The Great White Hype : Conor McGregor et la notion de race dans l’histoire de la boxe

Publié le 26 août 2017

Par Angie Wong, doctorante en humanités à l’Université York, et Travis Hay, doctorant en histoire à l’Université York[1]

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Conor McGregor et Floyd Mayweather lors de leur conférence de presse à Toronto, le 12 juillet 2017. Crédit : Showtime.

Le 12 juillet 2017, le centre-ville de Toronto était envahi par un océan de drapeaux irlandais et d’hommes blancs bien animés[2]. Plus de 16 000 partisans s’étaient déplacés pour être témoins d’un arrêt de la tournée mondiale de conférences de presse organisée pour promouvoir le combat qui doit opposer le champion invaincu Floyd Mayweather Jr. (souvent considéré comme le meilleur boxeur de l’histoire), un Afro-Américain, et le pratiquant d’arts martiaux mixtes Conor McGregor, un Caucasien. Peu de temps après le début de la conférence de presse, la foule – majoritairement en faveur de McGregor – s’est mise à invectiver et à huer Mayweather, en le gratifiant d’insultes et autres provocations. Appréciant et encourageant même la scène, McGregor a fait de son mieux pour tenter d’humilier son opposant, allant jusqu’à crier « dance for me, boy », pendant que la foule chantait « Olé »[3]. Lorsqu’est venu le tour de Mayweather de s’adresser au public, sa parole a été submergée par le public qui scandait à répétition « Pay your taxes! » (une référence à ses potentiels troubles financiers)[4]. Malgré le fait qu’il n’ait pas semblé trop ébranlé par la foule de Toronto, Mayweather a visiblement échoué dans sa tentative de se rallier le support du public canadien, et ce, malgré le port d’une casquette et d’un chandail incorporant le drapeau canadien à son logo.

En tant que personnes féministes critiques intéressées par la question raciale; en tant qu’amateurs de boxe et d’arts martiaux mixtes également, nous n’avons pu nous empêcher de voir dans la conduite des partisans canadiens de Conor McGregor un parallèle frappant avec les manifestations de soutien à Donald Trump aux États-Unis. Nous avons aussi été troublés de constater comment la soudaine montée en popularité de McGregor s’est inscrite dans le développement d’une trame narrative du « Great White Hope » – un homme blanc, issu des classes ouvrières, qui transpose sa mentalité « boite à lunch » au ring et compense son manque d’athlétisme et de talent naturels par une éthique de travail irréprochable, lui permettant de battre un champion noir et d’ainsi restaurer une certaine fierté à une population blanche qui s’estime en état de crise. En intitulant cet article « The Great White Hype » (ce qui est également le titre d’un film de 1996 se moquant de la situation), nous voulons tenter de démontrer que le succès culturel de McGregor a plus à voir avec la renaissance d’une fierté blanche qu’avec ses prouesses pugilistiques. Pour faire court, cet enjeu s’inscrit dans une trame historique qui, comme en témoigne la conférence de presse de Toronto, demeure d’actualité.

Le premier « Great White Hope »

En 1908, Jack Johnson est devenu le premier homme noir à s’approprier le titre de champion du monde des poids lourds en battant Tommy Burns, un homme blanc d’origine canadienne. Parce qu’il était également réputé pour fréquenter des femmes blanches, Johnson est à l’époque devenu l’une des figures les plus détestées à travers le pays. Conséquemment, l’Amérique blanche s’est mise à espérer l’émergence d’un « Great White Hope » qui pourrait ravir le titre à Johnson et ainsi redonner la nation sa fierté masculine blanche. Jim Jeffries, une légende de la boxe ayant marqué les esprits au 19e siècle, a décidé de sortir de sa retraite pour essayer de battre Johnson. Jeffries, surnommé « The Great White Hope » par ses partisans, sera brutalement mis K.O. Après que les images du combat tenu à Reno, au Nevada, aient été vues par un large public, des émeutes raciales, des lynchages et des attaques organisées contre les communautés noires ont suivi[5].

