À la mémoire de Jarrett Rudy (1970-2020), ami et collègue

Publié le 7 avril 2020
Magda Fahrni

5 min

Magda Fahrni, Université du Québec à Montréal

(Cette semaine, les historiennes et les historiens partout au Canada pleurent la perte d’une personne et d’un collègue exceptionnel, Jarrett Rudy (McGill), qui est décédé à son domicile à Montréal le 4 avril 2020).

Jarrett et moi avions le même âge, étant tous deux né.e.s à l’automne 1970. Au cours des 20 années où nous nous sommes connu.e.s et avons travaillé ensemble sur divers projets, notre âge commun m’a toujours semblé être quelque chose qui nous liait en tant qu’historien.ne.s : cela nous donnait, je l’ai toujours pensé, une perspective commune pour évaluer le passé et observer le présent. Nous nous sommes appuyé.e.s sur le même bagage de références historiques et culturelles et, comme bien d’autres appartenant à la génération X, nous partagions un certain goût pour l’ironie et une légère suspicion à l’égard des groupes et des récits dominants.

Toutefois, lorsque j’y repense, je me dis que ce confort et cette familiarité entre nous, que je pensais liés à notre âge, relevaient davantage d’une vision du monde partagée. Nous n’étions pas d’accord sur tout, mais nous étions d’accord sur la plupart des choses. Et nous avions en commun, comme nos collègues du Groupe d’histoire de Montréal, une passion pour l’histoire, en particulier l’histoire sociale, et un amour de la ville, en particulier de Montréal. Comme d’autres l’ont fait remarquer, Jarrett était le cœur du Groupe d’histoire de Montréal. C’est lui qui nous a permis de rester sur les rails malgré les petites et les grandes tragédies qui ont frappé nos membres. C’est lui qui nous a permis de garder la motivation durant les longs et sinueux processus de rédaction de demandes de subventions. C’est lui qui ouvrait le champagne (ou le cava) à chaque réunion du groupe afin de célébrer les réalisations de nos membres : livres publiés, thèses soutenues, emplois obtenus, bébés nés.

Dans les hommages qui ont été publiés en ligne depuis que Jarrett nous a quittés, le 4 avril, ses proches et ses collègues ont, à juste titre, souligné son enthousiasme, son exubérance et sa générosité : Jarrett et son épouse bien-aimée Cynthia ont régulièrement ouvert leur maison à des proches, à des voisin.e.s, à des collègues et à des allié.e.s politiques pour des réunions et des célébrations de toutes sortes. Je voudrais cependant insister ici sur deux autres qualités que j’ai toujours admirées chez Jarrett.

La première était sa présence constante. Jarrett était de toutes les occasions. Il assistait régulièrement à des conférences et à des colloques dans les quatre universités de Montréal. Il a été présent à la soutenance de thèse de tou.te.s mes étudiant.e.s, peu importe leur sujet de recherche. Il ne manquait jamais une réunion de la Société historique du Canada ou de l’Institut d’histoire de l’Amérique française. Il a été un pilier de divers événements du Groupe d’histoire de Montréal – « Colloques du Premier mai », « Muffins et méthodologie », « Jeudis d’histoire » – et des repas (parfois douteux) qui ont suivi. Et sa présence était active : il écoutait attentivement, il prenait des notes, il posait des questions et il faisait toujours en sorte que les intervenant.e.s, qu’il s’agisse d’éminent.e.s universitaires de la scène internationale ou de doctorant.e.s commençant leur thèse, se sentent les bienvenu.e.s et apprécié.e.s.

L’autre qualité sur laquelle je voudrais insister est sa lecture attentive. Dans un domaine où l’on s’attend à ce que nous lisions beaucoup, Jarrett lisait profondément. Jarrett et moi avons dirigé une collection de livres ensemble. Lors de nos rencontres régulières avec notre éditeur et ami Jonathan Crago et avec les auteurs et les autrices qui ont contribué à cette collection, j’ai toujours été frappée par le soin et l’attention avec lesquels il avait lu les manuscrits qui nous étaient soumis. De plus, il était un lecteur reconnaissant et généreux : Jarrett envoyait régulièrement des courriels à ses collègues pour leur dire combien il avait apprécié leur nouvel article ou leur nouveau livre, et pour leur mentionner plus précisément ce qui avait piqué sa curiosité.

Jarrett aimait tous les moyens de communication : courriels, Facebook, Twitter… Mais il aimait surtout le téléphone. Cela va me manquer de ne plus pouvoir répondre au téléphone, que ce soit à la maison ou au bureau, et d’entendre sa salutation enthousiaste et exclamative : « Magda! ». L’ironie – et la tragédie – du départ de Jarrett ne nous a pas échappé : la personne au plus grand cœur que nous connaissions a finalement été trahie par ce même cœur. Comme tous ceux et toutes celles qui ont connu Jarrett, il me manquera terriblement.


*La version originale de ce texte, en anglais, a été publiée le 6 avril 2020 sur ActiveHistory.ca : http://activehistory.ca/2020/04/in-memory-of-jarrett-rudy-1970-2020-friend-and-colleague/*