Là où le présent rencontre le passé - ISSN 2562-7716

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Revenir à l’essentiel *

Par Camille Robert et Martin Petitclerc, respectivement doctorante et professeur au département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal

Les informations les plus inquiétantes se succèdent depuis quelques semaines au sujet de l’éclosion de foyers de contamination à la COVID-19 dans plusieurs établissements de santé et de services sociaux. La semaine dernière, les résidents du CHSLD privé Herron ont notamment été laissés à eux-mêmes dans des circonstances dramatiques. La situation dans cet établissement n’est pas aussi exceptionnelle qu’on voudrait le croire. Comme l’a souligné Marie-André Chouinard du Devoir, « des petits Herron se cachent partout au Québec ».

S’il faut se féliciter de l’attention portée actuellement sur les personnes âgées et sur les « anges gardiens » qui les soignent dans des situations souvent pénibles, il faut également prendre la mesure des processus de plus longue durée qui ont mené à cette situation. Car la crise actuelle, provoquée par la propagation de la COVID-19, est un puissant révélateur des impasses d’un modèle de gestion et de développement économique qui mène à une dévalorisation des métiers de soins et des services publics.

Rappelons brièvement que la crise économique de 2008, comme la plupart de celles qui l’ont précédée, a été suivie d’importantes compressions budgétaires dans les services à la population au nom du « retour à la croissance et à l’équilibre budgétaire ». Ces années d’austérité ont ainsi contribué à précariser davantage les personnes les plus vulnérables de la société, tout en épuisant les travailleurs, et surtout les travailleuses, œuvrant dans le secteur des services dont on découvre soudainement la dimension « essentielle » en contexte de pandémie.

Pourtant, le sous-financement chronique des services publics est connu depuis de très nombreuses années. Pas étonnant alors que ces services résistent mal lorsque l’urgence, la vraie, se présente à nous. C’est d’ailleurs principalement pour cette raison que la stratégie gouvernementale, ici comme ailleurs, a été d’« aplanir la courbe » afin de permettre aux services hospitaliers, débordés en temps normal, de soigner les malades du virus. Or, afin de faire une place à ces nouveaux malades, plusieurs patients ont justement été transférés dans un réseau de CHLSD en perpétuelle crise.

La pénurie de personnel et le « manque d’attractivité » du secteur des soins, évoqués par le premier ministre François Legault, nous renvoient aux conséquences d’une gestion néolibérale des services publics mise de l’avant par tous les partis qui se sont succédé au pouvoir depuis une quarantaine d’années. À cet égard, la nécessaire mobilisation des travailleuses et des travailleurs par l’appel aux « services essentiels » ne manque pas d’ironie.

En effet, depuis quelques décennies, cette notion a fréquemment été utilisée par les gouvernements afin de contraindre les syndiqués à travailler en temps de grève – bien souvent en effectifs plus nombreux qu’en temps normal. Or, ces conflits de travail visaient justement à dénoncer les impacts néfastes, pour les usagers et les travailleuses, de l’exceptionnalisme permanent qui règne dans les services publics, en particulier dans le secteur de la santé et des services sociaux.

Il est bien difficile de prédire de quoi l’avenir sera fait. À court terme, les efforts doivent être consacrés aux soins aux malades et au soutien aux résidents et au personnel des CHSLD. À plus long terme, il faudra nécessairement réfléchir aux leçons qui se dégagent de cette crise qui ne peut être réduite à une simple parenthèse dans le déroulement « normal » des choses. Il semble qu’elle devrait à tout le moins nous inviter à rejeter l’exceptionnalisme permanent qui a été érigé en principe de gouvernance des services publics « en temps normal ».

Plusieurs commentateurs ont déjà souligné la nouveauté que représente la nécessité de « geler » l’économie le temps que nous puissions soigner et protéger les personnes plus vulnérables. La crise actuelle a en outre ceci d’inédit qu’elle nous oblige à repenser ce que nous considérons comme étant « essentiel ». Le travail rémunéré au salaire minimum ou même gratuit – pensons aux bénévoles dans les banques alimentaires ou aux proches aidants – apparaît désormais plus important, pour notre survie, que plusieurs emplois parmi les plus prestigieux des économies capitalistes.

Il ne suffit pas d’être reconnaissants, durant quelques semaines, à l’égard des travailleuses et travailleurs essentiels qui s’activent dans les établissements de santé, les pharmacies, les épiceries, les services communautaires ou la livraison à domicile. Cette reconnaissance devrait également se prolonger au-delà de la crise et servir de socle pour leur accorder de meilleurs salaires et conditions de travail. Dans le cas du personnel soignant en particulier, leurs nombreux cris d’alarme sur l’état du réseau devraient être davantage pris au sérieux, plutôt que muselés au nom du « devoir de loyauté ».

Si les effets dévastateurs de la pandémie sont indéniables, l’intervention actuelle des gouvernements auprès des groupes les plus vulnérables – prestations d’urgence, ressources d’hébergement, bonification des salaires –, tout comme les nombreuses initiatives d’entraide provenant de diverses communautés, nous offrent un aperçu de ce qu’il serait possible d’accomplir si nous nous en donnions réellement les moyens.