Vers 1910, un artiste a illustré le K.O. qu’a subi « The Great White Hope » face à Jack Johnson.

Le combat Johnson-Jeffries constitue un exemple important qui illustre la façon par laquelle les tensions raciales se sont matérialisées et exacerbées à travers la boxe : alors que Jim Jeffries symbolisait la figure du « Great White Hope », Johnson constituait quant à lui l’ultime exemple du boxeur noir détesté – c’est-à-dire un boxeur à la fois arrogant et imbattable, à l’image du personnage d’Apollo Creed, interprété par Carl Weather dans le film Rocky (lui-même un autre exemple de la trame narrative du « Great White Hope »). Nous pouvons ainsi observer de quelles façons, dans l’imaginaire racial occidental, peut se construire la célébrité d’un boxeur blanc aspirant et l’anti-célébrité d’un champion noir, toutes deux interreliées. Le 12 juillet 2017 à Toronto, l’esprit – ou le spectre – de l’affaire Johnson-Jeffries était perceptible, comme l’était également l’héritage du « Cinderella Man ».

Le « Cinderella Man »

James « The Cinderella Man » Braddock était le prototype du combattant irlandais(-américain) issu de la classe ouvrière.

Le 13 juin 1935, le boxeur américain d’origine irlandaise James « Cinderella Man » Braddock, en dépit de probabilités défavorables estimées à 10 contre 1, est parvenu à s’emparer du titre de champion des poids lourds en défaisant Max Baer, champion en titre et américain d’origine juive, au Madison Square Garden[6]. Braddock était surnommé « Cinderella Man » non seulement en raison des maigres chances de victoire qui lui étaient accordées, mais également parce qu’il avait souffert d’une intense pauvreté pendant la grande Dépression et (comme McGregor) qu’il avait eu recours aux programmes d’aide sociale du gouvernement avant de parvenir à atteindre la gloire dans le monde de la boxe[7]. Lors du combat, Braddock arborait, sur son pantalon, un trèfle irlandais qui contrastait avec l’étoile de David que portait Baer. L’histoire du boxeur irlandais de nationalité américaine s’extirpant de la pauvreté pour atteindre la gloire, et dont la légende est incarnée par le mythe du « Cinderella Man », est un parallèle évident avec le parcours de McGregor vers la célébrité, car tous les deux incarnent la possibilité de mobilité sociale de la classe ouvrière blanche à travers la dureté physique et mentale. Parce que la figure du « Great White Hope » est toujours construite en relation avec sa contrepartie, cette notion de mobilité sociale éclaire également les dynamiques du racisme anti-Noirs au cours de l’histoire de la boxe.

Le « Brown Bomber »

Jos Louis, surnommé le « Brown Bomber », qui enjambe son adversaire défait Max Schmeling.

Le 22 juin 1937, la légende de la boxe Jos Louis a brutalement défait James « The Cinderella Man » Braddock, mettant ainsi fin à son parcours vers la gloire. Contrairement à Jack Johnson, Jos Louis sera l’un des premiers athlètes afro-américains à se mériter l’adulation du public américain. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le « Brown Bomber » (sobriquet dont il était communément affublé) organisera une série d’évènements promotionnels et de combats pour encourager le recrutement et divertir les troupes. Malgré sa célébrité, Louis connaîtra toutefois d’importants troubles financiers, comme en témoigne une source de l’époque :

In order to further endear himself to the American public (white America), Louis enlisted in the army and fought promotional bouts for various army departments (which were in racially segregated units). His reward for this public show of patriotism was being hounded by the federal government for taxes on these “promotional bouts” that left him emotionally and financially broke[8].

