudenosaunee ou Wendat, mais en reconnaissant notre occupation du territoire non-cédé de Tio’tia:ke à la manière d’une confession, je pense qu’on ne s’éloigne pas beaucoup, à plusieurs égards, de la prégnance de cette structuration onto-politique qui crée et entretient une absence, une antériorité qui laisse des traces. La position relationnelle autochtone, en ce sens, « permet » la trajectoire de remplacement « à partir de » : je suggère de la comprendre comme ante-ontologique.

Quant à la position onto-politique noire qui sous-tend et se structure dans l’esclavage, l’inexistence en tant qu’être humain, donc l’existence noire en tant qu’objets « accumulables », « interchangeables » et « remplaçables », est ontologisée en vis-à-vis de l’humanité et de la liberté euro-modernes. En cela la position relationnelle noire construite par la modernité européenne est à comprendre comme celle d’une chose ou d’une fonction extérieure à l’humanité, une position de négation du monde, du sujet « humain » et de la pensée euro-moderne, mais (ou conséquemment) en même temps sa condition de possibilité par différenciation : voici ce qu’est ne pas être, un « nègre », voici ce qu’est ne pas être libre, un « esclave », et donc à partir de là voici ce qu’est être et voici ce qu’est être libre. C’est dans ce sens-là que je comprends la position relationnelle noire comme anti-ontologique.

Évidemment, ces propositions trop rapidement survolées ne sont pas exactement une nouveauté, et ne sont pas non plus spécifiques au Québec. Elles rejoignent assez directement, en fait, ce que des personnes comme Sylvia Wynter, Jodi Byrd, Saidyia Hartman, Frank Wilderson ou Lisa Lowe, parmi plusieurs autres, ont écrit. Mais, et c’est là-dessus que je veux insister, ce sont des positions relationnelles et un arrangement onto-politique qui s’actualisent de manière particulièrement significative et qui prend une importance significativement grande et récente dans les formulations discursives qui président à l’auto-compréhension et à la sociogenèse franco-québécoises.

Nègres blancs d’Amériques ou perfectionner une technologie de domination coloniale et raciale

Quelques citations en vrac :

« Très souvent, ils ne se doutent même pas qu’ils sont, eux aussi, des nègres, des esclaves, des nègres blancs. »

« N’ont-ils pas tout comme les Noirs américains, été importés pour servir de main-d’œuvre bon marché dans le Nouveau Monde? Ce qui les différencie : uniquement la couleur de la peau et le continent d’origine. »

« Ils devaient travailler à l’édification d’une industrie autochtone et au développement de l’agriculture et faire le plus d’enfants possible pour accroitre la main-d’œuvre et le marché. » [italique ajouté]

« Je décris notre vie de nègres comme je l’ai vécue »

« Je ne suis pas né pour être un esclave. J’entends bien être libre. »

« Une vie de nègre n’est pas une vie. Et tous les Québécois étaient (et sont) des nègres. »

Jusque-là, et avant que je lise ces passages de Pierre Vallières, on ne pouvait pas vraiment dire sur la base de ce que j’ai proposé que la structuration des relations onto-politiques racialisées était réellement distincte au Québec de ce qu’on peut voir ailleurs au Canada et ailleurs en Amérique du Nord, sinon peut-être pour ce qui est de l’anxiété du conquis.

Ce qui vient vraiment donner une coloration particulière à ces antagonismes au Québec, et donc ce que je voudrais mettre en relief notamment à la suite de Bruno Cornellier, Sean Mills, David Austin et Julie Burelle entre autres (mais en insistant peut-être un peu plus qu’eux sur la relationalité différente des positions autochtone et noire dans cet arrangement), m’apparait être la dynamique suivante : l’idée de liberté et la quête de liberté des franco-Québécois-e-s, telles qu’elles s’articulent à partir des années 1960 et de façon paradigmatique dans les termes posés par Vallières, apparaissent impensables sans la dépossession et l’occupation coloniale et sans la production active d’une non-existence noire au Québec[4], oui, mais surtout sans une réarticulation de cette logique à partir d’un point d’élocution effectivement exploité, celui de la majorité franco-québécoise de la première moitié du 20e siècle. Toute la complexité, toute la puissance, et incidemment toute la violence de cette réarticulation québécoise des positions relationnelles autochtone et noire vient, il me semble, de son émergence à partir de conditions réelles de domination vécue par la majorité franco-québécoise, et donc à mon avis de cette anxiété à avoir un accès limité, fragile, à la suprématie blanche. Une anxiété dont l’emprise dans une expérience réelle de domination et d’exploitation permet de rendre discursivement illogique toute possibilité que la majorité franco-québécoise produise ou reproduise des relations de domination, de quelque manière que ce soit.

