Par Luca Sollai, chargé de cours et doctorant à l’Université de Montréal
La COVID-19 a frappé lourdement les pays de l’Union européenne qui essaient en ce moment de trouver des moyens pour lutter contre les effets de la pandémie. À ce jour, les pays européens n’ont pas été capables de s’entendre sur une solution partagée à l’intérieur de l’U.E et cette situation a ravivé d’anciennes querelles entre le groupe des États du sud de l’Europe, l’Italie, l’Espagne et la France entre autres, et le groupe de pays du nord, avec l’Allemagne et les Pays-Bas en tête.
La COVID-19 a frappé lourdement les pays de
l’Union européenne qui essaient en ce moment de trouver des moyens pour lutter
contre les effets de la pandémie. À ce jour, les pays européens n’ont pas été
capables de s’entendre sur une solution partagée à l’intérieur de l’U.E et
cette situation a ravivé d’anciennes querelles[1]
entre le groupe des États du sud de l’Europe, l’Italie, l’Espagne et la France
entre autres, et le groupe de pays du nord, avec l’Allemagne et les Pays-Bas en
tête[2].
C’est dans le cadre de ce débat que le traité
de Londres (1953) a été instrumentalisé par certains politiciens des pays du
Sud. Suite à ce traité, ratifié après la Seconde Guerre mondiale, plusieurs
pays, dont la France et l’Italie, ont considérablement allégé la dette allemande.
L’évocation récente de cet évènement historique visait à convaincre l’Allemagne
de changer sa position, sous le prétexte d’une solidarité entre les États
européens. Ainsi, le refus de l’Allemagne d’entendre la proposition de neuf
pays de l’Union qui proposent de mutualiser les dettes de la crise, à travers
la création de « Corona bonds », a causé une vague d’indignation,
notamment en Italie. Ces critiques ont non seulement traversé les médias
sociaux, mais aussi les institutions italiennes.
Effectivement, une contestation de la part des
institutions italiennes se manifeste en date du 31 mars 2020 sur les pages du
quotidien allemand conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung. En
lançant un appel à leurs « chers amis allemands », les présidents des
régions de Ligurie et d’Émilie-Romagne en plus de nombreux maires italiens
demandent que l’Allemagne offre son soutien à la création de Corona Bond.
Selon les auteurs de cet appel, ne pas s’engager dans cette direction
menacerait la survie même de l’Union européenne. En critiquant la position des
Pays-Bas et en exhortant l’Allemagne à prendre la « bonne décision »,
les institutions italiennes dénoncent un certain manque d’éthique et de
solidarité dans le refus des Corona Bonds. L’argument avancé est le
rappel des décisions prises lors du traité de Londres en 1953, où 18 pays, dont
la France et l’Italie, ont accepté la réduction de la dette allemande. Ces élus
italiens déclarent que « l’Italie est encore aujourd’hui fière et
convaincue du bien-fondé de cette décision »[3].
L’utilisation de
l’histoire comme outil d’analyse est récurrente dans cette pandémie. Plusieurs
références ont été faites à la grippe espagnole, par exemple, pour tenter
d’éclaircir la situation actuelle. L’utilisation de pouvoirs spéciaux par les
gouvernements pendant cet état de crise a aussi fait l’objet de comparaisons
avec le passé. Dans le contexte actuel, la récupération d’un événement
historique, comme celui de l’allégement de la dette martiale allemande de 1953,
peut apparaître pertinent et approprié, surtout lorsque ça permet de faire voir
l’incohérence de certains États, notamment l’Allemagne, face à la crise. En
réalité, sous l’utilisation rhétorique, le traité de Londres est évoqué comme
solution sans qu’aucun contexte, ni historique ni géopolitique, ne soit précisé :
en l’occurrence, les concepts « d’éthique » et de « solidarité »
étaient-ils effectivement à la base de la décision sur la dette de guerre
allemande en 1953?
En réalité, la question de la dette allemande des années 1950 s’explique
par des dynamiques bien plus nuancées et complexes. D’emblée, il convient de
s’attarder aux conjonctures historiques qui expliquent la ratification du
traité de Londres.
