Compte-rendu de : Casimir, Jean (2018). Une lecture décoloniale de l’histoire des Haïtiens. Du traité de Ryswick à l’occupation américaine (1697-1915)

Publié le 31 mai 2022

Par Thamara Labossière, doctorante en service social à l’université d’Ottawa

Le livre Une lecture décoloniale de l’histoire des Haïtiens. Du traité de Ryswick à l’occupation américaine (1697-1915) de Jean Casimir marque, selon moi, un tournant dans l’appréhension de l’histoire du peuple haïtien. Ce livre a été publié en 2018 par L’Imprimeur. Il est préfacé par Walter Mignolo, un chercheur du courant décolonial et postfacé par Michel Hector, un historien Haïtien. L’auteur, Jean Casimir est sociologue et enseigne à l’Université d’État d’Haïti depuis 2001[1]. Adoptant une posture décoloniale, l’auteur invite à analyser la situation historique d’Haïti et la nature de la société postcoloniale haïtienne avec d’autres catégories de pensée que celles issues de l’occidentalocentrisme. Selon moi, l’intérêt de cet ouvrage, dans une conjoncture où la société haïtienne fait face à une crise multidimensionnelle (politique, sociale, culture, économique) consiste en l’importance accordée à un ensemble d’acteurs (les paysans.nes) qui est souvent absent de l’historiographie haïtienne ou dont les actions sont lues à travers une perspective occidentale. Cet ouvrage offre des pistes pour penser une société haïtienne dans laquelle toutes les catégories sociales ont leur place, sont valorisées et sont écoutées.

À travers les dix (10) chapitres de l’ouvrage, l’auteur propose une méthodologie et une épistémologie historique originale pour étudier une tranche de l’histoire des Haïtiens.nes, allant du Traité de Ryswick (1697) qui officialise l’installation de l’administration française dans la partie ouest de l’ile de Saint-Domingue, aujourd’hui Haïti, jusqu’à la première occupation étasunienne d’Haïti (1915). Cette approche lui permet de mettre en évidence l’autonomie des forces populaires haïtiennes et la continuité de leur lutte du monde colonial au monde indépendant. De cette manière, il ne fait pas une analyse évènementielle, mais choisit de suivre l’évolution historique du mouvement de ces forces populaires. Par ailleurs, il pense l’État d’Haïti à travers une conceptualisation de la rupture de la nation haïtienne avec la France et non par la déclinaison d’un ensemble de faits historiques ou en comparaison à d’autres environnements politiques nationaux. Ceci permet de comprendre, d’une part, comment se transporte l’anéantissement des droits de la population du XVIIIème au XIXème siècle et, d’autre part, comment les captifs – et plus tard le peuple souverain – arrivent à exercer leurs droits en dépit des restrictions et des barrières du régime colonial, esclavagiste et de l’État colonial d’Haïti.

Dans l’introduction de l’ouvrage, Casimir présente le fil conducteur de son propos. Il met les visions et les normes des Haïtiens.nes au centre de sa réflexion, tout en reconnaissant les influences externes. Il part du principe que « le peuple est par définition souverain [c’est-à-dire] (…) n’a besoin d’aucune aide pour s’exprimer et faire valoir ses principes » (p. 34). En effet, tout au long de l’ouvrage, l’auteur ne cesse de montrer, à travers leurs luttes et leurs actions, comment d’abord les captifs et ensuite les paysans expriment leurs points de vue et leurs choix de société. Son objectif dans cet ouvrage est de montrer comment le peuple haïtien a réinventé sa vie selon ses propres codes, dans une société qui foule ses droits au pied et réduit sa voix au silence.

Casimir s’appuie sur la trajectoire du « peuple souverain » pour participer à l’écriture d’une histoire inscrite dans le temps et les relations sociales entre les groupements et les membres de la société haïtienne. Il s’appuie sur des articles et ouvrages scientifiques, dont une historiographie française qui appréhende l’histoire d’Haïti suivant des lunettes occidentales, mais en propose une lecture originale, car il part d’un autre point de vue. Comme l’affirme Mignolo dans la quatrième de couverture du livre, il déplace la géographie du raisonnement, il met la focale sur le peuple souverain et non sur les Héros de l’Indépendance comme Toussaint Louverture, ou des chefs d’états haïtiens.