L’héritage de Jos Louis est important à considérer dans le contexte de la tournée promotionnelle du combat opposant Mayweather et McGregor; tout comme le sont les histoires du « Cinderella Man » Jimmy Paddock et du « Great White Hope » Jim Jeffries. Ces récits du passé nous informent sur les structures sociales qui engendrent la charge émotionnelle et sentimentale gravitant autour de la tenue d’un tel événement. Ainsi, bien que le spectacle à la fois homoérotique, masculiniste et toujours traversé par des logiques de classe de l’affrontement entre deux hommes (à moitié nus) dans un ring puisse signifier un grand nombre de choses, quiconque possède une connaissance même superficielle de la boxe se doit de percevoir que l’histoire de ce sport est fermement ancrée dans une dialectique racialisée, voire souvent raciste.

Conclusion

Les bouffonneries anti-Noirs de McGregor à Toronto et lors des autres arrêts de la tournée promotionnelle ont fait les grands titres : à New York, McGregor répondait aux allégations de racisme anti-Noirs par la plaisanterie en affirmant qu’il était noir « en bas du nombril[9] ». Considérant que des hommes noirs ont été lynchés après la victoire de Johnson contre « The Great White Hope » Jim Jeffries – et gardant en tête l’articulation par Fanon du lynchage comme acte de revanche sexuelle[10] -, nous pouvons constater que l’évocation par McGregor de l’excessivité et de la monstruosité du pénis de l’homme noir est particulièrement inconfortable lorsqu’elle s’inscrit dans la logique d’une histoire des tensions raciales dans un sport notamment caractérisé par des meurtres, des lynchages et des violences sexuelles.

L’image d’une foule blanche scandant « Pay your taxes! » n’est également pas sans rappeler les chants incommodants des supporters de Trump qui criaient « Lock her up! » pendant la dernière campagne présidentielle américaine. Aussi, pour nos lecteurs qui ne seraient pas familiers avec le parcours de McGregor, rappelons que le combattant irlandais aurait bénéficié de l’aide sociale jusqu’aux dernières semaines menant à ses débuts dans le sport professionnel. Tous ces faits pris ensemble participent à la création du mythe de l’irlandais travaillant qui accède à une mobilité sociale ascendante, non pas par ses talents athlétiques naturels, mais par le travail et la détermination. Combinées à son attitude arrogante et impétueuse, ces représentations de l’immigrant blanc et de son accession au succès et à la fortune suggèrent que McGregor, comme Trump, bénéficierait d’une structure sociale plus large qui célèbre les hommes blancs qui affichent ouvertement leur richesse, leur sexisme et leur racisme.

Les nombreux drapeaux irlandais qui ont jonché les rues de Toronto le 12 juillet dernier rappellent donc étrangement les casquettes « Make America great Again » qui ont coloré les rassemblements pro-Trump. En effet, le comportement de ceux qui les portaient était largement indissociable : attitude tapageuse, manifestation plus ou moins affirmée de fierté blanche, célébration de la violence raciale et comportement masculiniste caractérisé par un chauvinisme éhonté. Fait important, McGregor – le combattant irlandais – est demeuré largement favori de la foule, même lors des conférences de presse tenues aux États-Unis, face à l’américain Mayweather. Il devient donc pertinent d’appliquer ce que Will Cooley a écrit à propos de l’appui, dans d’autres contextes, à des boxeurs ethniques blancs : principalement, les admirateurs blancs envelopperaient leurs célébrations de fierté blanche dans des drapeaux irlandais pour camoufler leur suprématisme blanc. Ainsi, Donald Trump et Conor McGregor redonnent à leurs partisans quelque chose qu’ils ont l’impression d’avoir perdu – c’est-à-dire la dureté ethnique blanche qui ferait défaut, dans l’ère moderne, à de nombreux hommes blancs « assimilés ». Tous deux ont atteint le succès culturel et financier et sont parvenus à s’élever à un niveau de pouvoir sans précédent en étant perçus comme des représentants organiques et authentiques d’une classe ouvrière blanche qui a rompu les chaines de la modernité.

