Là où le présent rencontre le passé - ISSN 2562-7716

Étiquette : Épistémologie Page 1 of 4

Lefebvre, Camille, À l’ombre de l’histoire des autres (Paris, Éditions EHESS, 2022), 197 p. Coll. « Apartés », vol. 1.

Par Louise Lainesse
Candidate au doctorat en histoire
Université de Montréal

Dans À l’ombre de l’histoire des autres, Camille Lefebvre, historienne spécialiste de l’Afrique de l’Ouest et directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France, nous transporte à la lisière de son champ d’expertise en nous livrant ce récit sensible de l’histoire de ses ancêtres. Sans ancrer de manière franche son récit dans l’histoire de la colonisation et de la décolonisation, Lefebvre ne renie pas pour autant ses spécialisations qui se trouvent en filigrane de sa démarche, la rendant ainsi attentive aux expériences d’altérité, souvent difficiles, vécues par ses aïeul.le.s.

La philosophie au banc des accusés

Par Mario Ionut Marosan, doctorant en philosophie politique à la Faculté de philosophie de l’Université Laval, et doctorant en philosophie de la religion à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal 

 

L’Académie de Platon (ou Platon conversant avec ses disciples) est une mosaïque romaine du Ier siècle conservée au musée archéologique national de Naples.

« Un peuple n’a pas d’idée pour laquelle il n’ait un mot : l’intuition la plus vive reste un sentiment obscur jusqu’à ce que l’âme trouve une caractéristique et, au moyen du mot, l’incorpore à la mémoire, au souvenir, à l’intelligence, et […] à la tradition : une raison pure sans langage sur terre est une utopie. »

(Johann Gottfried Herder, Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité, Paris, Aubier, 1962, p. 149 et p. 151)

Introduction : le grand divorce entre les sciences et les humanités

Le procès des humanités, plus généralement, et de la philosophie, plus précisément, a pris aujourd’hui beaucoup d’ampleur. Lorsque Frédéric Tremblay, résident en médecine familiale, accuse violemment les sciences qu’il qualifie demolles « du fait que, même si on trouve éventuellement un vaccin contre le coronavirus, certains ne voudront pas le recevoir », de ne pas avoir suffisamment « contribué à la progression de l’humanité », de « s’être trop facilement acceptées comme sciences molles au lieu de chercher à se durcir », « d’être responsables du fait que les conspirationnismes de tout crin tiennent actuellement le haut du pavé », « du fait qu’il n’y ait plus de vérité », et « d’une partie des morts que fera la COVID-19 »[1], il n’est pas exagéré de soupçonner que certaines des opinions que ce scientifique exprime haut et fort sont partagées par un nombre non négligeable d’individus dans nos sociétés. Aussi, cela semble annoncer une offensive plus profonde et violente, du moins pour tous ceux qui ont des yeux pour le voir. Ce rapport de plus en plus tendu que les sciences de la nature entretiennent avec les humanités et la philosophie ouvre sur une époque du plus grand danger.

Or, si le grand divorce entre les sciences et les humanités – suivant la formule employée par Isaïah Berlin (1909-1997) – n’est pas une nouveauté, c’est parce qu’il se préparait déjà depuis quelques temps. Aux yeux de Berlin, c’est précisément le contraste entre les idées de Voltaire (1694-1778), figure centrale de la philosophie des Lumières, et celles du philosophe napolitain Giambattista Vico (1668-1744), profondément anti-voltairiennes, qui peut servir à jeter un éclairage sur l’opposition radicale de deux attitudes aboutissant à une rupture définitive entre sciences de la nature et humanités, entre Naturwissenschaften et Geisteswissenschaften.

