Sortons du Blois ! Un appel des historiennes françaises contre la domination masculine de la discipline historique

Publié le 6 novembre 2018

Le 3 octobre dernier, une lettre co-rédigée par 15 historiennes françaises était publiée sur le site du journal français Le Monde. Cosignée par 440 historiennes (qui étaient rendues 520 lors de la parution en version papier dans l’édition du 12 octobre), la tribune « Sortons du Blois! » met en lumière le manque de parité au sein de la discipline historique. HistoireEngagée.ca reproduit aujourd’hui cette lettre en soutien avec nos consoeurs françaises. Nous espérons aussi que cette diffusion outre-Atlantique suscitera un débat de la même nature dans le milieu historien québécois et canadien.

Par le collectif d’historiennes françaises « Les Faiseuses d’histoire »

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Comme chaque année, la communauté historienne inaugure son salon du livre. Les Rendez-vous de l’histoire de Blois sont d’abord, comme le dit le dépliant, une « gigantesque librairie » d’histoire où se pressent des centaines d’éditeurs et d’auteurs venus rencontrer leurs lecteurs. D’année en année, cette manifestation s’est imposée comme le moment de visibilité unique donné à la production et à la recherche historiques, avec ses stars, ses invités, ses évités, ses dîners, ses conférences à guichet fermé.

Blois n’est qu’un symptôme, celui de la persistance de la prédominance masculine dans un contexte de féminisation progressive, mais fragile, du corps académique. Si elle s’articule solidairement à d’autres luttes dont l’urgence s’impose aujourd’hui avec force, contre le harcèlement sexuel notamment et contre toutes les discriminations, la résistance à cette forme de domination répond à une même nécessité. Dans les sciences humaines, les femmes représentent près de la moitié du corps des maîtres de conférences mais ne sont plus que 29% dans le rang professoral et 25,5% au sein des directions de recherche au CNRS. En outre, les femmes deviennent professeures à un âge plus avancé, avec une différence de salaire constatée de près de 1000 euros en fin de carrière. Surtout, la domination masculine dans le champ historique est palpable dans les espaces de visibilité et de pouvoir académique : les directions de publication, de revues, de collections, les lieux de prestige (au Collège de France 3 historiennes pour 12 historiens, seulement 1/3 de directrices dans les établissements de recherche français à l’étranger, etc.). Enfin la prédominance des hommes est écrasante dans les grandes collections d’histoire qui offrent de la visibilité aux travaux de recherche : exemples parmi tant d’autres, sur les 219 livres publiés dans la collection la Bibliothèque des histoires de Gallimard, 16 sont signés par des femmes ; dans L’univers historique du Seuil, 28 livres publiés par des femmes pour 199 signés par des hommes.

Certes, la position subalterne des historiennes est partiellement le fruit de discriminations « indirectes ». Elles répondent moins souvent que les hommes aux sollicitations des institutions, se présentent moins nombreuses à l’agrégation ou à l’Habilitation à Diriger des Recherches, candidatent moins aisément aux appels à communiquer et à publier. Elles sont souvent réservées à l’idée de prendre la parole dans les médias. Alors quoi ? Les femmes seraient donc les premières responsables de leur marginalisation académique ?  Un tel raisonnement se heurte à une réalité incontestable : si les femmes publient moins, c’est d’abord parce que leur temps n’est pas celui des hommes. Même si nous connaissons des collègues masculins à la pointe de la parité domestique, notre société fait encore largement porter la responsabilité du soin de la cellule familiale – des enfants, mais aussi des parents âgés – aux femmes. Dans l’université, cela se traduit aussi souvent par un engagement intense auprès des étudiants et des étudiantes dont chacun sait qu’il est chronophage. À bien des égards, le temps des femmes est compté. Leurs dossiers comportent statistiquement moins de publications à âge égal que ceux des hommes, moins de participations à des colloques supposant des déplacements, et en amont, moins de missions prolongées en archives ou sur le terrain. S’il est vrai que, doucement, les choses changent, il est une ultime ironie : lorsque nos collègues masculins évoquent leur investissement dans les tâches domestiques, ils en reçoivent un indubitable surcroît de réputation – contrairement à leurs consœurs que personne ne songerait à féliciter.