* Ce texte a également été publié dans La Presse

La « Grande noirceur » catholique et duplessiste au Québec : entre mémoire et histoire.Note critique sur l’ouvrage L’Église et la politique québécoise, de Taschereau à Duplessis d’Alexandre Dumas

Par Jean-Philippe Bernard, étudiant au doctorat à l’Université du Québec à Montréal (UQAM)

L’Église et la politique québécoise, de Taschereau à Duplessis est le second ouvrage publié par l’historien Alexandre Dumas. Tiré de sa thèse de doctorat soutenue en 2016 à l’Université McGill, il paraît dans la prestigieuse série des Études d’histoire du Québec (Studies on the history of Quebec) chez McGill-Queen’s University Press. Soulignons, par ailleurs, que sa publication, en offrant de nouvelles perspectives sur les relations entre la religion et la partisanerie politique dans l’histoire du Québec, s’insère à merveille dans les houleux débats entourant la loi 21 et la question de la laïcité de l’État.

Le titre de l’ouvrage est à cet effet fort bien choisi : ce sont bien les rapports de l’Église à « la » politique dont on parle, et non des rapports de l’Église à l’État ou «au» politique, pris plus largement. L’Église et la politique québécoise explore donc les liens qu’entretiennent l’épiscopat et le clergé avec les députés, les candidats électoraux, les partis politiques, etc., des libéraux de Taschereau aux unionistes de Duplessis. La présence, pourtant importante, des institutions religieuses au sein des différents organes de l’État québécois (santé et services sociaux, éducation, colonisation, agriculture, etc.), de même que leur influence sur l’orientation des politiques, est un aspect qui est peu abordé par l’auteur[1].

Cela étant dit, on s’abstiendra d’insister sur les absences de l’ouvrage pour s’intéresser à ce qu’il contient. À cette fin, plutôt qu’un résumé chapitre par chapitre, j’ai privilégié une recension qui présente et analyse trois des nombreuses thèses soutenues tout au long des dix chapitres du livre. Deux d’entre elles concernent l’Église et ses représentations au sein d’une certaine mémoire collective, alors que la troisième s’intéresse à Maurice Duplessis et à ses relations avec l’institution religieuse.

Compte rendu de : Denyse Baillargeon, Repenser la nation. L’histoire du suffrage féminin au Québec, Montréal, Éditions du Remue-ménage, 2019, 235 p.

Par Johanne Daigle, professeure au Département des sciences historiques de l’Université Laval

Illustration de Marie-Claude Lepiez.
Couverture: Les éditions du remue-ménage

Remarquablement documenté, cet ouvrage de petit format doté d’une belle teinte mauve en couverture représente une étude substantielle d’un segment phare de l’histoire des femmes au Québec : la difficile « conquête » du suffrage obtenu en 1940 pour la majorité des femmes au palier provincial et dans cette foulée, de l’éligibilité. Cette publication relève le défi d’offrir « la synthèse la plus complète à ce jour sur cette question », tel qu’annoncé en quatrième de couverture.

L’étude québécoise se greffe au projet plus vaste de Veronica Strong-Boag, pionnière dans le champ de l’histoire des femmes, de produire une série d’ouvrages sur l’histoire du suffrage féminin au Canada. Dans cette foulée, l’ouvrage de Denyse Baillargeon, connue principalement pour ses travaux sur l’histoire des ménagères et celle de la maternité, présente bien davantage que le parcours d’une lutte tumultueuse qui se déroule à plus de vingt ans d’écart de celles des autres provinces et territoires. Racontée à partir d’une division chronologique en cinq chapitres, cette histoire nous plonge au temps de l’Acte constitutionnel de 1791, marquant les débuts du parlementarisme et la possibilité pour certaines femmes de voter. Il nous amène jusqu’en 2018, aux portes de l’actualité, en soulignant la parité de représentation des femmes dans le cabinet du premier ministre François Legault.

Privatisation de la Société des alcools du Québec (SAQ) : Comment on conserve l’illusion

Par Mathieu Perron, Université du Québec à Trois-Rivières

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Les prochaines élections qui se tiendront en octobre 2018 auront – entre autres – pour enjeux la question de la privatisation de la société d’État en charge du monopole de l’importation et de la distribution des alcools, plus spécifiquement les vins et les spiritueux, la Société des Alcools du Québec (SAQ).

Les deux parties menant actuellement la course dans les sondages d’opinion, la Coalition Avenir Québec (CAQ) et le Parti Libéral du Québec (PLQ) ont annoncé, pour le premier, une privatisation complète et pour le second – après avoir rejeté l’idée en début de mandat – le lancement d’une étude sur la question[1].

Dans une déclaration au Journal de Québec publiée le 31 mai 2018, le chef de la CAQ, François Legault, a annoncé : « On veut libéraliser le marché de l’alcool au Québec. Les Québécois sont prêts à cela. On doit augmenter l’offre et avoir une concurrence nouvelle. » Et Legault ajoute : « C’est important que les Québécois puissent profiter de l’offre mondiale de vins et de spiritueux[2]. » Carlos J. Leitão, grand économiste, y est allé d’une rationalisation de vocabulaire en ne disant pas autrement.