Le contexte
historique du traité de Londres
Pour commencer, on
ne peut pas évoquer 1953 sans prendre en considération le contexte de la Guerre
froide. Cette guerre atypique avait provoqué la division du monde en deux blocs
rivaux et avait conditionné l’ensemble des relations internationales[4].
La question de la dette de guerre s’est jouée dans cette réalité dominée par
des questions géopolitiques et non pas en raison d’un élan de solidarité ou
pour des raisons d’éthique.
Voyons cela plus en
détails. Dans le contexte de l’après-guerre, la République fédérale d’Allemagne
est devenue le pilier de la stratégie d’endiguement du communisme de
l’administration américaine. À la suite de la division de l’Allemagne en deux
états, la RFA (sous influence occidentale) et la RDA (sous influence
soviétique), les États-Unis sont convaincus de la nécessité d’avoir une
Allemagne forte et possiblement réarmée. En effet, « la vitalité et le
potentiel économique de l’Allemagne apparaissaient indispensables au renouveau
de l’Europe occidentale » [5].
Autrement dit, la défection de l’Allemagne n’a jamais été une option pour les
États-Unis, ni pour l’administration Truman (1945-1953), ni pour celle
d’Eisenhower (1953-1961).
De plus, les
États-Unis veulent éviter que l’Allemagne se retrouve dans la même situation qu’après
la Première Guerre mondiale, c’est-à-dire confrontée à des conditions de paix
très dures et à de lourdes réparations de guerre comme celles imposées par le
traité de Versailles. Ils y voient la cause de l’instabilité économique et
politique qui a été favorable à la montée du nazisme.
Les États-Unis
agissent donc après la Seconde Guerre mondiale de sorte qu’on observe une
considérable réduction de la « Post-war debt » de l’Allemagne.
Pour la période entre 1945 et 1952, elle passe de 3,8 billions de dollars à 1,5
billion[6].
Les États-Unis ont à eux seuls assumé environ 85% de la réduction totale de la
dette. Ces sommes ont été déboursées selon le principe qu’il fallait appliquer
à l’Allemagne les mêmes conditions favorables qu’aux autres pays européens dans
le cadre du plan Marshall, qui prévoyait environ 85% en « dons » et 15% en «
prêts »[7].
Ensuite, il faut se
rappeler qu’en 1953, on a déjà amorcé le processus d’intégration européenne,
avec la création de la CECA (Communauté européenne du Charbon et de l’Acier) deux
ans plus tôt. Cette organisation a institué la gestion commune de six états
européens producteurs de charbon et de d’acier : RFA, France, Italie,
Pays-Bas, Belgique et Luxemburg. Cette amorce d’intégration européenne est alors
supportée par les États-Unis, qui voit une éventuelle Europe unie, incluant une
Allemagne en santé, comme une formidable force d’opposition au communisme. Cela limiterait les dépenses militaires
américaines.
Comme le rappellent
Christian Hen et Jacques Léonard, une des priorités américaines à l’époque
était de renforcer l’Allemagne de l’Ouest, afin de dresser un rempart contre le
bloc de l’Est. Rempart essentiellement économique; le développement de sa
production de charbon et d’acier ne doit pas être ralenti par une quelconque
opposition française. Selon Jean Monnet, la meilleure solution aura été de
« mettre en commun les productions française et allemande en les plaçant
sous la direction d’une Haute Autorité, organe supranational composé de membres
indépendants » [8].
En 1952, dans leurs
efforts conjoints en faveur de l’intégration, les six États fondateurs de la
CECA, signent un traité en faveur de la création de la CED (Communauté Européenne
de Défense) qui, sous le patronage de l’OTAN, établit la création d’une armée
européenne, contenant des forces militaires allemandes[9].
Une interprétation
erronée
Un examen rapide du
contexte historique et géopolitique du traité de Londres de 1953 démontre bien
comment ce pacte n’a pas été conçu comme un acte de solidarité des États
européens envers l’Allemagne (RFA) mais qu’il a plutôt été le résultat de
dynamiques liées au maintien de l’équilibre d’un monde bipolaire.