Cette publication propose une reconstitution de la trajectoire des captifs, dits Bossales, et une restitution de leur mémoire. Dans une perspective transnationale, il ne se contente pas de faire commencer leur histoire à leur arrivée sur les côtes américaines : au contraire, ce sont les villages des côtes ou de l’intérieur de l’Afrique qui sont le point de départ de leur parcours.  Cette prise en compte, rappelle que ces captifs étaient, d’abord, des membres de sociétés villageoises organisées. Ils et elles ont une histoire que la France gomme pour leur imprimer son sceau indélébile. Dans ce même mouvement de réhabilitation de la mémoire et de l’histoire du captif, Casimir invite à voir le monde à partir de leurs yeux. De cette manière, le livre de Casimir dé-silence la voix des Bossales.

L’auteur affirme conjuguer les pistes de réflexion ouvertes par les penseurs de la colonialité du pouvoir comme Anibal Quijano, Walter Mignolo et Louis Salas-Moulin, pour observer Saint-Domingue et Haïti à partir du point de vue des Tainos et des Bossales. En effet, en adoptant le concept de colonialité de pouvoir, d’une part, nous nous rendons compte, à la lecture de l’ouvrage, de la complicité de l’État Haïtien et des élites locales dans le refoulement des conceptions du peuple souverain dans la construction du nouvel État. Ce n’est pas nouveau, déjà au cours de la colonisation, les esclaves n’avaient pas voix au chapitre. D’autre part, en adoptant cette posture, l’auteur réhabilite l’agentivité de ces populations marginalisées dans le système esclavagiste et colonial institué par l’Espagne, puis la France. Cette perspective le mène à revaloriser le pouvoir d’agir des membres de la communauté rurale qu’il nomme peuple souverain dans l’Haïti d’après 1804.

L’histoire de ce point de vue décolonial met en scène les besoins et intérêts socio-politiques, souvent contradictoires, des catégories de la population haïtienne à diverses périodes de l’histoire haïtienne. Pour aborder les rapports sociaux dans la colonie, Casimir explique qu’avant 1804, le Code Noir est l’armature qui régit les relations esclavagistes entre les catégories sociales de Saint-Domingue. Ce Code consacre un État colonial et esclavagiste dans lequel il y a une asymétrie entre les colons et les captifs. Il ajoute aussi que les captifs à défaut de s’y conformer doivent apprendre à manipuler les règlements de ce Code avec ingéniosité.

Après 1804, la nature du pouvoir de l’État est restée inchangée, même si d’autres catégories sociales comme les paysans.nes, voient le jour. Pour caractériser cet État Haïtien de 1804, Casimir, tout au long de l’ouvrage, montre qu’il est le prolongement de l’État colonial esclavagiste, caractérisé par des intérêts disjoints de ceux de la population rurale. Pour ainsi dire, il affirme que l’indépendance d’Haïti n’a pas permis d’instaurer un État qui défend les droits des Haïtiens.nes, les droits du peuple souverain. Au contraire, les pouvoirs publics et l’administration haïtienne se seraient calqués sur l’ordre despotique, moderne, laïque, impérial et eurocentré de l’État conquérant, notamment en prolongeant le droit de s’approprier le bien d’autrui, le préjugé de couleur et l’imposition de la langue coloniale française. Ces outils vivifient la différenciation et la disjonction entre des catégories de la population haïtienne (les oligarchies politique et économique et la masse paysanne), tout en produisant la subalternisation de la couche majoritaire, c’est-à-dire les paysans.nes.

En outre, dans ce nouvel État, certaines oligarchies (politique et intellectuelle) se donnent une mission civilisatrice « fondée sur la sauvagerie assumée des Africains d’où les aurait repêchées la France bénévole et bienfaitrice » (p. 77). Certes, ces oligarchies s’inspirent de l’État métropolitain, mais dès 1793, et surtout après 1804, elles n’arrivent pas à influencer la population rurale, qu’elle considère comme marginale. Avec cette attitude, Casimir révèle que ces oligarchies discréditent et minimisent l’impact des personnages importants de la lutte de la paysannerie haïtienne pour ses droits. L’auteur nomme Goman et Acaau. Le premier est dénommé marron (entendu ici comme un illégal) par des membres de la haute sphère du pouvoir public et son impact sur le système social global est invisibilisé. Acaau, lui, est traité de vagabond et la portée de son mouvement dans la lutte pour l’autonomie du monde rural est oblitérée. En d’autres termes, ces oligarchies ont produit des savoirs et des politiques qui invisibilisent et discréditent le peuple souverain qui est la seule catégorie sociale à avoir des intérêts socio-économiques qui n’impliquent pas de dépendance structurelle envers les pays occidentaux.