De la crise

Par Alexandre Klein, Université d’Ottawa

 

Nous vivons une époque marquée par les crises[1]. Il y a bien sûr la crise du coronavirus qui nous a touchés à la fin de l’hiver et qui a transformé, au cours du printemps, l’ensemble de nos existences, tant physique et mentale qu’économique et sociale. Il y a également la crise politique qui embrase actuellement une grande partie du globe suite au meurtre de George Floyd, le 25 mai dernier à Minneapolis par un policier blanc. Il y a aussi la crise économique qui se dessine à l’ombre de ce que l’on appelle déjà « Le Grand Confinement » ou encore la crise des opioïdes qui poursuit ses ravages en Colombie-Britannique comme dans le reste du Canada et aux États-Unis. Et puis il y a cette crise plus globale que nous vivons depuis plusieurs décennies maintenant, mais dont l’urgence s’est affirmée au cours des dernières années : la crise écologique. Ainsi, il est courant de lire dans les journaux et d’entendre à la radio ou à la télévision ce terme qui semble définir notre époque (et ce d’autant plus que ces diverses crises, sanitaire, sociale, économique, migratoire et écologique s’avèrent intimement liées). Pourtant, malgré (ou peut-être du fait de) son omniprésence, on s’interroge peu sur le sens exact de cette notion qui reste polysémique. Le dictionnaire Larousse rattache en effet la crise tant à de l’enthousiasme soudain, qu’à un accès sentimental brusque ou encore à un moment difficile à passer, une rupture d’équilibre temporaire mais établie, voire même une pénurie dans le cas de la crise du logement. Certains n’y voient ainsi qu’un état passager menant à un retour à la normale, ce qui les invite par exemple à refuser qu’on l’applique à l’irréversible drame climatique[2], tandis que d’autres y recourent au contraire pour insister sur la gravité de la situation vécue[3]. Mais qu’implique véritablement la notion de crise ? Quels peuvent en être les différents sens et surtout quelle en est la portée ? Le philologue et historien français Jackie Pigeaud, disparu en 2016, peut nous aider à y voir plus clair. Il s’est en effet intéressé à l’histoire, d’abord médicale, de cette notion, et contribue dès lors à nous éclairer sur cette période singulière qui est la nôtre et qui semble souvent se réduire à ce simple vocable.

Sans contact

Par Alexandre Klein, Université d’Ottawa

Les mots qui sortent du transistor, en ce vendredi matin, sont glaçants, inattendus, bouleversants. Je me fige un instant pour écouter plus attentivement. À la place des habituels chiffres, quotidiennement actualisés, de cas, de décès et de personnes testées, il y a ce matin des visages dans ma radio. Ceux de John et Françoise, les parents de la réalisatrice Caroline de la Motte, tous deux décédés de la Covid-19. Le récit qu’elle nous partage, d’une voix aussi calme que lourde de larmes passées et à venir, est déchirant. Québécoise d’adoption, elle a pris le premier vol pour la France lorsqu’elle a appris que son père était malade. À son arrivée dans la maison familiale, après un avion, un train et trois taxis, elle retrouve « l’ombre de sa mère », affaiblie, contaminée elle aussi. Alors que son père vient tout juste de décéder, elle ne peut même pas la prendre dans ses bras : « mon corps au complet m’en a empêché. Parce que mon instinct de survie me disait : “Tu vas mettre ta vie en danger. Tu peux faire tout le reste pour sauver ta mère, mais là, tu ne peux pas la prendre dans tes bras” »[1]. Sa mère décèdera à son tour quelques jours plus tard et c’est alors sa sœur que la Franco-Québécoise ne pourra enlacer pour surmonter ce double deuil, faute de savoir si elle a été ou non contaminée par les quelques jours passés dans la maison familiale.

À l’instar de nombreuses épidémies avant elle, la pandémie actuelle de Covid-19 nous a fait entrer dans une ère esthésiologique nouvelle et particulièrement difficile. Pour éviter la contagion, il nous faut en effet éviter désormais – l’étymologie commune des deux termes nous le rappelle – tout contact. D’où le confinement, les gestes barrières et les situations dramatiques, comme celle vécue par Caroline de la Motte. Or, avec la restriction des contacts physiques, c’est tout un pan de notre vie sensible habituelle qui se trouve rétréci, voire parfois entièrement éliminé. Plus question de prendre ses ami.e.s ou ses proches dans ses bras, de les embrasser, ni même de serrer, ou simplement de frôler, la main d’un.e inconnu.e. En dehors des êtres avec qui nous sommes confiné.e.s (quand il y en a), notre vie se doit désormais d’être, autant que possible, atactile, sans aucun contact.

