Par Louise Lainesse Candidate au doctorat en histoire Université de Montréal
Dans À l’ombre de l’histoire des autres, Camille Lefebvre, historienne spécialiste de l’Afrique de l’Ouest et directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France, nous transporte à la lisière de son champ d’expertise en nous livrant ce récit sensible de l’histoire de ses ancêtres. Sans ancrer de manière franche son récit dans l’histoire de la colonisation et de la décolonisation, Lefebvre ne renie pas pour autant ses spécialisations qui se trouvent en filigrane de sa démarche, la rendant ainsi attentive aux expériences d’altérité, souvent difficiles, vécues par ses aïeul.le.s.
Kamloops Residential School, c. 1930s. BC Archives, B-01592.
Lisa Chilton, professeure au département d’histoire de l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard
Depuis 2003, j’enseigne chaque année au moins un des cours d’histoire canadienne donnés à l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard. L’histoire du Canada avant et après la Confédération est un cours obligatoire pour les étudiant.e.s en histoire de l’UPEI. Ces cours attirent également un grand nombre d’étudiant.e.s à la recherche de cours optionnels. Au cours des deux dernières décennies, cet enseignement m’a donné d’innombrables occasions de tenter de donner un sens au passé afin de partager cette compréhension avec les étudiant.e.s, éclairant et nourrissant leurs propres questionnements. Alors que nous naviguons dans un climat sociopolitique polarisé qui classe les différents points de vue dans des « camps » opposés, y a-t-il quelque chose de plus précieux à partager aux étudiant.e.s qu’une pensée critique rigoureuse ?
Par Kathleen Villeneuve, candidate à la maîtrise en histoire à l’Université de Montréal
Du 25 au 26 novembre 2021 s’est tenu, à l’Université de Montréal, l’atelier « Le colonialisme d’implantation au Québec : un impensé de la recherche universitaire? ». Organisés par les professeur.es Catherine Larochelle et Ollivier Hubert, ces échanges avaient pour but de faire un état des lieux du champ d’étude sur le colonialisme d’implantation qui, mieux développé ailleurs, est encore balbutiant au Québec. L’atelier était ainsi pensé comme un premier pas vers le développement potentiel d’un champ d’étude sur le colonialisme québécois, dans un contexte où « l’agnosie coloniale[1] » limite encore les débats, dans cette province peut-être plus qu’ailleurs. Les présentations ont été regroupées en panels thématiques représentant les lieux physiques ou symboliques à travers lesquels le colonialisme d’implantation se fraie un chemin.
Les mots
D’entrée de jeu, Philippe Néméh-Nombré invite à repenser le lexique conceptuel du colonialisme d’implantation/de peuplement, traduction francophone des settler colonial studies. Les mots participant à la production du sens des objets qu’ils représentent, il importe de porter attention aux termes choisis pour désigner des réalités complexes et chargées. Tandis que les chercheuses militantes autochtones et racisées du tournant du 21e siècle mobilisaient des concepts sans ambiguïté pour exprimer la dimension destructrice et violente du projet colonial – « conquête », « impérialisme », « génocide » –, le champ des settler colonial studies, développé dans le milieu universitaire australien puis exporté à l’international, s’éloigne de ces termes en les absorbant dans l’expression du settler colonialism, que Néméh-Nombré considère trop neutre.S’appuyant sur les réflexions de Joanne Barker, qui remarque que le terme « settler » renvoie à la réconciliation, à l’entente, à la résolution, le chercheur propose d’étendre l’analyse au lexique conceptuel francophone du colonialisme d’implantation/de peuplement et à l’imaginaire qu’il convie. Tandis que le terme « implantation » signifie, dans son acception la plus commune, l’action de s’introduire ou de s’installer, celui de « peuplement » réfère à l’action de peupler, d’accroître délibérément la population d’un territoire. Ces notions renvoient à des processus créateurs et productifs, donc positifs, tout en évacuant la dimension violente et destructrice du colonialisme. Ces choix lexicaux représentent ainsi une forme d’euphémisation du processus colonial, un effacement de la « violence des antagonismes » qui compromet une démarche réellement décoloniale. En contexte québécois, cette modération du langage court le risque additionnel d’alimenter le mythe encore très présent du métissage harmonieux et de la proximité entre colons français et Autochtones.
Léanne Vo, étudiante en enseignement primaire et diplômée en histoire et en études autochtones
« C’est le Québec qui est né dans mon pays! » Carnet de rencontres, d’Ani Kuni à Kiuna est une invitation à la rencontre des peuples autochtones, en commençant par un tête-à-tête avec soi-même dans le but de prendre conscience de notre place dans l’histoire. Emanuelle Dufour nous offre une bande dessinée autobiographique et collaborative, concrétisée dans le cadre de son projet doctoral en recherche-création à l’Université Concordia. À travers une démarche introspective et grâce à un assemblage riche de témoignages, elle s’intéresse à la (non) rencontre entre Québécois.es et Autochtones. Les illustrations poignantes et réfléchies révèlent que les rares contacts avec les peuples autochtones sont souvent artificiels et indirects. Dans la culture populaire, dans les médias et à l’école étaient transmises – et le sont souvent encore – des représentations misérabilistes des Premiers Peuples, ce qui a participé à maintenir invisibles leurs luttes et leur existence contemporaines.
