Vue d’aujourd’hui : la chirurgie vers 1900 dans « The Knick »

Publié le 13 février 2017

Par Philip Rieder et Alexandre Wenger, Université de Genève, iEH2 et CineMed[1]

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The Knick (États-Unis, réal. Steven Soderbergh, 2 saisons : 2014/2015).

L’importance que prennent le corps et la santé dans nos sociétés constitue une explication possible à la récurrence de thèmes et de situations médicales dans les productions culturelles contemporaines. La médecine scientifique redéfinit sans cesse les frontières du possible et par conséquent les limites de la vie, suscitant à la fois espoirs et désillusions dans le public. Auteurs de fictions, autobiographes, philosophes, chroniqueurs et cinéastes, entre autres, questionnent le corporel, le biologique voire le biomédical et trouvent régulièrement un public réceptif. Au sein de cette production, les séries de qualité ne sont pas en reste.  L’envolée récente et spectaculaire de Emergency room, Grey’s anatomy, Night Shift, Remedy, Call the Midwife, Masters of Sex, Chicago Med, pour ne citer que les plus connues, démontre que les enjeux médicaux et les questions les plus techniques trouvent aujourd’hui un public jusque sur le canapé familial.

La décision de Cinemax de produire The Knick (États-Unis, réal. Steven Soderbergh, 2 saisons : 2014/2015), une série portant sur un hôpital de New York, n’est donc a priori pas radicalement originale. Son réalisateur, Steven Soderbergh, avait déjà démontré sa capacité à aborder des problématiques médicales, notamment dans Contagion (2011), un film profondément ancré dans la médecine contemporaine et porteur de messages de santé publique clairs. L’originalité du scénario de The Knick réside dans le fait de placer l’action dans les premières années du 20e siècle. Les auteurs du scénario, Michael Begler et Jack Amiel, auparavant connus pour l’écriture de sitcoms comiques, expliquent leur volonté de travailler sur un scénario à la fois médical et historique. Michael Begler rapporte avoir été inspiré par sa propre expérience. Étant malade, il avait essayé des soignants alternatifs avant de se décider pour les médecins allopathes : « j’ai alors commencé à réfléchir à quelles auraient été mes options il y a quelque 100 ans », explique-t-il[2].  Si la période choisie relève du hasard, il s’agit d’un hasard judicieux : en 1900, grâce à leur récente maîtrise de l’asepsie et de l’anesthésie, les chirurgiens avaient réuni les outils leur permettant d’intervenir sur les tissus et les organes intérieurs du corps dans de bonnes conditions. En revanche, ils ne savaient pas encore comment faire : les procédures demandaient encore à être inventées. Il y avait là de nouveaux territoires de la connaissance à conquérir, et une abondante matière pour une série épique sur les progrès de la chirurgie. 

La caméra entraîne le spectateur dans le New York de 1900. Plus précisément dans le service de chirurgie et la salle d’opération (operating theater) d’un hôpital qui a réellement existé, le Knickerbocker Hospital. Organisée autour des exploits et des échecs d’un chirurgien charismatique, John Thackery (Clive Owen), et de son équipe de têtes brûlées, The Knick met en scène les enjeux humains et médicaux générés par les toutes nouvelles interventions chirurgicales de cette époque. Les deux saisons comportent chacune dix épisodes qui entremêlent différents fils narratifs : le Dr Algernon Edwards (André Holland), seul médecin noir de l’équipe, se trouve sans cesse confronté au racisme de ses collègues ; le Dr Everett Gallinger (Eric Johnson) se lance dans de hasardeuses entreprises eugénistes ; l’administrateur Herman Barrow (Jeremy Bobb) rogne les dépenses hospitalières pour son enrichissement propre. De ces multiples fils, il ressort que l’exercice de la médecine – qu’il s’agisse de recherche ou de clinique – n’a rien d’un splendide isolement. Au contraire, les acteurs du progrès sont sans cesse tenaillés entre des intérêts divergents. Et la médecine officielle, sous la façade de la bienséance, s’enracine dans le monde interlope des agents de l’immigration corrompus, des quarantaines sanitaires non respectées, des avortements clandestins et des croque-morts stipendiés pour fournir les cadavres nécessaires à la recherche scientifique.

La série a immédiatement reçu des critiques élogieuses de la part des spécialistes : les journalistes ont cherché des anachronismes, sans grand succès, des médecins consultés ont reconnu la précision avec laquelle les gestes médicaux étaient reproduits et tous ont applaudi la minutie des reconstructions historiques. Les acteurs et le réalisateur ont été couronnés par des distinctions aussi prestigieuses que les Golden Globes, les Primetime Emmy Awards, etc. Très vite, The Knick s’est ménagé une place honorable au panthéon des séries historiques. Face au statut de série-culte que The Knick tend à revêtir, on est en droit de s’interroger sur la nature de l’histoire racontée et de la vision historique qui s’impose si efficacement dans les ménages.