Autrement dit, je suggère que l’histoire coloniale française et l’histoire canadienne-française en Amérique sont liées de la même façon ou presque que l’histoire et l’identité canadienne ou états-unienne à une structuration onto-politique coloniale et blanche qui ingère, d’une position consciemment dominante, les figures autochtone et noire. Mais ensuite, à partir des années 1960, l’articulation de l’identité collective franco-québécoise à émanciper est intimement liée à une restructuration plus tenace, plus féroce, plus intense encore de ce montage : cette restructuration apparait comme une condition essentielle de la sociogenèse et de l’identité franco-québécoise « à venir », « à naitre » dans la liberté, donc conditionnelle au projet de libération qui (sur)détermine contextuellement le « nous » québécois et prétend à l’équivalence des expériences avec ceux et celles qu’il opprime.

Je ne veux pas entrer dans une discussion sur la portée, à proprement parler, de cette mobilisation spécifiquement québécoise durant les années 1960 de l’ontologie politique coloniale blanche, ne serait-ce que parce que le contexte de l’époque nécessite de réfléchir à des dimensions qui dépassent mon intention présente : ce qui me préoccupe surtout, comme en témoigne les citations en introduction, c’est principalement la manière dont, disons, l’outil a voyagé. Et donc, sans chercher à établir des liens directs, des influences qui s’inscriraient dans l’esprit de ou dans la tradition de, en suggérant tout au plus des correspondances, j’ai principalement été interpellé par les manières directes ou non de faire référence à cet outil discursif sans égards à ce que Vallières entendait ou à la manière dont ses mots résonnaient dans les années 1960. De là, je propose l’idée suivante, à approfondir : l’articulation spécifique de ce montage onto-politique au Québec, dès les années 1960, à partir de la formulation de l’anxiété du conquis chez Vallières[5], a esthétisé, solidifié et perfectionné une technologie coloniale et raciale avec une finesse à mon avis difficile à égaler. Difficile à égaler parce qu’elle – comme sa légitimité – nous est présentée dans presque toutes ses déclinaisons comme une équivalence entre l’expérience du colonisateur frustré et conquis et l’expérience colonisée, entre l’expérience du maitre exploité et l’expérience de l’esclave, sous prétexte que les colonisateurs se volent des terres entre eux et que les maitres se volent des esclaves entre eux.

Vallières laisse en héritage derrière lui le processus ou le mécanisme suivant : l’oppresseur mobilise à différentes fins son expérience d’exploité passée et/ou présente, donc réelle et/ou imaginée, comme stratégie politique consciente ou non, mais en tous les cas comme élément discursif cadré dans les termes, avec les mots et aux dépends des collectivités colonisées et racisées, et ce faisant évacue sa propre violence coloniale et raciste.

Présenté dans ces termes-là, on pourrait avoir l’impression qu’aujourd’hui cette structuration n’est, essentiellement, réanimée que dans des chroniques du Journal de Montréal, par exemple, ce qui est ironique puisque Vallières était somme toute résolument progressiste. Mais pourtant, d’où l’intérêt plus grand d’en discuter, cet arrangement ruisselle de manière tout aussi explicite dans plusieurs arguments de la gauche francophone. Dans des textes écrits par des gens comme Gabriel Nadeau-Dubois, dans des quotidiens comme Le Devoir, dans la défense de SLAV par une (centre-)gauche culturelle franco-québécoise, sur des plateformes comme L’Aut’journal (mention spéciale à un texte du 8 janvier 2019 signé Pierre Dubuc) ou encore, plus largement, dans les hommages acritiques que le 50e anniversaire de la publication de Nègres blancs d’Amérique a occasionné. Mais plus encore, la naturalisation de l’arrangement est efficace au point où il détermine à mon avis des arguments, des pratiques politiques, des démarches identitaires à gauche autant qu’à droite qui n’y font pas explicitement référence, mais dont l’aisance à mettre en mouvement l’aller-retour entre l’auto-autochtonisation et la métaphore de l’esclave, du « nègre », doit être comprise à la lumière de cette réarticulation spécifique des positions relationnelles.