En tant que future enseignante, je considère qu’il est de ma responsabilité de briser la tendance à généraliser les réalités autochtones et à les réduire à un passé lointain. Je veux sensibiliser les jeunes aux beaux comme aux moins beaux moments de notre histoire afin de les conduire vers le dialogue et de les faire contribuer à la réconciliation. Ainsi, la BD de Dufour se présente comme un outil pédagogique des plus pertinents pour commencer l’autochtonisation des cours d’univers social, étant donné que les manuels scolaires (ou plutôt le ministère de l’éducation) tardent à emboiter le pas.
Jean-Philippe Uzel, professeur au Département d’histoire de l’art de l’UQAM, membre du GRIAAC / CIÉRA-MTL
Résumé: Les cas d’appropriation culturelle dans les arts véhiculent une représentation tronquée et fallacieuse des cultures autochtones qui perpétuent in fine leur invisibilité. Le processus de réconciliation dans les arts, entamé par les institutions et les organismes artistiques canadiens à partir de 2015, avait pour objectif de permettre une meilleure compréhension des réalités autochtones et donc de réduire leurs représentations réductrices par les artistes allochtones. Or, c’est exactement l’inverse qui s’est produit. La réconciliation a créé un contexte qui a abouti à la multiplication des cas d’appropriation culturelle, dont plusieurs ont fait la une des manchettes. Cet article analyse ce dérapage annoncé en attribuant les ratés de la réconciliation dans les arts à deux causes principales : la précipitation avec laquelle elle a été mise en place, motivée par la volonté de « tourner la page » au plus vite, et le fait que le processus ait mis exclusivement l’accent sur la souffrance des victimes, offrant une rédemption à bon compte aux responsables de cette souffrance.
En octobre 2002, dans un texte intitulé « Presence and Absence: Indian Art in the 90s[1] », le commissaire et théoricien kanien’kehá:ka (mohawk) Ryan Rice proposait un bilan des avancées des arts visuels autochtones aussi bien sur les scènes québécoise et canadienne que sur la scène internationale. Il notait qu’un véritable progrès avait eu lieu au cours des dernières décennies dans la reconnaissance des pratiques autochtones contemporaines au sein du monde de l’art, mais déplorait l’absence d’œuvres dans les grandes collections muséales. En reprenant 15 ans plus tard son texte dans une version « redux[2] », son bilan avait évolué. Il se réjouissait, cette fois-ci, de la percée des artistes dans les grandes collections et dans les expositions, mais regrettait que l’art autochtone reste encore en marge de l’écriture de l’histoire de l’art occidentale. Cet exemple nous montre que la dialectique présence/absence dans le monde de l’art est complexe, et que l’on ne passe jamais d’une absence complète à une présence totale, le chemin se fait par petits pas.
Il est utile de rappeler ceci en commençant notre propos, car il n’est pas rare d’entendre dire aujourd’hui que les artistes autochtones ont depuis quelques années pris toute la place qui leur revient, et que leur présence dans les musées, galeries d’art et centres d’artistes est maintenant un processus achevé. Ces derniers seraient passés en un temps record d’une invisibilité quasi complète à une hypervisibilité. Mais était-on sûr que le brusque passage de l’obscurité à la lumière ne crée pas des points aveugles sur la rétine des regardeurs ? Il est en effet facile de montrer que les critiques d’art allochtones qui s’extasient devant le « triomphe » de l’art autochtone ne voient pas les absences persistantes de ce dernier. C’est le cas de la critique du Globe and Mail[3] qui rendait compte en termes dithyrambiques de l’exposition Sakahàn qui réunissait en 2013 au Musée des beaux-arts du Canada 82 artistes autochtones de toute la planète, dont 26 du Canada, mais oubliait de souligner qu’une seule, l’artiste d’ascendance anichinabée Nadia Myre, était issue du Québec, situé pourtant à quelques encablures du musée. A l’inverse, il arrive encore fréquemment que les commentateurs passent à côté des événements les plus marquants de la création autochtone, à l’instar du critique de La Presse[4] qui, à la fin de l’année 2017, se réjouissait que l’art autochtone s’affiche dans sept expositions dans la seule ville de Montréal, mais oubliait de mentionner l’événement le plus audacieux de l’année. La carte blanche que la galerie SBC avait donnée à la Wood Land School en lui offrant la liberté d’organiser entièrement la programmation 2017 de la galerie[5].
Le sujet de cet article, les cas d’appropriation culturelle dans le contexte de la politique canadienne de réconciliation dans les arts, porte également sur ces faux-semblants qui brouillent la dialectique présence/absence en donnant l’impression qu’une chose est présente alors qu’elle est en fait absente, remplacée par son simulacre. Pour déconstruire cette illusion, il faut tout d’abord rappeler que l’appropriation culturelle ne renvoie pas, comme on le croit souvent, à un échange égalitaire entre deux cultures, mais bien à un emprunt réducteur et dégradant d’une culture dominée par une culture dominante. Il existe différents degrés d’appropriation culturelle, du plus fragrant (un défilé de lingerie féminine dans lequel les mannequins portent des coiffes sacrées des Sioux Lakotas) au plus insidieux (lorsqu’un metteur en scène consulte pour son spectacle des Autochtones pour les ignorer dans la version finale de son œuvre). L’important est de bien comprendre que les œuvres qui se livrent à l’appropriation culturelle perpétuent dans tous les cas l’invisibilité des peuples autochtones, sous l’apparence d’une fausse visibilité.