Par Catherine Larochelle, Université de Montréal[1]
Je sortais tout juste de la lecture du livre de Laurence De Cock, de Mathilde Larrère et de Guillaume Mazeau, L’histoire comme émancipation[2], dont je devais faire une recension, lorsque je suis tombée sur ce livre – jamais ouvert, malgré les années – dans ma bibliothèque : Grammaire de la multitude, de Paolo Virno[3]. Ce mot – multitude – m’a tout de suite semblé être le morceau manquant du projet d’histoire émancipatrice défendu par cette triade d’historien.ne.s engagé.e.s. Dans son essai, Virno s’attarde au couple peuple/multitude comme conceptualisation du corps social, le second terme devant remplacer le premier, selon lui, pour comprendre les formes contemporaines de la vie sociale. « Le peuple est le résultat d’un mouvement centripète : à partir des individus atomisés vers l’unité du « corps politique », vers la souveraineté. L’Un est l’issue extrême de ce mouvement centripète. La multitude, par contre, est le résultat d’un mouvement centrifuge : de l’Un au Nombre[4] », écrit Virno, mentionnant au passage le beau défi que pose la « multitude » à l’analyse, concept sans lexique, sans codes, et – presque – sans histoire[5]. Il y a là une dialectique fondamentale entre d’une part, l’Unité, l’universel et, d’autre part, la Multitude, la singularité. L’histoire, comme discipline, incarne cette injonction dialectique : astreinte à produire un récit apte à inclure et à rendre lisible la cacophonie de l’expérience humaine singulière et universelle, individuelle et collective, intime et partagée.
On retrouve dans le livre de De Cock, Larrère et Mazeau, cette tension entre un appel en faveur d’une émancipation collective et l’engagement pour une historicisation des expériences de la « multitude », forme historique et contemporaine du corps social, qui permet de porter enfin la voix des oublié.e.s de l’histoire. En revenant sur les différents thèmes abordés dans ces deux ouvrages, je proposerai l’établissement d’un nouveau paradigme pour la discipline historique – une histoire de la multitude – qui s’attaque aux différentes dimensions de la praxis historique universitaire : le récit national et l’écriture de l’histoire, les conditions du travail historien et l’histoire dans la cité.
Ce texte ne constitue pas une recension de L’histoire comme émancipation, on l’aura compris. Inspirée par la lecture de ce livre et d’autres, je présente plutôt ici un essai sur l’imbrication entre l’écriture des histoires et les formes actuelles de leur fabrication universitaire[6]. Les historiographes me donneront raison, je l’espère : il est impossible de faire l’économie de la relation étroite qui lie le contenu de l’énonciation des conditions matérielles de sa production.