Pour éviter tout
amalgame ou instrumentalisation, la contextualisation d’un évènement historique
est primordiale. La gestion de cette crise s’avère très difficile puisque le
processus décisionnel de l’utilisation de ressources financières doit être
négocié sur deux niveaux : national et européen. Sans oublier
certaines tensions entre les États de l’Union ces dernières années qui se
manifestent entre autres par la naissance, ou la plus grande portée, de
courants nationalistes et eurosceptiques de gauche ou de droite dans plusieurs
États. Or, dans la conjoncture actuelle exceptionnelle, où la population est
massivement confinée, où beaucoup perdent leur emploi, etc., chaque État membre
de l’Union européenne s’attend à des réponses rapides et efficaces de la part
de l’organisation.
L’interprétation
erronée d’un évènement historique, comme celui du pacte de Londres, peut
engendrer de graves conséquences comme la résurgence des nationalismes.
L’instrumentalisation de cet évènement peut animer l’exaspération populaire et
aggraver davantage la crise de l’Union européenne. Il est indéniable que les
mécanismes politiques, institutionnels et décisionnels de l’Union doivent être
revus et possiblement réformés. À l’heure actuelle, l’absence de plan prédéfini
pour la gestion de crise le souligne. Mais les modifications structurelles de
l’Union européenne ne doivent pas être motivées par l’émotion populaire du
moment, ni sous quelconque menace d’une rhétorique nationaliste et populiste.
Dans une situation
inédite comme celle d’une pandémie, alors que l’aspect émotif prend souvent le
dessus sur le rationnel, nous, les expert.e.s en histoire, devons être prêt.e.s
à offrir notre contribution. Cette contribution est plus que jamais essentielle
car les prochains mois seront de plus en plus difficiles sur le plan politique
et social : les longs confinements, l’augmentation probable des
limitations aux libertés individuelles, des gouvernements qui vont étendre leur
pouvoir d’intervention, etc. Le cadre inédit de la crise donnera probablement lieu
à des polémiques politiques et des contestations sociales. Dans ce contexte, on
doit s’attendre à ce que les événements historiques soient de plus en plus
évoqués, souvent de manière instrumentale, et propagés sans contrôle par les
médias sociaux.
Notre devoir en
tant qu’expert.e.s de la matière est d’essayer de recadrer et d’expliquer
l’histoire à l’intérieur de son contexte historique, politique et social, pour
éviter la diffusion de faux mythes et éviter que l’histoire ne soit qu’un
élément de la rhétorique polémique. Soyons vigilant.e.s, car dans un contexte
extraordinaire comme le nôtre, toutes les expertises seront utiles pour
analyser les faits et contrebalancer l’aspect émotionnel. La bataille sera
longue, alors engageons-nous!
[1] Alexandre Massaux,
« Europe du Nord contre Europe du Sud, la fracture qui va tout
changer », Contrepoints [en ligne], 25 mai 2019,
www.contrepoints.org.
[2] Thomas Wieder Isabelle Mandraud, Jean-Pierre Stroobants et Virginie Malingre, « Coronavirus : les divisions de
l’Union européenne la placent face à un « danger mortel » », Le
Monde, [en ligne], 01 Avril 2020, www.lemonde.fr
[3] Mutualisation des dettes : le virus ne fait pas
plier l’Allemagne, Le quotidien [en ligne], 31 mars 2020, www.lequotidien.lu.
[4] Stanislas Jeannesson, « V. Le système de
guerre froide », dans Stanislas Jeannesson éd., La guerre froide,
Paris, La Découverte, 2014, p. 96.
[5] Nicolas Vaicbourdt, « Les ambitions
américaines pour l’Europe », dans Gérard Bossuat,
et Nicolas Vaicbourdt. Etats-Unis,
Europe et Union européenne / The United States, Europe and the European Union.
Bern, Suisse. Peter Lang B, 2001, p. 22.
[6] H. J. Dernburg, « Some Basic
Aspects of the German Debt Settlement », The Journal of Finance, Vol. 8,
No3, (1953), p. 302.
[7] Timothy W.
Guinnane, « Financial Vergangenheitsbewältigung: The 1953 London Debt Agreement
», Bankhistorisches Archiv. Vol. 40, No 1–2, (2014), p. 87.
[8] Christian Hen et
Jacques Léonard. « I. La logique de la Communauté : une intégration
économique approfondie », dans Christian Hen éd., L’Union
européenne. Paris, La Découverte, 2006, p 13.
[9] Vaicbourdt, Op. cit., p. 36-38.