Comment réagir ? Nous ne prétendons pas répondre de manière définitive à cette question et sans doute nos propositions ne sont-elles pas inédites – mais les historiennes et les historiens savent combien la répétition témoigne de ce qui n’a pas été entendu. C’est pourquoi aujourd’hui nous appelons nos collègues et nos institutions de tutelle à s’engager sur plusieurs points :

  • Défendre la représentation égalitaire des femmes dans les comités de recrutement et jurys de concours, où la loi l’impose, ainsi que dans les différentes instances de sélection de la recherche. Cette parité doit aussi concerner les jurys de prix, les comités d’organisation des colloques et les ouvrages collectifs, sans rigidité mais avec vigilance.
  • Modifier les critères d’évaluation : nous défendons l’excellence, mais l’entendons qualitativement plus que quantitativement. Plutôt que le nombre d’articles publiés à une date donnée, valorisons leur qualité et leur originalité, ou encore la capacité à explorer de nouveaux sujets au fil d’une carrière.
  • Prendre en compte les contraintes spécifiques des carrières féminines : le refus d’entrer dans la vie privée des femmes tout en soulignant les « trous » dans leurs CV est une attitude éminemment hypocrite et un choix politique. Les femmes ont particulièrement besoin de Congés pour Recherche (CRCT) au moment charnière de la préparation de l’HDR, et de résidences académiques où elles puissent se consacrer entièrement à la rédaction. Il pourrait être envisagé, au CNU et dans les universités, de flécher des congés spécialement sur les carrières féminines.
  • Lutter contre l’invisibilité à toutes les échelles : dans nos enseignements, en donnant à lire aux étudiantes et aux étudiants des textes d’historiennes ; dans les instances académiques, en encourageant les candidatures féminines ; dans les concours de recrutement, en veillant à ce que les jurys, à l’oral notamment, ne reproduisent pas systématiquement des réflexes anciens privilégiant l’assurance de soi sur l’expression du doute.
  • Encourager les jeunes femmes qui entrent dans la carrière : doctorantes, jeunes maîtresses de conférences et chercheuses ont besoin d’être soutenues, d’être insérées dans des réseaux, toujours si déterminants dans le champ, d’être encouragées à présenter des papiers dans des colloques et tout particulièrement à publier.
  • Enfin nous appelons tous nos collègues à la solidarité : comme certains le font déjà, ils peuvent refuser de participer à des panels ou des ouvrages composés presque exclusivement d’hommes. Ils peuvent veiller à l’égalité de l’implication dans les tâches pédagogiques auprès des étudiantes et des étudiants, contribuer à faire évoluer les critères d’évaluation des carrières dans les instances auxquels ils participent, ne pas encourager le cumul masculin des positions dominantes dans le champ académique, solliciter systématiquement leurs collègues pour leur indiquer les historiennes compétentes dans tel ou tel domaine. Cette vigilance doit s’étendre aux responsables éditoriaux, d’émissions de radio et de télévision. Elle doit être enfin, soulignons-le, celle des hommes, mais aussi des femmes, que l’a priori favorable aux hommes n’épargne pas toujours.

Notre tribune n’est pas une complainte, elle est tournée vers l’avenir. Beaucoup d’entre nous font de belles carrières. Au prix de luttes tenaces. Nous voulons que l’histoire devienne davantage l’affaire de toutes et de tous, et que les nouvelles générations puissent partager et échanger, produire collectivement et collégialement, au-delà de la différence des sexes, un récit du passé plus dense car nourri d’expériences plus riches.

 

Les 15 premières signataires sont :

Barthélémy Pascale, ENS Lyon

Blais Hélène, ENS Ulm

Callard Caroline, Sorbonne Université

Christen Carole, Université de Lille

Eismann Gaël, Université Caen Normandie

Enders Armelle, Université Paris 8

Guignard Laurence, Université de Lorraine

Larrère Mathilde, Université Paris-Est Marne-la-Vallée

Lefebvre Camille, CNRS

Maldavsky Aliocha, Université Paris-Nanterre

Poutrin Isabelle, Université de Reims Champagne-Ardenne

Rainhorn Judith, Université Panthéon-Sorbonne

Sauget Stéphanie, Université de Tours

Theis Valérie, ENS Ulm

Verdo Geneviève, Université Panthéon-Sorbonne

Voir le pdf pour la liste des 520 signatures (en date du 10 octobre 2018).