Une première confrontation des données historiques avec la narration déployée au long des deux saisons par The Knick montre que cette dernière propose une sorte d’« arrêt sur image », qui réunit de fait sur deux ans des événements historiques qui se sont déroulés sur une période allant grossièrement de 1880 à 1920. Ce télescopage chronologique a pour effet de dynamiser le rythme en condensant les événements importants dans un laps de temps court. L’opération césarienne qui lance le premier épisode, par exemple, répond à une méthodologie obsolète en 1900, mais son évocation au début de la série permet de mettre en valeur les innovations chirurgicales que John Thackery développera dans les épisodes suivants. La narration se trouve densifiée par le rassemblement d’épisodes étalés dans le temps, comme l’invention de l’anesthésie partielle par injection de cocaïne qui date en réalité de 1885 et la figure historiquement documentée de Typhoïde Mary, active entre 1907 et 1915 – deux éléments intégrés dans le récit et réunis entre 1901 et 1902. Ces accommodements sont légitimes pour une fiction qui donne à voir le vraisemblable plus qu’elle ne doit respecter une chronologie précise. On n’en fera d’autant moins le reproche à la production que le contexte social (l’immigration), les émeutes raciales de l’été 1901 et différents aspects de la vie hospitalière de l’époque sont habilement reconstitués. Une caractéristique de la série consiste en l’attention extrême qui est prêtée à la reconstitution d’événements médicaux, notamment les opérations, mais aussi des objets médicaux et du mobilier hospitalier d’époque. L’ensemble a été documenté avec soin grâce au soutien du médecin et collectionneur Stanley B. Burns qui a servi d’expert médical pour la série. Burns, qui a mis sa collection d’images et d’objets historiques à disposition de la production, aurait même dispensé des cours de suture aux acteurs[3].

La qualité de la documentation historique est indéniable. La série aborde tous les aspects de la vie de l’hôpital comprenant le financement, la pénurie de cadavres pour les dissections, l’effet des crises sociales de l’époque, la compétition pour y faire venir des malades ou encore le rôle joué par des grands philanthropes. Même la scène de l’auto-opération de résection intestinale que réalise Thackery dans l’un des épisodes apparemment parmi les plus incroyables est documentée[4]. Ces qualités sont encore valorisées par la maîtrise technique de Soderbergh qui prend appui sur l’expertise de Burns et sur les photographies d’époque pour proposer une reconstitution visuelle qui appuie la vraisemblance historique. Les plans filmés en lumière naturelle renforcent cette impression. Un exemple particulièrement réussi est la restitution de l’amphithéâtre dans lequel se déroulent la plupart des opérations de la série. La salle est une reproduction fidèle de l’amphithéâtre contemporain du John Hopkins Hospital : la comparaison d’une photo d’époque avec une scène prise de la série est probante. Les plans généraux et les plans rapprochés se succèdent, fixant l’attention du spectateur sur des détails ou des objets qui racontent un pan de l’histoire. Pour la chirurgie, par exemple, les plans serrés sur les mains qui animent des objets, qui tiennent le scalpel et réalisent les incisions placent le spectateur au plus près de l’action sans lui épargner les détails : la caméra suit les mains des médecins qui pratiquent les incisions, montrant le sang qui coule à flots et les gestes parfois désespérés des opérateurs pour mener la procédure à bien. L’ensemble confère à la série un côté gore que revendique crânement Soderbergh lui-même[5].

William Stewart Halsted (1852-1922). Source : Wikimedia Commons.

Pour forger le personnage de Thackery, les auteurs concèdent s’être inspirés des vies de chirurgiens célèbres, tels William Stewart Halsted (1852-1922) ou Franklin Paine Mall (1862 – 1917). Ici encore, la confrontation entre Thackery et Halsted montre à quel point les événements qui émaillent la biographie du premier reprennent avec fidélité ceux qui ont marqué celle du second.  Thackery est l’initiateur des mêmes innovations médicales qu’Halsted : il invente une nouvelle opération pour les hernies inguinales (1890), met au point des anesthésies partielles avec de la cocaïne (1888), inaugure une nouvelle technique de suture pour la résection partielle de l’intestin (1887)[6]. Des traits plus hardis pris de la vie de Halsted sont également intégrés comme la témérité dont il fait preuve, par exemple, en réalisant une transfusion sanguine avec son propre sang sur la personne de sa sœur sans maîtriser les différents types sanguins (1881), témérité dont fait également preuve Thackery en transfusant une jeune fille anémique[7].

