Par Philippe Néméh-Nombré, doctorant en sociologie à l’Université de Montréal
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Parti Pris, vol. 5, n.6 (mars 1968). Ce numéro de Parti pris sort en même temps que Nègres blancs d’Amérique.
Ce texte est la transcription d’une communication présentée le 21 mars 2019, dans le cadre du colloque Maintaining Post-Colonial (Dis)Order à l’Université McGill, organisé par le Collectif interdisciplinaire de recherche sur les identités collectives (CIRIC).
« Aucun peuple n’a le monopole de la souffrance! Bien des blancs se sont fait exploiter et se font encore exploiter! Parlez-en à mes grands-parents qui ont défriché une terre de plusieurs acres à la pelle et à la chaine dans un rang misérable du fond de la Beauce. Sentaient-ils le ‘privilège blanc’? Je ne crois pas. »
« Sachez qu’avant la Révolution Tranquille, les Canadiens français étaient considérés par le pouvoir anglophone comme de vulgaires ‘porteurs d’eau’. Je vous suggère comme lecture, un classique québécois : Nègres blancs d’Amérique. Vous allez peut-être prendre conscience que vous n’avez pas été les seuls exploités de l’histoire… On pourra alors parler des stigmates que nous portons nous aussi, les Québécois. »
Voilà des extraits de l’un des messages les plus polis que j’ai reçus durant les semaines qui ont suivi l’annulation, par le Festival de jazz de Montréal, des représentations du spectacle SLAV de Betty Bonifassi et Robert Lepage. Celui-ci m’a particulièrement marqué. D’abord, accessoirement, parce qu’il est somme toute non-violent dans son ton, même plutôt pédagogique dans son intention, étrangement. Mais, ensuite, surtout parce qu’il met en scène de manière particulièrement juste, concise et efficace deux éléments qui m’apparaissent incontournables pour penser les présents et les futurs des sociétés euro-américaines (ou dans les sociétés euro-américaines) de façon générale, et au Québec de manière probablement encore plus précise et pressante.
Deux éléments, donc. D’une part, la façon dont interagissent différentes relations et figures onto-politiques[1] racialisées, ou si on veut différentes figures d’une mythologie raciale, dans le présent politique du Québec – par exemple quand il est question de « défrichage », dont l’usage discursif présuppose et entretient la substitution et la fossilisation de toute existence autochtone, ou encore de « nègres » blancs, dont la mobilisation permet d’imager l’extériorité d’une pleine humanité. Plus précisément, ces extraits illustrent la manière dont l’auto-compréhension franco-québécoise émerge, existe et se reconduit par la mise en dialogue de deux figures : celle du « sauvage » comme quelque chose de passé, donc de pré- ou ante-ontologique, et celle de l’« esclave », du « nègre » comme la négation de l’existence et de la liberté, donc comme une figure anti-ontologique qui peut être mobilisée métaphoriquement, sans égards à l’existence réelle de personnes et communautés noires. Ce premier élément, donc, le jeu entre ces figures onto-politiques, ces différentes manières intéressées et contextuelles de racialiser les formes d’existence. Et d’autre part, un second élément, à savoir que le message cité en introduction identifie aussi très habilement l’endroit où intervient le fameux texte de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, dans cette structuration. Deux points que j’aimerais aborder pour essayer de suggérer, de façon assez exploratoire, certaines implications, certaines urgences et finalement certains débuts d’hypothèses pour déplier quelques dynamiques contemporaines à la lumière de l’usage de ces positions relationnelles racialisées dans (ou pour) l’affirmation franco-québécoise.
Je vais dans un premier temps revenir brièvement sur les phénomènes et processus historiques et structurels à partir desquels émergent et se solidifient les positions onto-politiques relationnelles autochtones et noires dans et face à la société coloniale blanche, c’est-à-dire la colonisation d’occupation et l’esclavage transatlantique. J’envisagerai ensuite Nègres blancs d’Amérique comme un moment pivot, un moment clé qui laisse place à un montage vraiment particulier et particulièrement tenace, dans le contexte québécois, de la mobilisation du « sauvage » passé et de l’« esclave » non-libre, du « nègre » à l’extérieur de l’existence.