Visions dystopiques d’un monde sans histoire

Publié le 26 avril 2018

Par Patrick Lacroix, Université Bishop’s[1]

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Affiche pour le film Farhenheit 451 de François Truffaut, 1966.

Ce texte a précédemment paru en anglais sur ActiveHistory.ca.

« Je dois reprendre le fil du passé! »[2]

– Montag, Fahrenheit 451 (1966)

Au cours des deux dernières années, l’émergence des fake news et des « faits alternatifs » a soulevé la crainte d’une dérive autoritaire aux États-Unis et ailleurs. La manipulation de la vérité et certaines campagnes visant à discréditer le journalisme de profondeur sont effectivement troublantes, surtout lorsqu’elles se manifestent dans les plus hautes instances politiques. Ainsi, il semble que nous sommes engagés dans une lutte épistémologique où se joue l’avenir de nos principes démocratiques.

D’importants rappels historiques publiés sur le présent site (ici, par exemple) et ailleurs sur le web révèlent que les fausses nouvelles ne sont pas chose aussi récente qu’on pourrait croire. Mais, paradoxalement, c’est dans l’imaginaire de la fiction qu’on trouve les cas les plus éclairants de manipulation des faits et de la vérité.

De grandes figures littéraires ont saisi, il y a plusieurs décennies, l’essentiel de ces questions épistémologiques : la fiction dystopique du vingtième siècle permet de mieux comprendre la pertinence de l’histoire – et la préservation d’un terrain commun de vérité – à nos destinées politiques. Le Meilleur des mondes de Aldous Huxley, 1984 de George Orwell et Fahrenheit 451 de Ray Bradbury méritent une attention particulière en raison de leur traitement de l’histoire. Ces romans permettent de relier l’approche historique de nos dirigeants à la sauvegarde d’une société ouverte, délibérative et démocratique.

La fiction dystopique nous invite à une étude soutenue du passé et assigne aux historiens un rôle politique important. Dans les circonstances actuelles – dans lesquelles les coupures en arts et sciences humaines aux États-Unis semblent annoncer une situation semblable au nord de la frontière – nos compétences historiques semblent aussi utiles qu’elles sont rares.

François Truffaut a saisi les implications historiques de l’univers dystopique dans son adaptation cinématographique de Fahrenheit 451. Ce que Guy Montag déclare, en cherchant à se remémorer le passé (cité en tête de texte) n’apparaît pas dans le roman, mais représente bien l’idée de Bradbury, tout comme celle de 1984 et de Le Meilleur des mondes. Dans chacun de ces romans, la suppression du passé est une condition essentielle à l’établissement d’un régime autoritaire. La corruption de l’histoire comme champ de connaissance et comme discipline ouvre la voie à l’univers dystopique.

Que le totalitarisme ajuste continuellement les faits à ses propres fins est incontestable. Le roman dystopique va plus loin en révélant que de tels régimes doivent effacer le passé. L’histoire pose problème parce qu’elle offre des possibilités, des voies alternatives que les réalités politiques ne peuvent admettre : on peut faire autrement, et peut-être mieux. En effet, lorsque pratiquée de manière honnête et critique, l’histoire mine certains discours concernant un âge d’or hypothétique, ou proclamant une ineffable continuité, qui permettent de justifier l’action de ces régimes.

La déshumanisation n’est pas toujours physique et matérielle : en éliminant le passé – et donc l’identité – d’une personne, on arrive à effacer sa dignité et sa légitimité politique. Ainsi, dans un tel contexte épistémologique, « reprendre le fil du passé » ne peut qu’être un acte révolutionnaire. Si une telle préoccupation historique semble peu audacieuse en 2018, elle est néanmoins essentielle à l’ouverture politique, à la saine gestion des affaires publiques et à un discours public constructif.

En tant que dystopie littéraire, Le Meilleur des mondes confronte la modernité occidentale en soulignant comment un dévouement absolu à la raison, à l’efficacité et à la science peut produire un mépris pour le passé. Ce roman met en scène un gouvernement mondial dont le règne repose sur un conditionnement génétique et béhavioral plutôt que sur l’intimidation. Les noms des personnages révèlent l’orientation technocratique du régime : Polly Trotsky, Benito Hoover ou encore le personnage principal, Bernard Marx. La religion telle que nous la connaissons a été éliminée. Les gens louent plutôt l’inventeur Henry Ford, pour qui l’histoire était d’une inutilité la plus complète.