Devant cette sempiternelle question de la privatisation de la SAQ, je demeure toujours perplexe de n’entendre aucun parti exiger une dévolution de l’accise ou du tarif sur les alcools – c’est-à-dire c’est ce que l’on appelait il n’y a pas si longtemps, dans un style quelque peu passé de mode, un rapatriement de compétence. Plus encore, pourquoi aucun leader bien-pensant ne déchire sa chemise et ne demande le transfert automatique des recettes collectées par le fédéral de cette taxation aux provinces au nom de la morale publique ? Pourtant, c’est exactement ce type d’arrangement qu’a promis par le gouvernement Trudeau dans le cadre de la légalisation du cannabis[3].

L’idée première derrière l’établissement de la SAQ, monopole étatique d’importation et de distribution, sous-tendait la mise en pratique de la tempérance. Le résultat principal – celui qui persiste aujourd’hui et a toujours un impact majeur – fut plutôt la consolidation de la base fiscale du Québec. Le système fait école et à partir des années 1940, d’autres provinces et États américains émuleront une version ou l’autre du Quebec System. Aujourd’hui, la SAQ verse annuellement plus d’un milliard de dollars aux caisses de l’État. Pourtant, tous ces faits bien carrés semblent se dissoudre dans un cocktail composé d’un soupçon d’enthousiasme foodie, d’une touche de romantique croisade contre la morale prohibitive ainsi que d’une bonne rasade d’amnésie néolibérale…

Ce texte entend expliciter quelques éléments historiques permettant de bien saisir la profondeur des enjeux autour de la sempiternelle question de la privatisation de la SAQ.

À propos des relations entre infirmières, médecins et gouvernements. L’histoire de la commission Régnier (1962-1964)

Par Alexandre Klein, chercheur postdoctoral au département des sciences historiques de l’Université Laval et coordonnateur du réseau de recherche Historiens de la santé

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Membres du conseil d’administration et du bureau médical du Sanatorium Prévost, Lucien Desjardins, Avril 1948, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, BAnQ Vieux-Montréal, Fonds Charlotte Tassé, P307,S3,SS1,D8,P9

Voilà maintenant plusieurs semaines que la colère gronde parmi les infirmières du Québec. La tribune d’une infirmière de l’Abitibi, puis le cri du cœur d’Émilie Richard ont attiré l’attention de l’opinion publique sur la très grande difficulté de leurs conditions de travail. Des tribunes de soutien ou de combat, des sit-in, des états généraux, des prises de position syndicales, des enquêtes, des requêtes et des manifestations ont ensuite mis à jour une situation plus inacceptable encore qu’imaginée, et dénoncé la gestion d’un système de santé devenu proprement injuste et déshumanisant. Or, la seule réaction du gouvernement à cette prise de parole sans précédent fut le mépris, et une bonne dose de paternalisme. D’abord, le premier ministre Philippe Couillard – ancien médecin spécialiste – a affirmé qu’il était « admirable » que les gens qui travaillent en santé soient toujours poussés à leur maximum. Mépris. Ensuite, le ministre de la Santé, un autre médecin spécialiste, a pour sa part invité les infirmières « à se montrer plus positives ». Mépris doublé de paternalisme. Comme si des décennies de professionnalisation, d’autonomisation et de syndicalisation n’avaient rien changé au mythe de l’infirmière docile et douce (même lorsqu’elle est en colère[1]), on assistait ébahi au retour du vieux schéma d’un médecin – un homme – rappelant au silence et à ses obligations l’infirmière – toujours une femme – considérée comme une simple exécutante.

Pourtant, l’histoire des infirmières nous rappelle que, loin d’être de simples auxiliaires, ces soignantes à part entière ont été au cœur de la formation et de la gestion du système de santé au Québec et dans le reste du Canada. Depuis les premières sages-femmes de la Nouvelle-France, qui assuraient, au plus près des familles, la gestion quotidienne de la santé, jusqu’aux infirmières militaires, qui ont rejoint l’Europe et ses champs de bataille pendant la Première ou la Seconde Guerre mondiale, en passant par les religieuses hospitalières[2], les infirmières de colonie[3] ou du Victorian Order of Nurses[4], toutes ont œuvré de manière autonome et efficiente afin d’offrir des soins de qualité, ainsi qu’un système de prise en charge digne de ce nom, à la population canadienne[5]. Seulement, l’émergence, au cours du XIXe siècle, d’un corps médical organisé et puissant, obtenant de l’État le monopole de la pratique de soins et la possibilité de contrôler les autres professions de santé, a conduit à auxiliariser cette caste de femmes pourtant incontournable[6] et à minorer ses apports historiques. Depuis, les relations entre médecins, gouvernements et infirmières restent marquées par l’alliance historique des deux premiers (qui a fait l’objet d’un précédent billet) au détriment de ces dernières.

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