Bruno Cornellier, comme quelques autres, suggère dans un texte publié en 2017 dans la revue Discourse de se défaire, de se déprendre de cette « structure de sentiment » entre autres à partir des études autochtones et des études sur le colonialisme d’occupation. Je suis essentiellement d’accord avec cet engagement mais je voudrais, pour conclure, lancer quelques hypothèses et pistes à augmenter, infirmer ou dépasser, bref à discuter, pour orienter dans différentes directions d’éventuelles recherches en ce sens :

  • Je pense qu’il est urgent de cadrer ces dynamiques au-delà d’un complexe identitaire, et commencer à réfléchir sérieusement le contexte québécois à la lumière des enquêtes et des études qui décortiquent les antagonismes, relations et structures onto-politiques issus de la colonisation d’occupation et de l’esclavage, notamment chez Wynter, Lowe, Byrd ou Wilderson, comme je l’ai mentionné plus tôt. À ma connaissance, mais j’aimerais me tromper, ça ne se fait pas encore réellement.
  • Ensuite, cette déclinaison particulière de l’arrangement des positions relationnelles dans le contexte colonial et racial du Québec pointe, à mon avis, vers la nécessité de vraiment explorer de front les relations et éventuellement les intimités décoloniales entre peuples autochtones et communautés noires ici. D’une part pour mieux nous comprendre dans nos relationalités, mais aussi d’autre part pour envisager les futurs décoloniaux et antiracistes à partir de nos expériences situées, donc pour imaginer à partir de la matérialité des rapports en présence.
  • Et finalement, il m’apparait utile de penser, pour la combattre, la puissance de la rhétorique anti-musulmane et islamophobe en l’inscrivant dans cette triangulation et dans la déclinaison particulière du nationalisme qu’elle entretient, disons le nationalisme d’occupation, dont les manifestations sont tout aussi spécifiques au Québec. L’idée d’être assiégé par une menace civilisationnelle, extérieure, contre-ontologique si on veut, s’alimente certainement de la capacité à se dire chez soi et s’adosse tout aussi certainement aux sentiments qui émergent de la représentation d’une liberté qui serait encore ou toujours en péril. Ici, il s’agit notamment de contextualiser l’articulation du chez-soi et de la liberté en péril précisément dans le complexe onto-politique québécois

[1] Par « onto-politique », j’entends grosso modo les rapports et relations entre formes d’existence (réelles ou imaginées) – et ce qu’ils structurent.

[2] Je pense notamment, pêle-mêle et sur des aspects et périodes différentes, aux travaux et réflexions d’An Antane Kapesh, Allan Greer, Shiri Pastarnak, Darryl Leroux, Pierrot Ross-Tremblay, Alain Beaulieu, Audra Simpson, Leanne Betasamosake Simpson, Bruno Cornellier, Laura Schaefi, Daniel Salée, Georges Sioui, Brian Gettler, Jonathan Lainey, Catherine Larochelle et de collègues ici chez HistoireEngagée.ca.

[3] Notamment Sylvia Wynter, Lisa Lowe, Cedric Robinson, David Eltis, Saidiya Hartman ou encore Aníbal Quijano, Walter Mignolo et Howard Winant.

[4] D’ailleurs, c’est important de le noter, pour limiter le relativisme historique : au même moment, des personnes comme Robert Tremblay chez Partis pris (la même année et le même mois dans son cas, comme en témoigne l’image qui illustre ce texte), ou Monique Chenier qui écrivait comme Vallières dans Révolution québécoise, s’intéressent aux communautés noires ici. Par exemple, comme le remarque Sean Mills, Chenier s’indigne en 1965 que tandis que des solidarités avec les militant-e-s noir-e-s d’ailleurs se construisent, et c’est le titre de son article, « la ségrégation raciale ça existe à Montréal ».

[5] Et je serais même prêt à dire : contre l’intention honnête de Vallières – pour ce que l’intention et l’honnêteté veulent dire dans les rapports de pouvoir. Disons : à partir de son inaptitude analytique dramatique et violente, mais honnête.