Du point de vue formel, les images sont irréprochables : les prises en lumière naturelle contribuent à l’ambiance généralement sombre de la série. Mais les positionnements de caméras et les angles des prises de vues, souvent étonnants et atypiques, dynamisent l’ensemble, déjouent les attentes du spectateur et créent un état de surprise permanent qui semble coller au plus près à l’aventurisme des personnages eux-mêmes. Enfin la musique, violemment anachronique, contribue à cette étrangeté. En somme la série est un succès esthétique et le travail de reconstitution des pratiques médicales exemplaire. À moins d’être allergiques aux effusions de sang, les spectateurs ont toutes les raisons d’être éblouis par leur expérience télévisuelle qui leur apprend nombre d’informations contextuelles et médicales. La qualité de la reconstruction factuelle peut même bénéficier aux historiens de métier qui tendent à négliger les supports visuels et le contexte matériel. La question qui reste en suspens pour l’universitaire est de savoir ce que cette érudition peut nous apprendre sur l’histoire de la médecine au cap du 20e siècle. Le message est nuancé, une période de liberté, de promesses, mais également de déceptions cinglantes.  On ne s’étonnera pas si le spectateur en retire surtout un sentiment de soulagement voulu par Soderbergh lui-même : « I wanted it to feel aggressive. I didn’t want anyone to have any sense of nostalgia for this period. I want people to feel: ‘Thank God, I don’t live in New York in 1900[8].’ »

The Knick, en plus de constituer un spectacle fascinant et esthétiquement très abouti, est une série intelligente et originale. Or la force d’une telle série historique par rapport au discours historiographique fourni par les universitaires, c’est – par l’imposition d’une image – de démocratiser la connaissance du passé. Cette connaissance, néanmoins, reste soumise aux impératifs de l’industrie du divertissement. Son rythme de production est rapide, très rapide, au regard des conditions de production du savoir historique par des historiens de métier, attentifs à la construction d’une échelle chronologique pertinente, soucieux de l’archive originale, et conscients des biais introduits par leur propre point de vue. Il n’empêche que par sa qualité, The Knick s’impose aux historiens comme un objet leur permettant de penser leurs propres spécificités.

Pour en savoir plus

[s. a.]. « ‘The Knick’ creators Jack Amiel and Michael Begler talk research and working with Steven Soderbergh ». Final Draft. [En ligne]http://www.finaldraft.com/discover/videos/final-draft-writer-app-for-the-ipad/the-knick-creators-jack-amiel-and-michael-begler-talk-research-and-working#sthash.UmzXBXkY.dpuf.

DENG, Boer. « How Accurate is The Knick’s Take on Medical History ? ». Slate (8 août 2014). [En ligne]http://www.slate.com/blogs/browbeat/2014/08/08/the_knick_true_story_fact_checking_medical_history_on_the_cinemax_show_from.html.

FISHER, Louis. P., Prem SINCAN et Bénédicte S. FISCHER. « L’habit du chirurgien en salle d’opération : 100 ans d’histoire ». Histoire des sciences médicales, no 32 (1998), p. 353-364.

JONES, Marcus. « Meet the Man Who Makes Sure The Knick is Medically Acurate ». Vulture (14 octobre 2015). [En ligne]http://www.vulture.com/2015/10/the-knick-dr-stanley-burns.html.

MACCALLUM, W. G. William Stewart Halsted, surgeon. Baltimore, The Johns Hopkins press, London, 1930, 241 p.


[1] Vous trouverez, dans la section « Conférences publiques » du site HistoireEngagee.ca, une communication donnée par les auteurs le 13 décembre 2016 à propos de la série The Knick.

[2] Notre traduction. Voir « ‘The Knick’ creators Jack Amiel and Michael Begler talk research and working with Steven Soderbergh », Final Draft, en ligne.

[3] Marcus Jones, « Meet the Man Who Makes Sure The Knick is Medically Acurate », Vulture (14 octobre 2015), en ligne.

[4] Louis. P. Fischer, Prem Sincan et Bénédicte S. Fischer, « L’habit du chirurgien en salle d’opération : 100 ans d’histoire », Histoire des sciences médicales, no 32 (1998), p. 358.

[5] Boer Deng, « How Accurate is The Knick’s Take on Medical History ? », Slate (8 août 2014), en ligne.

[6] Voir à ce propos : W. G. MacCallum, William Stewart Halsted, surgeon, Baltimore, The Johns Hopkins press, London, 1930, 241 p.

[7] Ibid., p. 44.

[8] The Telegraph (15 octobre 2014).