Analysée dans cette perspective historique, l’élévation de McGregor au rang de prochain « Great White Hope » s’inscrit dans la même conjoncture sociale, à la fois bruyante, fragile et hostile, qui a permis à une starlette de téléréalité vulgaire et insipide de devenir l’homme le plus puissant au monde.

Pour en savoir plus

ADAMS, Char. « Conor McGrego Sparks Outrage for Racist Taunt at Floyd Mayweather Jr.: Dance for me, boy! ». People (12 juillet 2017). [En ligne]http://people.com/sports/conor-mcgregor-floyd-mayweather-racist-dance-boy/.

DAVIS, Scott. “Conor McGregor collected a $235 check one week before becoming a star in his first UFC fight”. Business Insider (12 juillet 2017). [En ligne] http://www.businessinsider.com/conor-mcgregor-welfare-before-first-ufc-fight-2017-7.

FANON, Frantz. Black Skin, White Masks. New York, Grove Press, 1967, 232 p.

FARRINGTON, Neil, Daniel KILVINGTON, John PRICE et Amir SAEED. Race, Racism, and Sports Journalism, New York, Routledge, 2012, 192 p.

HOLLAND, Jesse. “Conor McGregor: I’m Black from the Belly Button Down!”. MMA Mania (17 juillet 2017). [En ligne]https://www.mmamania.com/2017/7/14/15970960/conor-mcgregor-im-half-black-from-waist-down-mayweather-brooklyn.

KIRSHNER, Alex. « Crowd Chants Pay Your Taxes! At Floyd Mayweather during McGregor Press Conference in Toronto ». SB Nation (12 juillet 2017). [En ligne]https://www.sbnation.com/2017/7/12/15962736/mayweather-pay-your-taxes-chant.


[1] Ce texte a d’abord été publié en anglais sur ActiveHistory.ca. C’est avec l’accord de l’autrice et de l’auteur que nous le republions ici dans une version traduite par l’équipe d’HistoireEngagee.ca.

[2] Les images de la conférence de presse sont disponibles en ligne.

[3] Pour plus de contexte, voir Char Adams, « Conor McGregor Sparks Outrage for Racist Taunt at Floyd Mayweather Jr.: Dance for me, boy! »People, 12 juillet 2017, en ligne.

[4] Alex Kirshner, « Crowd Chants Pay Your Taxes! at Floyd Mayweather during McGregor Press Conference in Toronto »SB Nation, 12 juillet 2017, en ligne.

[5] Comme expliqué dans Neil Farrington et al. « Riots and lynching occurred all across the US in the days after the fight. In Little Rock, two blacks were killed by a group of whites after an argument about the fight on a streetcar; in Roanoke, Virginia, six blacks were critically beaten by a white mob; in Norfolk, Virginia, a gang of white sailors injured scores of blacks… in New York City, one black was beaten to death and scores were injured; in Shreveport, Louisiana, three blacks were killed by white assailants. » Neil Farrington, Daniel Kilvington, John Price et Amir Saeed, Race, Racism, and Sports Journalism. New York, Routledge, 2012, p. 73. Plus généralement, voir le chapitre 5 intitulé : « Boxing: Race on the Ropes », p. 69-83.

[6] Plusieurs seront plus familiers avec le personnage interprété par Russel Crowe dans le film Cinderella Man (2005).

[7] Business Insider affirmait, le jour de la conférence de presse de Toronto, que Connor McGregor avait encaissé un chèque de 235 dollars une semaine avant son premier combat dans le UFC. Voir l’article de Scott Davis, « Conor McGregor collected a $235 welfare check one week before becoming a star in his first UFC fight », Business Insider, 12 juillet 2017, en ligne.

[8] Neil Farrington, Daniel Kilvington, John Price et Amir Saeed, Race, Racism, and,,, p. 74.

[9] Voir Jesse Holland, « Conor McGregor: I’m Black from the Belly Button Down! »MMA Mania, 17 juillet 2017, en ligne.

[10] Frantz Fanon, Black Skin, White Masks, New York, Grove Press, 1967, p. 159.