Pourtant, comme nous le (re)découvrons actuellement, le toucher est essentiel à nos vies. Le téléphone, les messages textes, les courriels, les Skype et autre Zoom qui assurent en ce moment l’essentiel de nos relations avec le monde extérieur ont en effet déjà montré leurs limites. Malgré les appels fréquents, les réunions familiales à distance ou les apéros entre amis.es en ligne, le contact humain, le toucher nous manque profondément. Le confinement nous rappelle ainsi avec âpreté que nos relations avec autrui ne peuvent entièrement se vivre à distance, sans contact. Comme l’a démontré une série de travaux de philosophes, de médecins, d’anthropologues, de psychologues et de psychanalystes de l’enfance au cours de la seconde moitié du siècle dernier, le toucher nous est en effet essentiel, socialement autant que psychiquement, et – paradoxe de la crise actuelle – qui plus est au cours des périodes difficiles où son besoin tend à s’intensifier[2]

Réfléchir en temps de crise

Sommaire des premiers numéros des revues L’Esprit international, L’Année politique française et étrangère, Affaires étrangères et L’Europe nouvelle

Florence Prévost-Grégoire, candidate au doctorat à University College Dublin[1]

Comme plusieurs d’entre nous, depuis maintenant près de sept semaines, je vis dans un nuage de confusion causé par la perte de repères. S’alternent angoisse, tristesse, colère et lassitude face à la situation. Au travers de cela, il y aussi l’appréhension quant au travail et à la rédaction. Une réflexion m’habite pourtant : la pandémie se présente en quelque sorte comme une occasion pour empreindre mon travail d’historienne d’une émotion longtemps recherchée. Ma thèse de doctorat portent sur l’internationalisme des intellectuel.le.s français.es après la Première Guerre mondiale.  Alors que je n’ai peu, voire pas du tout accès à ce que ces gens pouvaient ressentir au sortir de la guerre (et ce n’est pas faute d’avoir cherché dans de très nombreuses archives personnelles), l’expérience que nous vivons sur les plans collectif et individuel est potentiellement ce qui me permettra le mieux de comprendre dans quel état d’esprit ces intellectuel.le.s se trouvaient lorsqu’elles et ils ont mis sur papier leurs idées chargées d’espoir pour un monde nouveau. 

Avant même la fin de la Première Guerre mondiale, un grand effort de réflexion sur le maintien de la paix s’est organisé en France pour éviter qu’un conflit d’une telle ampleur ne se reproduise. L’atteinte de cet objectif a d’abord été envisagée sur la base d’une meilleure gestion des relations entre les nations. S’appuyant sur l’idée d’internationalisme, les contemporain.e.s ont imaginé une organisation (en l’occurrence la Société des nations) pour arbitrer les conflits entre les nations et encourager les échanges entre elles. Avec davantage d’arbitrage, d’interconnexions et d’interdépendance, la guerre n’aurait plus raison d’être. Convaincu.e.s de la valeur de l’arbitrage international et de l’intérêt de créer la Société des Nations, les intellectuel.le.s français.es ont vite tourné leur réflexion vers d’autres enjeux : de quelle façon articuler cet internationalisme et les instances nouvellement créées? Quels genres d’échanges mettre de l’avant? Comment, concrètement, changer la conception que les gens se faisaient de leur monde? Comment, enfin, cultiver ce que plusieurs nommaient « l’esprit international »? Les horreurs de la guerre ont motivé les intellectuel.le.s à investir l’internationalisme et à imaginer un monde nouveau.  Les années 1920 ont conséquemment été le théâtre d’un grand bouillonnement d’idées.

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