Par Caroline Desruisseaux
Département d’histoire du Cégep de Sherbrooke
Résumé
Au sein des espaces militants autochtones et non autochtones, comment la « nature » ou plutôt, l’« environnement » et le « territoire », sont-ils représentés depuis les années 1970? Manifestement, la prudence est de mise lorsqu’il s’agit de saisir une telle question dans une perspective historique. Le présent texte se veut une courte réflexion sur la manière dont les mouvements sociaux influencent la définition historique de l’environnement. Pour ce faire, nous abordons la construction de l’« autochtonie » et de l’« environnement » comme catégories d’identité, de discours et d’action politique au cours du 20e siècle.
Mots-Clés
Écologies; autochtones; environnementalismes; militantismes; (dé)colonisation.
Introduction
En mai 2019, le rapport du groupe d’experts de l’Organisation des Nations Unies sur la biodiversité (IPBES) affirmait que les peuples autochtones sont les « gardiens de la biodiversité mondiale[1] ». Or, depuis les vingt dernières années, de nombreuses études ont déconstruit le mythe de l’« Indien écologiste » : le respect de la terre-mère, le dialogue avec la nature et la gestion harmonieuse de l’environnement, images associées aux Autochtones, seraient moins des réalités sociohistoriques que des représentations militantes ancrées dans un imaginaire romantique et nées de la contre-culture américaine, à la fin des années 1960[2]. Il n’en demeure pas moins que la question environnementale est centrale au mouvement de défense des droits des Autochtones des années 1970. Le territoire et son mode d’occupation sont le principal enjeu à travers lequel s’inscrit l’histoire des relations entre Autochtones et non-Autochtones – pensons aux traités coloniaux, aux réserves et aux revendications actuelles. Toutefois, parallèlement à la montée du militantisme autochtone, les « environnementalistes », groupes de pression mobilisés autour de la notion d’environnement, deviennent des acteurs clés à l’élaboration des politiques publiques en réclamant entre autres une démocratisation et un encadrement du processus décisionnel en matière d’environnement. Comment ces groupes militants interagissent-ils entre eux?
D’emblée, il faut définir les termes. Dans le cadre de cet article, je définis un mouvement social comme une forme d’action collective concertée en faveur d’une cause se développant pour et contre quelque chose. Cette motivation politique initiale se traduit parfois par la formation d’un groupe de pression mobilisant des représentations sociales collectives dont il fait la promotion dans l’espace public afin d’atteindre des objectifs spécifiques[3]. J’adopte ainsi une posture constructiviste : au sein des mouvements sociaux contemporains, la « nature », l’« environnement » et le « territoire » sont devenus des objets mobilisés politiquement pour négocier des rapports de pouvoir. Au travers de ces concepts, des groupes humains se définissent, s’imaginent et se positionnent les uns par rapport aux autres. Ainsi, la « nature », définie par son exclusion de l’humanité au 19e siècle et au début du 20e siècle, est devenue l’« environnement » au cours des années 1970, alors que le développement de l’écologie permet d’admettre que les êtres vivants sont des acteurs interdépendants au sein des phénomènes biophysiques[4]. Quant au « territoire », il s’agit du terme saisi par les nations autochtones pour traduire leurs préoccupations sur la scène politique dominante[5]. Bref, tout en étant ancrée dans des enjeux matériels bien concrets, se dire « environnementaliste » constitue un geste politique, une adhésion aux valeurs socioculturelles et à l’idéal politique associés à l’environnement au sein de la sphère publique. Depuis les années 1970, les mouvements sociaux ont défini la notion d’environnement à la lumière de leurs préoccupations, multiplient les identités qui y sont rattachées et dotant le concept d’un poids politique de plus en plus conséquent dans l’esprit public.
Dans ce contexte, comment les mouvements autochtones se sont-ils saisis de l’objet environnemental, alors que celui-ci est surtout défini par les sociétés allochtones dominantes? Quelles variations peut-on observer au sein des discours des environnementalistes et des militants autochtones depuis les années 1970, groupes qui proposent des modèles distincts de gestion des ressources, des savoirs et des droits territoriaux ? Manifestement, la prudence est de mise lorsqu’il s’agit de saisir de telles questions dans une perspective historique. Dans le cadre de cet article, je ne propose pas de répondre à ces questions par une analyse de sources. Plutôt, je souhaite retracer la construction discursive de l’« autochtonie » et de l’« environnementalisme » comme catégories d’action politique afin de mieux cerner les enjeux de la recherche historique actuelle. Il s’agit donc d’une analyse historiographique et conceptuelle de ces deux termes et de leurs implications politiques. Pour ce faire, j’expose d’abord la construction de l’autochtonie en tant qu’identité dans les (post)colonies d’origine britannique au cours du 20e siècle. Puis, j’observe comment des mouvements sociaux ont saisi l’environnement comme objet pendant la même période. Enfin, en constatant que la lutte pour les droits des peuples autochtones et la justice environnementale se sont récemment liées l’un à l’autre, je m’intéresse aux convergences et aux tensions discursives de ces luttes à partir du cas du Québec. En refusant toute forme d’essentialisation, nous sommes plus à même de saisir le processus de co-construction de ces identités politiques et des modalités de leur convergence dans la sphère publique actuelle.
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