Cette catégorie de la population haïtienne, que Casimir nomme les Malheureux, construit son monde en se soustrayant de l’ordre de Saint-Domingue et plus tard des dynamiques des pouvoirs publics haïtiens. Ce monde est ce qu’il appelle la contre-plantation. Pour bâtir leur univers, ces Malheureux changent les termes de la conversation en se rééduquant à partir des stratégies de survie dans la colonie, en s’inspirant de leur héritage culturel, en l’adaptant et en le transformant selon leurs nouvelles circonstances. Ces Malheureux guidés par leur volonté de vivre, appuyés sur une mise en commun d’expériences et de connaissances et une chaine de solidarité créent leur propre univers. Les outils utilisés pour construire ce monde sont multiples, les places à vivre, la pratique du vodou, le marronnage, l’empoisonnement, la langue créole – dans la colonie –, la culture vivrière, les soulèvements paysans, le lakou, la propriété collective indivise, les marchés ruraux, les loisirs, la danse, les bourgs-jardins, pour ne nommer que cela. C’est un ensemble de pratiques qui est instrumentalisé dans le but d’échapper au contrôle de l’ordre colonial et moderne. Ceux-ci ont favorisé un monde qui résulte de « (…) l’édification du droit d’inventer des rapports humains qui dépassent le monde connu jusqu’ici et de construire une citadelle institutionnelle pour les protéger » (p. 364). Ces Malheureux utilisent des interstices de l’État moderne colonial pour créer un « tiers-espace » (Bhabha et Rutherford, 2006), un entre-lieu qui protège leur souveraineté interne.

En procédant de cette manière, l’analyse de Casimir se rapproche de celle subalterne parce qu’elle vise à rétablir des catégories de personnes invisibilisées. Aussi, sa méthodologie d’étudier l’histoire d’Haïti par le bas, c’est-à-dire en partant des figures non-officielles de l’histoire et à partir d’un filtre non-occidental joint l’approche des Subaltern studies. Pour répondre à la question de Spivak (2009) (les Subalternes peuvent-elles parler?) l’auteur démontre que le peuple souverain peut parler et que d’ailleurs, il parle. Néanmoins, il n’est ni écouté ni entendu par les pouvoirs publics et les élites locales.

Pour finir, l’analyse de Casimir met en relief une scission, une disjonction parmi les catégories de la population haïtienne. Les oligarchies politique et économique qui tendent vers un monde occidental/moderne et les Malheureux qui visent à créer un monde hérité de leurs expériences de la colonisation et de l’esclavage, un monde qui reconnait leur humanité. Ce sont deux visions qui s’opposent et se défient, celle moderne et raciste et l’autre qui prône la souveraineté et le respect des droits de la personne. Casimir conclu en constatant qu’alors que les Malheureux dans leur lutte pour un mieux-être, pour le bonheur, se rendent maitres de leur quotidien et de leur être, les oligarchies haïtiennes peinent à se faire admettre dans la communauté occidentale avec laquelle elles partagent une vision du monde et un discours.

Bibliographie

Casimir, J. (2018). Une lecture décoloniale de l’histoire du peuple haïtien de 1697 à 1915. L’imprimeur S.A. Haïti.

Bhabha, H.K. et Rutherford, J. (2006). Le tiers-espace. Multitudes, 26(3), 95-107.

Spivak, G. C. (2009). Les subalternes peuvent-elles parler? Éditions Amsterdam.


[1] Il collabore aux cours d’été du Collège universitaire Roosevelt de l’Université d’Utrecht depuis 2013, en plus d’autres postes qu’il a occupés hors du milieu académique.