Dans ce Meilleur des mondes, suite à une période de conflit et de destruction, la société a préféré la stabilité et le bonheur à la liberté. En choisissant un mode de vie axé sur la consommation et le confort matériel, elle a confié au gouvernement un pouvoir quasi illimité. La censure suit, puisque de nouvelles idées risquent de provoquer la déception, puis le désaccord et le désordre. Le passé devient donc dangereux en raison des différents tracés qu’il offre – et s’il ne peut être réécrit facilement, on doit le détruire. Ce nouveau monde a pu s’épanouir suite à « la fermeture des musées, la démolition des monuments historiques […] la suppression de tous les livres publiés après l’année N. F. 150 »[3]. Les dirigeants ont redessiné le peu du passé qui subsistait dans l’esprit de la population de sorte à le rendre repoussant. « Les faits de l’histoire sont, règle générale, déplaisants », apprend-t-on[4].

Le second roman, 1984, rappelle Le Meilleur des mondes à plusieurs égards. Cependant, la scène est bien plus effrayante. Les résidents de l’Océania n’ont pas accès aux simples plaisirs qui leur permettraient d’échapper à leur terrible condition politique. « Big Brother » ne dirige pas par conditionnement, mais grâce aux ficelles de la peur et de la pauvreté.

Or, l’œuvre d’Orwell ne vise pas seulement qu’à nous avertir des dangers de la guerre perpétuelle et du totalitarisme. Le récit se développe autour de la quête du passé de Winston Smith – il cherche à se souvenir du temps de sa jeunesse. L’État a été si affairé à la réécriture de l’histoire, en engageant des gens tels que Smith, que peu de personnes arrivent à imaginer un train de vie différent. Les dirigeants sont peut-être conscients qu’en l’absence d’un totalitarisme épistémologique, les générations à venir trouveront moyen de délégitimer le régime. L’unique parti insiste : « qui contrôle le passé contrôle aussi le futur […] et qui contrôle le présent contrôle aussi le passé »[5].

La destruction du passé dans l’œuvre de Bradbury est quant à elle accompagnée d’une remarquable apathie intellectuelle. Le capitaine de la caserne de Montag présente un récit qui fait écho aux conclusions de l’épistémologiste Neil Postman dans Amusing Ourselves to Death. De nouvelles technologies visant un public général ont réduit l’information à sa plus simple forme. « Au départ, il n’y eut ni loi, ni proclamation, ni censure, non! La technologie, l’exploitation des masses et la pression exercée par les groupes minoritaires ont eu raison de nous! »[6].

La pensée devient dangereuse, puisqu’elle mènerait inévitablement au doute et au débat. Beatty ajoute, « Nous tenons tête à celles et ceux qui souhaitent rendre le peuple malheureux par leurs théories and leurs idées contradictoires »[7]. Le résultat est évident : une société effectivement illettrée, plongée dans toutes sortes de divertissements qui aplanissent l’intellect, et incapable de contribuer aux affaires publiques parce qu’elle ne détient pas les outils mentaux pour le faire. Mais Montag, comme Winston Smith, choisit de regarder vers le passé. L’un de ses complices annonce, « Nous gardons le souvenir du passé. C’est ainsi que nous pourrons éventuellement prévaloir. Un jour, nous nous rappellerons de tant que nous formerons la plus grande pelle mécanique de l’histoire pour creuser la plus grande tombe de tous les temps et enfin ensevelir la guerre »[8]. Avec de tels mots, comment peut-on croire que l’histoire peut être dépolitisée?

En lisant, en questionnant, en tenant un journal personnel, ces personnages commettent un crime. En se tournant vers le passé tel qu’il fut, ils défient la déshumanisation – la destruction des facultés et des potentiels proprement humains – instituée par l’État. C’est d’ailleurs là l’une des visées de l’élimination de l’histoire, que ce soit pour construire un passé entièrement fictif ou pour projeter la supposée permanence du régime actuel.

Cette atteinte à la dignité humaine découle aussi de mesures visant l’élimination d’une identité distincte et historique. Alors qu’il cherche à retrouver – en vain – son passé, Smith se trouve sans ancrage identitaire : « La novlangue, la double-pensée, la mutabilité du passé. Il eut l’impression de naviguer les forêts des profondeurs marines, perdu dans un monde effrayant dont il était le monstre. Il était seul. Le passé était éteint et l’avenir, inimaginable »[9]. Sans l’histoire, Smith « voit les contours de sa vie devenir flous »[10].

Dans chacun de ces scénarios, l’individu n’est que consommateur, serf de l’État, ou les deux à la fois. Il n’y a pas de société civile épanouie, ni de vie culturelle permettant à l’individu d’explorer son rapport au monde. Bernard Marx apprend qu’on a banni tout ce que Shakespeare a écrit « parce que c’est vieux, voilà tout. Nous n’avons rien à faire des vieilles choses »[11]. Le bonheur et le confort ont triomphé sur l’art et la pensée. Peut-être pouvons-nous mieux comprendre en reprenant le cas de Smith, qui acquiert un morceau de corail en verre justement parce que cette pièce n’a pas de fin précise – on l’a conservée pour sa beauté et, pour cette raison, elle rappelle une période antérieure. Cet acte est, encore une fois, révolutionnaire.

Nous sommes peut-être encore bien loin des terribles scénarios des Huxley, Orwell et Bradbury, mais l’accès au passé et la mobilisation du récit historique sont toujours au cœur de notre discours politique.

On nous demande quotidiennement de projeter nos normes et nos valeurs dans le passé, de sorte à justifier ce que nous sommes et ce que nous visons. Cet agenda corrompt l’exercice historique. En réalité, il n’y a pas d’histoire (comme champ de connaissance ou comme discipline) sans changement. Dès que nous reconstituons le passé comme miroir du présent, il perd sa raison d’être. Il nous revient donc de préserver le passé sans se conformer aveuglément aux rituels et aux symboles hérités d’une autre ère. Nous devons tous être Marx, Smith et Montag. Nous devons « reprendre le fil du passé » mais de sorte à représenter ce passé wie es eigentlich gewesen, tel qu’il fut réellement. Ce devoir est d’autant plus urgent que certaines technologies permettent maintenant la réécriture, voire la réinvention complète du passé.

Or, en tant qu’historiens et historiennes, nous pouvons et devons être plus ambitieux.ses et adopter une plus large vision de nos responsabilités publiques. Tout en veillant à l’honnêteté historique dans le discours public, nous devons mobiliser nos compétences et notre savoir pour protéger le terrain commun qui permet des échanges sains, ouverts et factuels.

Les journalistes, les fonctionnaires et les élus ont besoin de nous. Plus que jamais, c’est aussi le cas des élèves, s’ils doivent comprendre le monde qu’ils sont appelés à améliorer. Au vingt-et-unième siècle, nous devons tous êtres historiennes et historiens – c’est-à-dire user de nos compétences historiques au quotidien. En ce sens, nous devons tous être des révolutionnaires en devenir.

Pour en savoir plus

Bradbury, Ray, Fahrenheit 451, New York : Simon & Schuster, 2012, 249 p.

Huxley, Aldous, Brave New World, New York : Harper Perennial, 2006, 288 p.

Orwell, George, 1984, New York : Penguin, 2008, 336 p.


[1] L’auteur enseigne l’histoire à l’Université Bishop’s. Ses articles ont paru dans Histoire sociale/Social History, les Annales canadiennes d’histoire et plusieurs autres revues. On peut le suivre à @querythepast.

[2] « I’ve got to catch up with the remembrance of the past! » Montag, Fahrenheit 451, film réalisé par François Truffaut (1966). Le présent auteur a traduit l’ensemble des citations.

[3] « [T]he closing of museums, the blowing up of historical monuments [. . .] the suppression of all books published before A.F. 150. » Aldous Huxley, Brave New World, New York : Harper Perennial, 2006, p. 51.

[4] « [M]ost historical facts are unpleasant. » Huxley, Brave New World, p. 24.

[5] « Who controls the past [. . .] controls the future: who controls the present controls the past. » George Orwell, 1984, New York : Penguin, 2008, p. 37.

[6] « It didn’t come from the Government down. There was no dictum, no declaration, no censorship, to start with, no! Technology, mass exploitation, and minority pressure carried the trick. » Ray Bradbury, Fahrenheit 451, New York : Simon & Schuster, 2012, p. 55.

[7] « We stand against the small tide of those who want to make everyone unhappy with conflicting theory and thought. » Bradbury, Fahrenheit 451, p. 59.

[8] « We’re remembering. That’s where we’ll win out in the long run. And some day we’ll remember so much that we’ll build the biggest goddam steamshovel in history and dig the biggest grave of all time and shove war in and cover it up. » Bradbury, Fahrenheit 451, p. 156-157.

[9] « Newspeak, doublethink, the mutability of the past. He felt as though he were wandering in the forests of the sea bottom, lost in a monstrous world where he himself was the monster. He was alone. The past was dead, the future was unimaginable. » Orwell, 1984, p. 28.

[10] « [T]he outline of [Smith’s] life lost its sharpness. » Orwell, 1984, p. 34.

[11] « Because it’s old; that’s the chief reason. We haven’t any use for old things here. » Huxley, Brave New World, p. 218-219.